« J’estime que mon adolescence a commencé quand j'ai commencé à avoir des doutes » - Emma Onekekou (Burkina Faso / Côte d’Ivoire) - 1/4

Emma Onekekou est une féministe originaire du Burkina Faso et de la Côte d'Ivoire qui travaille sur les droits humains des femmes et de la communauté LGBTQ+. Elle a créé EmmaLInfos, une plateforme qui amplifie la voix des femmes queer en Afrique de l'Ouest francophone.

Dans cette interview, Emma nous parle des événements majeurs qui ont marqué son enfance et l'ont amenée à tout remettre en question, et comment ce questionnement a débouché sur la résistance (partie 2). Elle nous raconte également comment l'écriture est devenue sa principale forme de résistance (partie 3) et l'impact qu'elle tente d'obtenir (partie 4).

Emma a été interviewée par Françoise Moudouthe à la fin de l’année 2019, dans le cadre d'un projet mondial documentant la résistance des filles. La conversation a également été éditée dans cette interview en quatre parties par Françoise. Vous pouvez en savoir plus sur cette série ici. 

Avertissement: cette conversation contient des mentions de violence et d’abus qui pourraient choquer celles qui nous lisent. Veuillez prendre un moment pour décider si vous souhaitez continuer la lecture. Si vous continuez, nous vous encourageons à vous concentrer sur votre bien-être et d’arrêter la lecture à tout moment, selon vos besoins.

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Merci d’avoir accepté de me parler de ton adolescence. Commençons par poser un peu le décor. Parle-moi de l’endroit que tu considères comme étant chez toi.  

En réalité, je ne considère pas un endroit comme chez moi. C'est ça mon problème en fait. Je n'ai jamais senti le besoin de m'arrêter quelque part, de me stabiliser, de poser mes bagages pour de bon. 

C’était déjà comme ça quand tu étais une petite fille ? Tu n'avais pas ce besoin de te sentir chez toi quelque part ? 

Si. Quand j'étais petite j'avais besoin d'être tout le temps avec ma maman. Jusqu'à présent, même si je ne pose jamais mes valises, comme elle le dit, quand je ne vais pas très bien, j'ai toujours ce besoin de venir retrouver ma maman. Même si je ne lui parle pas, je veux juste être dans un endroit où je sais qu'elle est présente avec moi. C'est mon héroïne en fait. Même si je ne lui parle pas, même si elle ne comprend pas mes combats, même si elle ne comprend pas ce que je traverse, le simple fait qu'elle soit là pour moi c'est... Mon chez moi, c’est les bras de ma maman. 

C’est beau ! Et tu as grandi où, et avec qui ? 

J'ai été pas mal trimballée, j'ai vécu avec beaucoup de personnes différentes. Ma maman, mes grandes sœurs, mes grands-parents, des oncles et des tuteurs, j'ai même vécu dans un foyer. Je n’ai pas eu d'endroit précis, mais je pense que j'ai passé le plus de temps dans ma vie c'est à Bassam, en Côte d’Ivoire. 

Je n'ai jamais senti le besoin de m'arrêter quelque part, de me stabiliser, de poser mes bagages pour de bon.

Et dans cette vie de petite fille et d’adolescente, qui étaient les personnes les plus importantes, les personnes qui apportaient du positif dans ta vie ?  

Déjà, il y a ma maman. C'est un être qui est tellement cher pour moi. Il y a aussi ma petite sœur et mon frère. Plus tard, il y a eu ma fille, qui est devenue une personne très importante dans ma vie, elle aussi. En dehors de ma famille, il y a quelques amies sur lesquelles je m’appuie beaucoup, comme Audrey et Valérie, et aussi Marjorie qui m’a beaucoup accompagnée.

Et les personnes qui apportaient des conflits ou une énergie négative dans ta vie de petite fille ou d’ado… Il y en a eu ? 

Oui, il y en a eu. Ça c'est vraiment très propre à mon histoire familiale donc je ne peux pas donner de détails, mais il y avait des conflits familiaux et certains des membres de ma famille ont bousillé cette période-là de ma vie avec leurs commentaires blessants. Aujourd’hui je ne leur en veux plus mais je reste très, très distante avec ma famille. 

Ok on va faire comme avec une caméra : on plante toujours le décor, mais on élargit le champ pour regarder ce qui se passait autour de toi et qui a marqué ton adolescence, en dehors du cercle familial. Dans le quartier, dans le pays, dans le monde… Il y a quoi sur l’écran, là ?

Oui, on a eu la crise ivoirienne. J’avais 15 ou 16 ans quand ça a commencé, et ça, ça m'a affectée durablement parce ça m’a ouvert les yeux sur le phénomène des enfant soldats, sur les viols de guerre et la violence faite aux femmes de façon générale. J’ai commencé à m'interroger sur le pourquoi de la guerre en Afrique, et pourquoi les femmes et les enfants en souffraient autant.  Plus je voyais de choses, plus j’entendais de témoignages, et plus je me posais de questions.

Culturellement, il y a un film qui a marqué mon enfance, c’est Fatou la Malienne. C'est un film qui m'a bouleversée. La violence qu'il y avait dans ce film, et le fait que les gens acceptaient le viol comme quelque chose de normal parce qu'elle était une femme… Ça m’a bouleversée quand je l’ai vu la première fois, et je pense que c’est grâce à ce film que j'ai commencé à me poser des questions sur ma propre vie de femme. Et aussi plus tard, quand j'ai moi-même subi cette même violence, et que j’ai fait face à l’incompréhension des autres. 

Je comprends. Autre chose ?

Oui, il y a aussi la naissance du couper-décaler. C’est un événement marquant pour moi, parce que c'est venu pendant ma période de crise, une période où je faisais beaucoup la fête, ou je découvrais le monde de la nuit. Ce n’était plus possible pour moi de rester à la maison, j'avais ce besoin constant de sortir, et le coupé-décalé, c'était la musique qui m'accompagnait. 

Essayons de définir un peu les choses : quand je dis « adolescence », tu penses à quelle période de ta vie, en termes d’âge ?

Moi je dirais que cette période a commencé quand j’avais 17 ans. J’estime que mon adolescence a commencé quand j'ai commencé à avoir des doutes, à poser des questions, et à ouvrir les yeux sur le monde, sur la sexualité, sur tout. Et ça se termine vers 20 ans.

Et ta vie avant 17 ans, c’était comment ?

Avant mes 17 ans, j’étais très croyante. Ma vie tournait autour de l’église, la catéchèse, et mes ami.e.s. Ma vie ressemblait à un schéma qu'on avait tracé pour moi. On me disait : « Dieu a dit que ça c’est bon, et que ça ce n’est pas bon ». Ce qui était « bon », je le gardais, ce qui n’était pas « bon », je le réfutais. Je ne réfléchissais pas pour moi, en réalité. J’étais dans mon cocon familial et je voyais la vie avec les yeux de ma famille… avec les yeux de la religion catholique. 

J’étais une fille très relax, sans complexes, j'étais l'amie de tout le monde, je riais de tout. J’aimais sortir, danser, à la piscine avec mes ami.e.s... Voilà, j'avais une vie normale, mais qui tournait autour de l’église. Ma famille, mes ami.e.s, mes activités, tout ça c’était lié à l’église. Ma vie, c'était l'église, en fait.

Et l’école ?

A l’école, j’étais très brillante : j’écoutais bien, j’étais première de ma classe et tout – au moins jusqu’à ce que je saute le CM2. Après, je suis arrivée en 6e dans un environnement que je ne comprenais pas. Mes notes ont commencé à baisser, j’ai redoublé ma 5e, les gens ont commencé à me critiquer, et j’ai commencé à me renfermer, à m’éloigner de mes proches. Je suis arrivée en 4e à l’âge de 17 ans et c’est là que tout a explosé. J’ai commencé à raisonner par moi-même, à réfléchir à ce que je voulais et à ce que je voyais autour de moi. 17 ans, c’était l’âge des questionnements.

Qu’est-ce qui a déclenché ces questionnements ?

Bon, c'est là que ça va devenir un peu difficile, hein... A 17 ans, je venais de me faire violer pour la première fois. Ça a été difficile parce que je ne comprenais pas ce qu’était le viol, je cherchais ma part de responsabilité dans ce qui s’était passé. Tout ce que je sais c'est que j'avais très peur de ce garçon. J'ai commencé à développer des frayeurs, des phobies. Je vais dire que je suis rentrée en moi-même : je n'ai plus senti le besoin de parler aux autres, mais plutôt de me parler à moi-même, de tout garder pour moi. Je me suis tournée vers l'alcool, la cigarette, les sorties en boîte de nuit. Faire la folle, faire la fête. 

Et en voulant me guérir de tout ce que j'avais traversé, je me suis retournée vers l’Eglise Evangélique que j’avais découverte un peu plus tôt, et j’ai ressenti le besoin de faire la transition, de changer de religion. C'est devenu une grosse crise avec ma famille. C'était catastrophique.

Je ne réfléchissais pas pour moi, en réalité. J’étais dans mon cocon familial et je voyais la vie avec les yeux de ma famille… avec les yeux de la religion catholique. 

Je suis désolée que tu aies dû subir tout ça. La découverte de la sexualité par le viol, c’est d’une violence inouïe. Et je comprends mieux pourquoi l’année de tes 17 ans est si importante dans ton histoire.

C'était vraiment une année bouleversante, parce qu' en même temps je faisais connaissance avec la sexualité, je changeais de religion, je faisais connaissance avec l'alcool… et en même temps mon orientation sexuelle commençait à me peser beaucoup plus qu’avant. Je ne la découvrais pas - en fait j’ai découvert mon orientation très tôt. Je savais que j'avais du béguin pour les filles, mais jusque-là je ne l’acceptais pas. Je savais que ce n’était pas bon, c’est ce que l’église et tout le monde disait. Je me disais que j’allais balayer ça et avancer. Mais à 17 ans, ça a commencé à me peser. 

Ok, donc 17 ans, c’était une grosse année, quoi.

17 ans, c’était vraiment mon âge de crise : tout a basculé, toutes ces choses-là se sont toutes révélées subitement en moi. Toutes mes questions sont regroupées dans ma tête en même temps. Des questions sur ma sexualité, ma foi, mes relations avec mes ami.e.s, ma relation avec l'alcool, ma façon de m'habiller... Plein, plein de sujets.

Emma nous parlera plus de l’impact que ces questions ont eu sur elle dans la deuxième partie de notre conversation. Cliquez ici pour lire.