« Ma résistance était le fruit de mes questionnements » - Emma Onekekou (Burkina Faso / Côte d’Ivoire) - 2/4

On approfondit notre conversation avec Emma Onekekou, militante féministe et bloggeuse originaire du Burkina Faso & de la Côte d’Ivoire. Après nous avoir parlé de son enfance et des doutes qui ont suscité qu’elle se pose des questions sur sa vie à l'âge de 17 dans la Partie 1, Emma nous parle maintenant de comment ces questionnements ont abouti à une résistance totale.

Emma a été interviewée par Françoise Moudouthe à la fin de l’année 2019, dans le cadre d'un projet mondial documentant la résistance des filles. La conversation a également été éditée dans cette interview en quatre parties par Françoise. Vous pouvez en savoir plus sur cette série ici. 

Avertissement: cette conversation contient des mentions de violence et d’abus qui pourraient choquer celles qui nous lisent. Veuillez prendre un moment pour décider si vous souhaitez continuer la lecture. Si vous continuez, nous vous encourageons à vous concentrer sur votre bien-être et d’arrêter la lecture à tout moment, selon vos besoins.

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Dans la première partie de notre entretien, tu as planté le décor de ton adolescence, et tu m’as confié tes expériences et tes questionnements. Je souhaiterais maintenant qu’on parle de comment, en tant que fille, tu as fait preuve de résistance face à l’ordre établi. Parle-moi de ton tout premier acte de résistance – ou un des tout premiers.

Attends, je plonge dans mes souvenirs… Ah oui. J’étais toute petite, j’étais en CM1 et on préparait une dictée à propos d’une image. Sur l'image, il y avait un homme qui revenait du champ avec ses trois femmes derrière lui. Le texte disait « ils » pour parler des trois personnages, mais moi j’étais certaine que ça aurait dû être « elles », puisqu’il y avait plusieurs femmes et un seul homme. Je n'avais pas encore conscience de cette inégalité même dans la langue française. 

J’ai dit à mon maître : « Monsieur, là, je pense que ce n'est pas normal qu'on mette ‘ils’. » J’étais choquée par sa réponse : le masculin domine toujours sur le féminin ; même si c’était un nouveau-né garçon avec dix femmes, ce serait quand même « ils ». Je me suis entêtée, je lui ai dit que ce n’était pas normal et pas logique. On a débattu un peu, mais ça n’allait rien changer. Mais ça reste mon premier souvenir de résistance.

Et il n’y a pas de petite résistance ! Si on revient à la période de tes 17 ans : tu as dit que c’était une période de doute, mais est-ce que c’était aussi une période de résistance ?

Oui, parce que quand je posais les questions, je posais aussi les actes qui allaient avec. Je posais des questions, et quand je n'étais pas satisfaite des réponses ou des silences, je posais les actes qui allaient me permettre de comprendre par moi-même. Comme ça, c’est sûr, je trouverais des réponses. Quand j’ai mis en doute la religion, j’ai changé de religion. Quand j'ai mis en doute la sexualité, je pratiquais la sexualité. Quand j'ai mis en doute le fait qu'une fille devait rester à la maison, j’ai commencé à sortir. 

En fait, ma résistance était le fruit de mes questionnements.  J'avais besoin de réponses. Au lieu de m’en donner, le système religieux et familial dans lequel j’étais ne me donnait que des grands principes : « Fais ceci, c'est ce qui est juste. Fais cela, c'est ce qui est bon. Tu n'as pas besoin de réfléchir. » Ça ne me suffisait pas qu’on me dise « le feu ça brûle, donc ne t’approche pas du feu ». Je me disais plutôt « je vais aller près du feu, comme ça je saurai jusqu’à quel degré je serai brulée ». Je voulais faire mes propres expériences et comprendre par moi-même ce qu’il en était vraiment. Tu comprends ?

Oui, je crois que je comprends. Mais je me demande… Tu voulais des réponses à quelles questions exactement ?

Il y avait les questions sur ce que disait la religion ; je trouvais que ses enseignements étaient pleins de contradictions. Par exemple : pourquoi on nous dit que les traditions africaines sont mauvaises parce qu’elles adorent des statues, mais on se met à genoux devant les représentations de Dieu et des Saints ?

Et aussi, j’avais plein de questions sur les inégalités que j’observais entre comment on me traitait en tant que fille, par rapport aux garçons. Pourquoi je ne devais pas m'habiller comme ça, et pas eux? Pourquoi je devais rester à la maison pendant qu’ils sortaient faire la fête ?

J'ai voulu faire mes propres expériences. Dans ma famille, j’ai été la seule à sortir de la norme, je crois que c'est pour ça que ça a beaucoup bouleversé ma famille. Et j'ai subi les conséquences qui allaient avec. Ma famille n’a pas compris, et elle a réagi de façon vraiment brutale. C’était d’une violence… Je ne peux pas tout dire publiquement, mais c’était violent. Violences physiques et psychologiques. 

Et quel est le plus grand acte de résistance que tu as posé dans ton adolescence, en continuation de tous ces questionnements ?

Dans cette période d’adolescence, mon plus grand acte de résistance a été de changer de religion. Passer de l’Eglise catholique à l’Eglise évangélique. Ça peut sembler minime, mais pour moi, c’était énorme.

Explique-moi pourquoi c’est tellement significatif, comme acte.

Déjà, parce que je sortais du cadre. L’église catholique c’était le socle, le pivot de ma vie familiale. Ça a rythmé toute mon enfance : le dimanche c’est la messe, le mercredi c’est la catéchèse, le samedi c’est le scoutisme. Toutes les activités, mais aussi beaucoup de vocations dans la famille : on a un prêtre, une religieuse, dans la famille, d’ailleurs on m’encourageait à devenir religieuse aussi. Bref, la religion catholique, c’est la base, et si tu veux faire partie de la famille, c’est aussi la clé de la porte d’entrée. 

La deuxième raison c’est que c’est la révolte qui a permis toutes celles qui ont suivi. D’une part parce que ça m’a ouvert les yeux sur plein de choses, comme les inégalités entre les femmes et les hommes, le fait que le mariage n’est pas obligatoire, tout ça. Mais aussi parce que j’en ai tellement bavé que j’ai su que si je pouvais endurer la violence de la réaction à cet acte-là, les autres réactions seraient gérables aussi. Donc je me suis autorisée à poser toutes les questions, à m’ouvrir, et à m’accepter comme j’étais. Je n’avais plus peur des conséquences. 

Tu as choisi de m'envoyer la photo des cauris. Pourquoi ce choix et qu'est-ce que ça représente ? 

Les cauris, c'est une façon pour moi de représenter ma spiritualité africaine. Après, je sais que la spiritualité africaine est plus grande, elle est plus profonde. Donc, je trouve que les cauris, ce sont des éléments de la spiritualité qui passent dans notre vie de tous les jours, et qui sont facilement accessibles. Le cauri est venu avec mon militantisme parce que c'est quand j'ai commencé vraiment à m'impliquer dans la lutte féministe que j'ai commencé à m'intéresser encore plus à mon africanité. Le cauri aussi, c'est un moyen de communication. On dit qu'on est lit avec les cauris, on communique avec les esprits. C'est une façon pour moi de rester attachée à mes ancêtres. J'adore vraiment les cauris. 

Tu peux me donner un exemple concret de ce que tu faisais différemment, une fois libérée de ces cadres ?

Un truc tout simple, c’est mon habillement. Toute ma vie, on m’a dit : « Une femme ne doit pas montrer son corps. Elle doit rester sobre et discrète. » J’ai dit non, et j’ai commencé à porter ce que je voulais – ou plutôt ce que les autres ne voulaient pas que je porte. Je portais des tenues très sexy, mes coiffures étaient extravagantes. Tout le monde critiquait mon habillement, chaque jour on me critiquait. 

Mais c’était ma façon à moi de ne plus chercher à être parfaite. Je ne voulais plus être parfaite, je voulais juste être moi. Je disais tout le temps : « C'est mon corps, c'est ma vie, c’est mon choix. Je fais ce que je veux. »

Je me suis autorisée à poser toutes les questions, à m’ouvrir, et à m’accepter comme j’étais. Je n’avais plus peur des conséquences. 

Et tu as tenu, malgré les critiques, malgré la violence. Qu’est-ce qui t’a permis de tenir ?

Oui, j'ai tenu !  C'est ce qui fait qu'aujourd'hui, on ne me dit plus rien (même si on n’approuve toujours pas). Si je n'avais pas tenu à cette période d’adolescence, si j'avais flanché, c’était fini pour moi, je n’aurais plus jamais pu m’exprimer.

Est-ce que je sais ce qui m’a fait tenir ? Je pense que je suis naturellement rebelle. Oui, c’est ça. Je suis une personne rebelle. Et j’ai de l’endurance. Même quand je prends un coup dur, je reste au sol pendant un ou deux mois, mais après je me relève et je continue, quitte à me faire du mal... C'est ce que je veux faire que je vais faire. (Rires) C'est ça mon problème, je suis trop rebelle.

Est-ce que c'est un problème, ça c'est pas sûr ! (Rires) Tu as eu le courage de tenir, mais est-ce que tu as ressenti de la peur, ou alors tu étais en mode « même pas peur » ?

Naturellement, j’avais peur. 

Tu avais peur de quoi ? 

Dans cette situation-là, tu as peur de tout. Tu as peur de ta famille. Tu te retrouves seule dans tes luttes parce que tu es la seule dans ton environnement à raisonner comme tu raisonnes. Tu as peur de finir seule, tu as peur de ne jamais être comprise. Quand tu as peur, tu ne peux pas être vraie avec les gens. Et quand tu essaies de te montrer telle que tu es, encore une fois, tu te retrouves seule. Je me suis retrouvée tellement de fois toute seule, tellement de fois ! La solitude fait peur, et je pense que c'est la peur de la solitude qui fait que beaucoup de gens abandonnent leur résistance. 

Et ça, c'est une peur qui est là jusqu'à aujourd'hui, parce que je sais que personne ne me comprend. La plupart du temps, je suis tellement rebelle que finalement, la peur d'être seule, ça ne me fait plus rien. Mais oui, il y a des moments où je me dis que si ma mère elle s'en va, je n'aurai plus de famille, donc je fais l'effort de ne même pas trop m'attacher à ma famille, pour ne pas avoir trop besoin d’eux quand je me retrouverai seule. (Sa voix se brise). Je suis désolée de pleurer.

Non, non ! Surtout, ne t'excuse pas, vraiment pas. Tu veux qu’on arrête, qu’on fasse une pause ?

Non ça va. Je dis juste que quand tu résistes, tu as profondément peur, je te jure que tu as peur. Parce que je sais qu'un matin pour ce que je fais, si je me retrouve sur les réseaux sociaux en train me faire lyncher par quelqu'un, je n’aurai personne. Peut-être à part ma petite sœur, je n’aurai personne, et ça fait tellement peur de savoir qu’on va être seule. Tellement peur, que finalement voilà, j’essaie de vivre sans ma famille, pour pouvoir tenir au cas où ils m’abandonnent. 

On se plonge dans l’acceptation d’Emma de sa personne et le développement de sa résistance dans la prochaine partie. Cliquez ici pour continuer à lire.