« Pour moi, la résistance c'est de ne pas succomber à la tentation du conformisme » – Adam Dicko (Mali) – 2/3

Notre conversation avec Adam Dicko continue. Après nous avoir parlé de comment le décès de sa meilleure amie a influencé sa décision de participer au Mouvement d'Action pour la Jeunesse ou MAJ dans la première partie, nous discutons maintenant de l’importance de la solidarité et de partager l’information sur la santé sexuelle et reproductive.  

Adam a été interviewée par Françoise Moudouthe fin 2019 dans le cadre d'un projet mondial documentant la résistance des filles. La conversation a été éditée dans cette interview en trois parties par Nana Bruce-Amanquah et Edwige Dro pour notre série #GirlsResistWA. Vous pouvez trouver plus d'informations sur la série ici.

Avertissement: cette conversation contient des mentions de violence et d’abus qui pourraient choquer celles qui nous lisent. Veuillez prendre un moment pour décider si vous souhaitez continuer la lecture. Si vous continuez, nous vous encourageons à vous concentrer sur votre bien-être et d’arrêter la lecture à tout moment, selon vos besoins.

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Je voudrais parler de comment tu as grandi, pour mieux comprendre comment tu es devenue cette fille si engagée. Parle-moi de l’endroit que tu considères comme « chez toi » à cette époque-là et maintenant. 

Je suis née à Bamako. J'y ai grandi avec mes parents, et j'y vis maintenant. L'endroit que je considère comme "chez moi", c'est notre village à Douentza, au centre du Mali. C'est vrai que je n'y ai été que deux fois, mais c'est l'endroit que je considère comme chez moi.

Et pourquoi là-bas c'est chez toi alors que tu y as passé si peu de temps ?

Parce que là-bas je me sens plus à l'aise. Je me sens vraiment chez moi. Les gens n'ont pas de problème. Tout le monde est content. La joie de vivre et la chaleur humaine y sont palpables. Les gens vivent avec peu de moyens mais ils sont joyeux. Ils n'ont pas besoin de beaucoup pour être heureux. C'est différent de Bamako, où tout est devenu capitaliste. Mais là-bas, je sens la chaleur humaine, et je m'y sens vraiment à l'aise là-bas.

À part ta meilleure amie, quelles sont les personnes les plus importantes de ta vie d’adolescente ? Et quelles sont tes relations avec ces personnes ?

Depuis le décès de mon amie, j'ai eu des copines et camarades, mais plus de meilleure amie. Les personnes les plus importantes dans ma vie c'est ma mère et mon père. Ils m'ont toujours soutenue. Ils ont toujours été là, surtout pendant la période où j'ai perdu ma meilleure amie. À ce moment-là, ce n'était pas facile avec certains membres de la famille, mais ils m'ont aidée à déculpabiliser. J'ai une relation particulière avec mon père. En plus d'être mon père, il est mon meilleur ami et mon conseiller.  Je le conseille aussi. Il me soutient dans mes combats. Aujourd'hui il empêche les parents de la communauté d'envoyer leurs enfants en mariage forcé. Il les conseille de laisser leurs filles aller à l'école. J'ai gardé des relations particulières avec ma mère, même si je garde aussi des relations spéciales avec mon père. 

Du côté des personnes qui étaient des forces négatives pendant ton adolescence, tu en avais autour de toi ?

Plein plein ! Il y avait beaucoup plus de personnes négatives autour de moi que de personnes positives. Les adultes du quartier n'aimaient pas voir une jeune fille parler de questions de sexualité et être militante dans une association, passer à la télévision, et fréquenter des garçons pour leur parler de préservatifs. Plusieurs de ces adultes sont allés voir mes parents leur disant que j'étais effrontée, impolie, et que je m'assieds avec les garçons dans la rue pour leur parler de préservatifs. Ce n’était pas normal et acceptable pour eux. Certains de ces parents refusaient de répondre à mes salutations, ou interdisaient à leurs enfants de marcher avec moi. Certains me reprochaient de n'avoir pas accepté de me marier, et de continuer mes études. Ils me prenaient pour une effrontée. Leur souhait était d'entendre que j'avais eu une grossesse non désirée.

Cette opposition a été une force positive pour moi. J'ai eu envie de leur montrer qu'ils avaient eu tort de ne pas me soutenir. Avec le temps, ça a été le cas. Certains ont reconnu qu'ils n'ont pas pu me freiner, et que je les ai surpris. Nous sommes dans une société où c'est anormal de voir une petite fille qui en plus de l'école, parle des questions de sexualité, fait des réunions, fait des formations, est active dans une association, passe à la radio et à la télévision. Mais pour moi, c'était une passion, et un devoir de mémoire. 

Quel sens donnais-tu à ta rébellion ? Avais-tu un objectif dans la vie que tu voulais atteindre, à cette époque ? 

Tout ce que je voulais, c'était de donner des informations partout au sujet de la santé sexuelle et reproductive car le manque d’information peut être fatal. Je me disais que ma meilleure amie était décédée, et que si je devais vivre, ce serait pour défendre sa mémoire, ce serait pour me battre pour que le maximum de jeunes filles ne puisse pas finir comme elle. C'est pourquoi j'étais à fond dans ce mouvement, et jusqu'à présent ça continue. Je me dis que quelque part il y'a une jeune fille qui a besoin d'une information pour ne pas commettre l'irréparable.

A chaque fois que j'allais à une causerie ou à la radio, j'avais une satisfaction morale, en me disant que quelque part, j'avais sauvé la vie de quelqu'un. C'est ce qui me motive. Mon objectif est de donner l'information à tous les niveaux, pour sauver la vie de quelqu'un. 

Comment tu définis la résistance ? Qu'est-ce que ça veut dire pour toi ?

Pour moi, la résistance c'est de ne pas succomber à la tentation du conformisme. Cette tentation du conformisme est très forte dans notre société et dans ma jeunesse, je n’ai pas vu des exemples de résistance inspirants autour de moi ou dans le monde. Par exemple, pour les questions de mariage, nous sommes dans une société où tout le monde autour de toi se marie. A partir de dix-sept ans, quand tu dis bonjour à quelqu'un, la réponse c'est « quand est-ce que tu vas te marier ? ». La tentation est très grande. Les hommes autour de toi ne voient en toi qu'une femme. Non pas que quelqu'un qui peut contribuer au développement de la communauté, mais quelqu'un qu'on doit épouser, ou draguer. Il faut refuser la tentation et se fixer des objectifs. La résistance pour moi c'est être focus sur ton objectif et anti conformiste 

Est-ce que tu te souviens de ce qui était ton premier acte de résistance ?

Quand j’avais 18 ans, on avait voulu faire l'excision de ma petite sœur, la benjamine. Son excision devait avoir lieu très tôt le matin. Le soir de la veille, vers 18 heures, je me suis enfuie avec elle. Je n'ai pas eu la chance d'y échapper, et je ne voulais pas que ma sœur le soit. A l'époque on ne m'a pas écoutée, je n'avais pas de pouvoir pour changer une décision familiale. Le soir à 18 heures je me suis enfuie avec elle. Je l'ai emmené dans mon école. J’ai demandé au gardien si nous pouvions rester là. Je l'ai supplié et nous sommes restées à l'école toute la nuit jusqu'au matin. Le matin quand le proviseur est arrivé je lui ai expliqué la situation, il m'a demandé si je n'avais pas une tante ou un oncle compréhensif. Il nous a accompagné chez notre tante, et a demandé à ma tante de parler à mon père pour qu'il renonce à cette excision. Mes parents nous avaient cherché partout et ils étaient inquiets. Ma tante a appelé mon père pour lui dire que nous étions chez elle. Elle leur a dit que si mon père ne renonçait pas à sa décision, nous resterions chez elle. Nous y sommes restées deux jours. Ensuite mon père est venu nous chercher. Ma sœur n'a pas été excisée. Il y avait d'autres cousines et nièces qui vivaient chez nous, qui ne l'ont pas été non plus.

A cette période, est-ce que tu as ressenti la peur ? De quoi avais-tu peur ?

J'avais peur. Pendant ma première résistance, je ne savais pas où aller, je n'avais pas de plan prémédité. Je savais seulement ce que je voulais. Je n'avais pas de moyen, pas de soutien. J'avais aussi peur de la réaction de mon père. Mais je faisais quand-même. 

Y avait-il à côté de tes alliés et de tes opposants, des personnes proches de vous qui n'avaient pas d'avis, qui ne disaient rien ? Que pensais-tu de ces gens ?

J'en voulais plus aux personnes indifférentes qu'à celles qui étaient contre moi. Je leur en voulais plus que leur silence et leur inaction. Ils voyaient des situations d'injustice et ils ne réagissaient pas. Ils sont beaucoup plus lourds à porter que ceux qui te combattent. Tu ne peux pas les utiliser comme alliés car ils sont silencieux. Leur silence et leur inaction font beaucoup plus mal que l’opposition. 

De quoi aurais-tu eu besoin pour rendre ta résistance plus efficace et moins difficile ?

J'aurais eu besoin d'une organisation ou des personnes dans la communauté qui pouvaient m'écouter et me soutenir. Certains jours j'avais besoin de 250 francs pour prendre le bus et je ne savais pas à qui le demander. Il manque souvent une instance de soutien pas forcément financier pour les jeunes filles. Le proviseur de mon école m'a beaucoup soutenue, pas financièrement mais il me prenait avec sa moto et m'accompagnait aux réunions. Il était souvent obligé de me ramener chez mes parents le soir à la sortie des réunions, pour éviter que mes parents ne me punissent. S'il devait le faire avec 10 ou 20 filles, ça aurait été impossible. On a souvent besoin d'un mentor ou d'un coach pour nous donner des conseils mais pas l’orientation. Je savais que si tout allait mal, je pouvais aller voir le proviseur et discuter avec lui. Il me comprenait et ne me jugeait pas. Quand tu es adolescent.e, on dit que tu n’as jamais raison. 

Qu'est-ce que la solidarité veut dire ? Et comment est-ce qu'elle s'est manifestée pour toi dans ta vie au moment de ton adolescence autour de ta résistance ? 

La solidarité pour moi c'est l'entraide. Je me dis que pour que quelqu'un puisse accomplir une action dans la vie, il a besoin des autres. C'est cette solidarité qui donne un sens à ton combat. Si tu mènes un combat et que tu n'as que des opposants autour de toi, tu abandonneras. C'est la solidarité qui te donne, qui constitue une raison de continuer, d'aller de l'avant. Pour moi la solidarité, cette entraide c'est la base. Grâce à la solidarité de mon proviseur et celle de mes parents, j'ai pu continuer sinon j'allais abandonner.

Quand je prenais ma petite sœur pour partir de la maison, je savais que quelle que soit la situation ma mère allait comprendre mon geste. Si je n'avais le soutien de personne dans la famille, jamais je n'aurais osé. Quand je suis allée dormir avec ma petite sœur au lycée, je savais que lorsque le proviseur arriverait le matin, je lui expliquerais et il comprendrait. C'est de cette solidarité dont on a besoin pour continuer le combat. Malheureusement, plusieurs jeunes filles n'ont aucune oreille attentive et sont obligées d'abandonner. On les écoute dans un esprit de les juger.

Ce qui est intéressant dans ce que tu dis au sujet de la solidarité, c'est que tu as reçu beaucoup de soutien de femmes plus âgées : ta mère et ta tante. Est-ce que tu trouves que cette solidarité intergénérationnelle entre femmes a une valeur différente ? Quand elle n'existe pas, est-ce que le combat est plus difficile ?

Oui, carrément, la solidarité intergénérationnelle est importante. Ce sont des personnes plus expérimentées que toi, qui te comprennent bien parce qu'elles sont passées par là. Elles étaient jeunes. Elles sont importantes en plus parce que ce sont des personnes qui savent mettre en confiance. C'est différent des personnes qui ont le même âge que toi, et de qui tu n'as pas grand-chose à attendre. Quand la personne a le même âge que toi, quand elle te donne son avis, tu écoutes mais tu te dis que tu n'es pas obligé d’appliquer parce que la personne peut-être n'en sait pas beaucoup plus que toi. On écoute toutefois les personnes plus âgées comme des sages. 

Comment ta résistance a évolué en quelque chose de plus durable alors qu’il y avait plusieurs personnes, même plus âgées, qui n’étaient pas d’accord avec ton activisme ? 

J'ai commencé à m'attaquer aux sources de ma peur : la réaction de mes parents, la réaction de mes camarades de classe, et la réaction de la société. Je devais leur résister.  Je m'étais donné comme objectif de changer d’abord les comportements chez moi avant de changer les comportements des autres. J'ai donc commencé la sensibilisation chez nous. Il fallait que je sois un exemple, et que ma famille aussi soit un exemple. J'ai beaucoup utilisé les services de ma mère. Chaque information que j'avais, chaque formation dont je bénéficiais, je dupliquais la même chose à la maison avec ma mère. Petit à petit je suis arrivée à changer sa vision des choses sur les questions de mariage précoce, l'étude des filles, etc. 

Avec mon père c'était plus difficile. Chaque jour il y avait au moins deux personnes qui lui disaient qu'elles m'avaient entendu à la radio ou à la télé. Il rentrait souvent énervé le soir. Ma mère et moi nous l'avons progressivement convaincu. Au fur et à mesure, il a compris et il est devenu mon véritable allié. Imaginez-vous que je corrigeais mes discours avec lui ? Il est aussi devenu un pair éducateur. Il informe les autres sur les méfaits de l'excision des filles et du le mariage précoce. Il sensibilise les autres parents afin que leurs filles restent à l’école et continuent leurs études. Il y a deux semaines, il y a quelqu'un qui voulait marier sa fille dans le quartier. Elle est venue chez nous pour en parler avec son père, et mon père est allé voir son père pour le convaincre de la laisser continuer ses études. 

Le fait de voir ta mère et ton père à ce point transformés, comment est-ce que tu le ressens personnellement ? 

Ma plus grande fierté, ma plus grande réalisation, c'est ce changement que j'ai pu apporter dans notre famille. Je vois aujourd'hui que c'est ma mère qui conseille les autres mères, que c’est mon père qui se déplace pour dire de ne pas exciser une fille, ou de ne pas la marier précocement ou de force. C'est ma plus grande fierté, c'est un sentiment que je ne peux même pas exprimer.

Dans la troisième partie, Adam parle avec nous de l’impact de sa résistance sur les autres…et sur elle-même. Cliquez ici pour cette prochaine partie!