« Pour moi, la résistance c’est le refus » - Fati Hassane (Niger) - 3/4

Notre conversation avec Fati Hassane continue. Fati est une militante féministe nigérienne qui travaille dans le domaine du développement. 

Après nous avoir parlé de son enfance multiculturelle (Partie 1) et de son retour au Niger pendant son adolescence (Partie 2), Fati nous parle maintenant de sa résistance progressive aux injonctions sociétales imposées aux femmes en construisant son autonomie financière.

Fati a été interviewée par Françoise Moudouthe à la fin de 2019, dans le cadre d'un projet mondial documentant la résistance des filles. La conversation a été éditée dans cette interview en quatre parties par Françoise et Edwige Dro pour notre série #GirlsResistWA. Vous pouvez trouver plus d'informations sur la série ici.

J’aimerais qu’on parle de résistance. Pour commencer, comment tu définirais ce mot ?

Pour moi, la résistance c’est le refus. Le refus de se conformer à des règles ou à des lois qui vont à l'encontre de nos propres intérêts. Je parle de lois et règles au sens large : ça peut être du point de vue juridique, ça peut être du point de vue social, ou dans le cadre familial, voilà.

Lorsque tu étais adolescente, au Niger, est-ce que tu avais des exemples de résistance dans ton entourage ?

Autour de moi, et surtout au niveau des femmes, j'ai vu beaucoup de conformisme, et pas beaucoup de résistance. Par contre, j'ai vu beaucoup de femmes qui essayaient plutôt de négocier avec les règles existantes, dans une certaine mesure.

Revenons sur ce mot, « négocier ». Ça fait deux fois que tu l’utilises dans le cadre de la résistance. Pour toi, négocier et résister, c'est la même chose ?

Il y a plusieurs manières de résister. On peut juste tout envoyer valser et se mettre complètement en opposition par rapport à sa famille. Moi, ce n'était pas quelque chose que j'envisageais parce que je voulais pas faire de peine à mes parents, et je ne voulais pas me mettre à dos toute la communauté non plus. Je n’en voyais pas l'intérêt. Donc je me demandais : jusqu'où je peux aller ? Et j’y allais, et de là, je poussais encore un peu plus loin et encore un peu plus loin et un peu plus loin, je poussais les lignes de manière à être assez confortable pour pouvoir poursuivre ces objectifs que j'avais pour moi-même. On peut vouloir résister, mais pour préserver certaines personnes, préserver un certain ordre, on peut décider de résister de manière moins frontale. Donc ça, c'est ce que j'appelle négocier.

Par exemple, à un moment, j’ai estimé que j’étais en âge de quitter la maison. Avec mes sœurs, on avait commencé à tirer des plans sur la comète : on allait prendre un appart dans tel quartier, acheter des meubles d’occasion… Puis la réalité nous a rattrapées : une femme qui habite seule, c’est pas possible. En haoussa, qui est une langue très imagée qui utilise beaucoup de métaphores, au lieu d’utiliser le mot « prostituée », on dit : « elle a sa propre maison ». Donc est-ce que, en tout bien tout honneur, cette culture te permet de vivre seule ? J’aurais pu le faire mais le coût social et le coût émotionnel pour la famille aurait été extrêmement compliqué à gérer.

Ceci dit, je suis de nature introvertie et j’avais besoin de passer du temps toute seule, alors j’ai repéré une chambre sur le campus d’une grande école juste a cote de la fac, et je m’y suis installée. Ça restait acceptable tant que c’était vu comme un besoin pour mes études. Voilà ce qu’appelle négocier : arriver à atteindre mon but sans forcément donner un coup de pied dans la fourmilière.

Je comprends. Peux-tu me parler d’un des premiers actes de résistance que tu as posés pendant ton adolescence ?

Un de mes premiers actes de résistance, c’était d’aller décrocher mon premier petit boulot. Ce n’était rien de spectaculaire, mais ça a été absolument libératoire. Juste après mon bac, j’ai trouvé un stage dans une des premières radios privées à être créée au Niger, et ensuite on m’y a embauchée. Je faisais un peu tout : présentatrice, réalisatrice, productrice, pigiste. J'avais un tout petit salaire, mais ça tombait tous les mois, c’ était sûr et ça venait du travail que je fournissais moi-même.

Ça a fait vraiment beaucoup, beaucoup de mécontents. Les gens ont trouvé que ce n'était pas une bonne idée. Alors quand je dis les gens, c'est vraiment tout le monde : des gens que je connaissais, des gens que je connaissais pas, des gens qui me connaissaient mais que je ne connaissais pas, des gens qui connaissaient mon père et avec qui je n'avais jamais parlé. Mais tous ces gens-là, se sont autorisés à donner leur opinion et à faire pression sur mon père pour que j’arrête. Ce n’était pas convenable, une jeune fille qui travaille, en plus un métier public… à l’âge ou elle devrait penser au mariage. D’autant plus que quand tu t'exposes, tu diminues ta valeur un peu sur le marché du mariage.

C’est là que j’ai résisté. J’ai eu une vraie conversation d’adulte avec mon père, et on a fait un deal : tant qu’avoir un petit boulot n’empiétait pas sur mes résultats à la fac, je pouvais continuer.

J’ai l’impression que l’autonomie financière, c’était très important pour toi à l’époque.

Ce qu'il faut aussi savoir, c'est qu'au Niger, il y a une tradition qu'on appelle le fakare. Je ne sais pas si ça se fait toujours aujourd'hui, de cette manière-là, avec les réseaux sociaux et WhatsApp, mais à mon époque, quand un garçon s'intéresse à une fille, il va venir lui rendre visite le soir chez ses parents, et les deux discutent dans un coin de la cour, en tout bien tout honneur, au vu et au su de tout le monde. Au moment de partir, il était d’usage que le garçon donne un peu d'argent. Il va lui donner de l'argent qu'elle pourra utiliser pour acheter des vêtements, des produits d’hygiène, ou pour payer son transport. Je n'aurais jamais pu être dans une dynamique où je dois montrer à un homme à quel point je ferai une bonne épouse, pour lui donner envie de me donner de l'argent ou même de m'épouser. Donc, pour moi, vraiment, il s'agissait de m'accomplir moi-même, de compter sur moi.

Ce n’était pas convenable, une jeune fille qui travaille, en plus un métier public… à l’âge ou elle devrait penser au mariage.

Est-ce que ce désir de t'accomplir était nourri par le fait que tu étais une fille ? Ou c'était juste un trait de ta personnalité ?

C'est drôle, mais je ne me pensais pas comme fille, en fait. Je me pensais comme un individu avec ses capacités, ses facilités, ses ambitions. C’est lorsqu’on me mettait face à un obstacle, ou quand on essayait de limiter mes options, qu’on me renvoyait le fait que j’étais fille. A la limite, je trouvais que les autres étaient bizarres de d’abord mettre mon état de fille en avant.

Tu as apporté un livret d’épargne pour cette interview. J’imagine que c’était très important dans ta mission pour l’autonomie financière ? 

Après mon bac, j’ai ouvert un compte épargne. Ce petit carnet, c’est mon livret d’épargne. J’ai aussi loué ma propre boîte postale, pour recevoir mon courrier sans devoir passer par un membre de la famille. J’épargnais de tous petits montants, quand je pouvais, et le prix de la boîte postale était complètement disproportionné par rapport au nombre de courriers que je recevais, mais je tenais à mon autonomie. Cette anecdote me fait sourire, car elle porte déjà en elle les prémices de là où je voulais aller dans la vie. 

Sur cette période d’adolescence, qui étaient les allié.e.s de ta résistance ? Et qui était contre ta résistance ?

Mes deux sœurs étaient mes principales alliées. Ma mère, se retrouvait au milieu de tensions entre tout le bien qu’elle voulait pour moi et tout ce que disaient les gens, donc voilà, c'était pas évident. Mon père, plutôt neutre, qui essayait d'accommoder un peu la société, mais qui nous faisait confiance – et surtout, il disait : « De toute façon, à la fin, elle n'en fera qu'à sa tête ». Il m'appelait la force tranquille, parce que je me dispute très, très rarement. Je n’ai pas eu de crise d’adolescence. Mais à la fin, j’arrive à faire ce que je veux.

Côté opposition, c’était pratiquement le reste du monde ! Ça me faisait un choc, presque physiquement, à chaque fois que j’apprenais qu'une amie adolescente se mariait. Ça entame quand même le moral. Moi, je ne me voyais pas du tout mariée, je n’y pensais absolument pas, mais est-ce que j’avais raison, est-ce que tout le monde avait tort ?

Je voulais plus que ce que je voyais autour de moi, et ça j’en étais sure. Mais il a fallu gérer l'équilibre entre cet élan, cette certitude d’une part, et puis tous les messages que le monde m’envoyait tous les jours. Moi, je viens d'avoir un Bac C avec mention, mais ce n’est rien d'extraordinaire. La vraie nouvelle, c'est que la petite sœur de machin s'est mariée avec un milliardaire ! Tous ces gens qui adhèrent à cette vision de la société, ils contribuent aussi à être des adversaires de notre projet de vie, en fait.

Je voulais plus que ce que je voyais autour de moi, et ça j’en étais sure.

Je vois tout à fait. Et qu’est ce qui te faisait peur ?

Ma grande peur, c'était que ma famille dise : « bon, ça suffit comme ça, ce n’est plus possible, tu arrêtes tout ». Mais ce qui me rassurait, c’était le petit pouvoir économique que j'arrivais à acquérir par mon travail. Mon père était fonctionnaire, donc, autant dire que dans cette période-là, les salaires c'était pas tellement régulier. Moi, moi j'avais des sources de revenus régulières, donc, je pouvais dire : « Je vais prendre ça en charge. » Et aussi, je rappelais à mes parents que je ne faisais rien de mal, rien qui puisse me mettre en danger ou ternir fondamentalement ma réputation.

Mon autre crainte, c’était de ne pas réussir à réaliser mes projets, malgré tous mes efforts. De ne pas pouvoir faire des études, voyager, et un jour, trouver quelqu'un dont la manière de réfléchir était compatible avec la mienne.

Avec le recul, de quoi tu aurais eu besoin pour soutenir ou nourrir ta résistance d’adolescente ? Et est-ce que tu penses que tu aurais dû faire certaines choses différemment ?

Déjà ce qui m'aurait facilité la chose, c'est d'avoir un rôle modèle : une femme plus âgée, qui a choisi un chemin similaire au mien et qui a réussi. Mais il aurait fallu que cette personne fasse consensus. Ça, ça m’aurait vraiment aidée.

Ce que j'aurais fait différemment ? Non, je ne vois pas. J'ai tapé à beaucoup de portes qui ne sont pas du tout ouvertes, mais je suis aussi heureuse d'avoir eu ces échecs, entre guillemets, parce que ça m'a permis aussi de comprendre qui pouvait m'aider. C'est-à-dire, pratiquement personne : je veux compter sur moi. Ça m’a aussi permis de me tourner vers le marché du travail, et de comprendre que même en étant tout juste bachelière, j’avais quelque chose à offrir à des employeurs. Je pouvais être rémunérée pour cela, et c'est par là que viendrait mon autonomie.


Dans la quatrième partie, Fati nous parle de l’évolution de sa résistance et de son impact sur les autres. Cliquez ici pour lire cette prochaine partie.