« J’étais une jeune fille radicalement révoltée » - Fati Hassane (Niger) - 2/4
Dans la première partie de notre conversation, Fati Hassane, militante féministe nigérienne, nous parle de son enfance passée dans différents pays et du cadre politique et social au Niger.
Dans cette deuxième partie, nous discutons de son retour au Niger pendant son adolescence et les problèmes qu’elle a remarqués.
Fati a été interviewée par Françoise Moudouthe à la fin de 2019, dans le cadre d'un projet mondial documentant la résistance des filles. La conversation a été éditée dans cette interview en quatre parties par Françoise et Edwige Dro pour notre série #GirlsResistWA. Vous pouvez trouver plus d'informations sur la série ici.
Comment est-ce que tu décrirais la fille que tu étais, pendant cette période ?
J’avais déjà fait deux séjours au Niger pendant qu’on vivait à l’étranger. A chaque fois, c’était des circonstances de vacances, dans des environnements ou dans des quartiers plutôt privilégiés, et donc sans vraiment être en contact avec la vraie vie du Niger. C’est quand je suis retournée au Niger pour y vivre que j'ai vraiment découvert mon pays, les conditions de vie des gens. Et là, j'étais révoltée. J’étais une jeune fille radicalement révoltée.
Qu'est-ce qui te révoltait exactement ?
Il y avait deux niveaux. Le premier niveau, c’était les conditions matérielles de la population, d'une manière générale. Le fait qu'il n'y ait pas d'égouts, que plusieurs quartiers n’avaient pas d'électricité, ou pas d'eau courante, et on voyait les femmes dans Niamey qui devaient transporter de l'eau sur leur tête. Et puis, le fait que les gens n'avaient pas accès, à ce que moi j'appelais de la vraie nourriture : des fruits, des légumes, de la viande à prix abordable et en quantité suffisante.
Le deuxième niveau, je n’arrivais pas à l'articuler de cette manière-là, à l’époque, mais c’était la condition de la femme. J'étais révoltée contre le fait que plusieurs copines ou voisines se sont mariées pendant qu'on était au collège à Niamey. Elles avaient 12 ou 13 ans, voire un peu moins. Et la majorité des collégiennes que je connaissais pensaient au mariage.
Bon, alors, avec mon niveau de compréhension à ce moment-là, ma colère était dirigée envers elles. Je leur disais : « Mais attendez, regardez tout ce qui est possible dans le monde, et vous, vous allez arrêter l'école et vous marier maintenant ? Mais ce n'est pas possible, il n'y a pas que les garçons dans la vie. Il n'y a pas que les garçons dans la vie ». C’est parce que je ne voyais pas qu'elles étaient victimes, je ne faisais pas le lien avec tout l'environnement qui les poussait à réfléchir comme ça.
Dans ce que tu dis, j’entends de la révolte, mais aussi un sentiment d’impuissance…
Je vais te donner un exemple. On avait une voisine qui avait un enfant tous les ans. Elle avait 17 ans, et elle avait l'air d'en avoir 30, elle était mariée, et elle en était à son quatrième enfant. Pour mes sœurs et moi, c'était absolument scandaleux. Je ne connaissais pas grand-chose au fonctionnement du corps féminin, mais je sentais bien qu'il y avait quelque chose qui n'allait pas. Après son cinquième enfant, je pense, quand cette dame est allée au Centre de santé infantile et maternelle, on lui a donné la pilule en lui disant que c'était des vitamines qu'elle devait prendre tous les jours.
Elle avait beau être analphabète, elle a senti qu'il y avait un truc qui n'allait pas, donc elle est venue nous demander ce qu’il y avait d’écrit sur la boite. Avec ma petite sœur, on lui dit : « écoute, c’est une pilule, et ça va t’empêcher d’avoir plus d’enfants ». Elle ne nous a pas crues jusqu’à ce que ma grande sœur confirme. Et c'est là qu'elle a dit : « Non mais il y a un truc qui va pas. Pourquoi est-ce qu'on me donnerait un médicament pour m'empêcher d'avoir des enfants alors que je suis mariée ? »
Et nous on est des gamines, qu'est-ce qu'on peut lui dire ? Qu'est-ce qu'on peut lui expliquer ? J’étais immergée dans un environnement dans lequel dans ce genre de réalités dominait, et je prenais la mesure du décalage, que je ressentais de façon assez violente. Mon obsession, c'était : « comment est-ce qu'on détruit ce système et qu'on en construit un nouveau ? » J'étais, on va dire, très, très à gauche. Mais qu’est-ce qu’on pouvait faire, à notre âge ?
Comment as-tu trouvé ta place dans ce nouvel environnement ?
Pour mes deux sœurs et moi, c'était une transition extrêmement difficile. Nos petits frères ont surtout à souffrir de l'adaptation matérielle à la vie sahélienne, mais nous, les filles, on se sentait comme dans un carcan. On s'est senties empêchées. Voilà, je pense que c'est le mot. Empêchées de faire, empêchées de dire, empêchées de tout... Je me souviens même qu’on avait une tante qui nous reprenait sur la manière dont on riait. Oui, parce qu'en tant que jeune fille, si tu es dans la cour et que le voisin t'entend, c'est que tu ris de manière trop extravertie. Il fallait rester discrète. On arrivait de France ou on pouvait aller à l'école toutes seules, se promener un peu après l'école, ou même prendre le train pour aller dans les villes d'à côté. Mais à Niamey, sortir sans être accompagnées, c'était très, très compliqué. C’était impossible.
En plus, on a tout de suite vu qu'on n'avait pas les codes. Il se passait beaucoup de choses qu’on ne comprenait pas et que les gens s'attendaient à ce qu'on comprenne, comme si... je ne sais pas.
Comme si la culture était quelque chose de génétique. Malgré le fait qu'on ait vécu toute notre vie à l'étranger, les gens ne nous pardonnaient absolument pas qu’on ne sache pas tout plein de choses. Il y avait vraiment une sorte d'intolérance par rapport à tout ça.
On a dû s’adapter. On s’est rendues compte qu'on ne pouvait pas s'opposer de manière trop frontale à certaines règles, et donc notre combat, entre guillemets, ça été de négocier avec les règles, de voir comment on pouvait faire bouger un petit peu les lignes, et puis trouver un peu plus d'espace pour respirer.
Dans la troisième partie, nous parlerons de comment Fati a commencé à résister aux différentes injonctions sociétales imposées aux femmes et à développer son autonomie financière. Cliquez ici pour lire cette prochaine partie.