« Je dois être en paix avec mon passé avant de pouvoir avancer résolument vers l’avenir » - Josephine Kamara (Sierra Leone) 1/2

Josephine Kamara, originaire de la Sierra Leone, est une défenseuse des filles, une militante écologiste et une spécialiste en communication.

Dans notre conversation, elle partage avec nous comment elle a résisté la violence basée sur le genre quand elle était petite et a fondé son espoir dans l’éducation, et comment ses expériences ont alimenté la résistance qu’elle continue aujourd’hui à Purposeful (Partie 2). 

Josephine a été interviewée par Aissatou Bah à la fin de l’année 2019, dans le cadre d'un projet mondial documentant la résistance des filles. La conversation a été éditée dans cette interview en deux parties par Nadia Ahidjo pour notre série #GirlsResistWA. Vous pouvez trouver plus d'informations sur la série ici.

Avertissement: Cette conversation contient des mentions de violence et d’abus qui pourraient choquer celles qui nous lisent. Veuillez prendre un moment pour décider si vous souhaitez continuer la lecture. Si vous continuez, nous vous encourageons à vous concentrer sur votre bien-être et d’arrêter la lecture à tout moment, selon vos besoins.

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Alors, parle-moi un peu de toi. Quelle petite fille étais-tu ?

Je pense que j’aime me considérer comme une enfant enjouée. Mais en réalité, j’étais une petite fille docile, je ne peux pas dire que j’ai aimé mon enfance. Lorsque j’étais jeune, j’ai été constamment abusée par mon oncle. Et je ne pouvais pas en parler, parce que ma maman et ma grand-mère ne m’auraient jamais crue. C’était le copain de ma tante. C’était un monsieur respectable qui nous apportait de la nourriture - c’était important en ce moment là, juste après la guerre en Sierra Leone, et nombreuses étaient les familles qui ne s’en sortaient pas. Et il me disait que si j’en parlais, personne ne me croirait. Et je me suis dit : « Eh bien, je suppose qu’il a raison alors, personne ne me croira ». 

Quel âge avais-tu lorsque cela a commencé ?

J’avais environ huit ans, et ça a duré très longtemps. Pendant de nombreuses années, j'ai grandi en me détestant. Je me reprochais ce qui était arrivé parce que je n’ai pas pu l’arrêter. Et je viens d’une famille qui ne croit jamais les filles. Elle croit toujours en la parole des garçons et des hommes. J’étais la seule fille de ma famille. La plupart du temps, lorsque l’on dit que tu est la seule fille, les gens pensent « oh, tu es la princesse ». En réalité, lorsque tu es la seule fille, tu t’occupes de toutes les tâches ménagères. Après l’école, il faut aller au marché et aider ta maman. Pendant que les garçons jouaient, je cuisinais ou j’aidais ma mère au marché. J’avais vraiment besoin d’excuses pour sortir, parce qu’à chaque fois que je restais à la maison après l’école, mon cauchemar s’appelait, M. Mohamed. J’étais donc toujours heureuse de faire des activités extrascolaires. Je me suis inscrite à toutes les activités à l’école.

Nous t’avons demandé d’apporter un souvenir de ton enfance, et tu as pris un cahier de devoirs. Pourquoi ça ?

C’était mon livre de maths, celui que j’utilisais lorsque j’étais en 4e. Cela me rappelle qu’on a également abusé de moi quand j’avais 15 ans. Tu sais, je voulais intégrer la filière scientifique, mais je rencontrais des difficultés en maths, pas parce que je suis bête – je suis une femme très intelligente, soit dit en passant. J’ai étudié dans l’une des meilleures écoles de filles de Sierra Leone, et il y avait donc une forte compétition. J’excellais dans toutes les matières à l’exception des maths, parce qu’il faut suffisamment de temps pour étudier les maths. Mais moi, le matin, j'allais à l'école à pied la plupart du temps et après l'école, je rentrais à la maison, je mangeais et ensuite j'allais au marché pour vendre. Après cela, je rentrais à la maison, j'étais un peu fatiguée et je ne pouvais pas étudier avant de me lever de nouveau le matin pour aller à l'école.

Donc un jour ma maman m’a présenté M. Saliou, qui devait être mon encadreur en maths. Ma mère n’avait pas les moyens de payer les leçons, qui étaient censées être gratuites. Elle lui donnait du gâteau en échange, des choses qu’elle préparait et que je l’aidais à vendre. Un jour, il m’a demandé de venir chez lui pour les cours, j’étais assise au salon, mon livre de maths en main et il était dans sa chambre. Je me demandais pourquoi il était toujours dans sa chambre et quand il allait en sortir pour que nous puissions commencer à travailler. Puis il m’a dit de venir dans sa chambre. Je ne pensais pas qu’il se passerait quoi que ce soit quand je suis entrée. Lorsque j’étais dans sa chambre, il a dit : « J’essaie de t’aider, tu vois, ta mère ne peut pas payer les cours de maths, je te donne des cours gratuits. Si tu veux t’améliorer dans cette matière, tu dois venir me voir plus souvent. » 

Pendant qu’il disait ça, il me touchait de manière inappropriée. Il me touchait et j’avais peur. Je ne savais pas comment gérer la situation. Il a commencé à me toucher, puis il m’a prise de force et m’a pénétrée.  J’avais peur de rentrer et d’en parler à ma mère surtout quand on allait me demander « Qu’est-ce que tu faisais chez lui ? », « Pourquoi tu n’as-tu pas crié ? Pourquoi tu ne t’es pas enfuie ? ». Ma mère me reprochait toujours ce qui arrivait, elle allait être très frustrée de voir qu’elle avait enfin pu trouver quelqu’un pour me donner des cours, pour m’aider et que j’avais tout gâché. J’ai donc gardé le silence et je n’en ai jamais parlé. 

Je suis vraiment navrée que cela te soit arrivé, Josephine…

En grandissant, j’ai continué à prendre des cours avec lui et il profitait toujours de la situation. À 16 ans, j’ai fini par tomber enceinte. Lorsque je l’ai dit à Saliou, il m’a chassée de chez lui. C’était ma première grossesse et j’ai vu mon avenir s’écrouler devant moi. Je suis la seule fille de ma famille à vouloir faire des études. Je suis la seule de toute ma famille avec un diplôme d’études supérieures, pas uniquement la seule femme, je suis la seule personne.

J’ai vu l’espoir et la confiance que mes proches plaçaient en moi. J’ai vu la souffrance de ma mère et de ma grand-mère. Ma grand-mère s’est mariée à 16 ans et ma mère n’avait même pas 18 ans lorsqu’elle a eu son premier enfant. C’est ce qui lui fait quitter les bancs de l’école. Et maintenant, à 16 ans, je répétais ce cycle. Je me suis dit que ça serait la fin de mon avenir, que je ne voulais pas de cet enfant. Ce que je voulais c’était poursuivre ma scolarité. 

J’ai vu l’espoir et la confiance que mes proches plaçaient en moi. J’ai vu la souffrance de ma mère et de ma grand-mère.

Alors, qu’as-tu fait ?

J’ai d’abord tenté de m’en occuper toute seule. J’ai essayé ce dont j’avais entendu parler, comme presser un citron vert sur une lame et boire le jus. Cela n’a pas fonctionné. J’ai même avalé un paquet de comprimés contre la malaria car j’ai lu sur la boîte que c’était contre-indiqué pour les femmes enceintes. J’ai cru que ça allait tuer le bébé.  Je voulais également mettre fin à mes jours. Je me trouvais décevante, tout ça à cause de ce qu’un homme m’avait fait subir. Dieu merci, j’ai survécu, mais je n’ai pas réussi à mettre un terme à ma grossesse. 

J’ai donc appelé mon amie Jane, elle vit maintenant au Ghana. Jane m’a emmenée à l’hôpital, nous y avons rencontré un docteur mais il a commencé à me toucher de manière inappropriée. Je suis donc partie ailleurs, quelque part sur Goderich Street, un lieu qui ressemblait à une boucherie. C’est un endroit où les filles qui ne veulent pas d’une grossesse vont se faire avorter. L’avortement est illégale dans ce pays, donc on parle ici d’avortements non médicalisés. Mon expérience était juste horrible. J’ai saigné toute une semaine après ça. Il n’y avait nulle part où aller donc j’ai supporté. Personne ne s’est douté de rien à la maison. 

Cela a dû être très traumatisant. Et pourtant tu as gardé le livre de maths. Pourquoi ça ?

J’ai gardé mon livre de maths pour me souvenir de mon passé et de tout ce que j’ai traversé. Je crois que je dois être en paix avec mon passé avant de pouvoir avancer résolument vers l’avenir. Ça me rappelle également qui je suis, en tant que femme africaine ayant grandi en Sierra-Leone, cela me fait également prendre conscience de toutes les filles qui traversent peut-être une épreuve similaire et qu’il faut que j’agisse pour y mettre fin. Cela définit réellement qui je suis ainsi que mon féminisme.

En tant que féministe, la plupart des causes pour lesquelles je me bats désormais, me tiennent à cœur. Lorsque je dis qu’une jeune fille enceinte mérite d’avoir le droit d’aller à l’école, et le droit de devenir mère par choix et non par accident, ou qu’elle devrait avoir la possibilité de se faire avorter en toute sécurité. Ce sont des choses qui me tiennent à cœur parce que je les ai vécues.

Après nous avoir parlé de ces moments douloureux de son passé, nous continuons notre conversation avec Joséphine dans la seconde partie et nous parlons ici de comment elle a construit sa résistance et le militantisme qui continue aujourd’hui. Cliquez ici pour lire cette prochaine partie.