« J’ai appris que la réalité est toujours complexe » - Fati Hassane (Niger) 1/4
Fati Hassane est une feministe africaine, originaire du Niger, qui a beaucoup travaillé dans le domaine du développement.
Dans notre conversation avec Fati, elle nous parle de son enfance dans différents pays, entourée de cultures différentes, avant son retour au Niger pendant son adolescence, où elle devait naviguer dans un nouveau cadre (Partie 2). Nous avons parlé aussi de sa résistance aux normes sociales pour les femmes et de son parcours à l’autonomie financière (Partie 3). Nous discutons aussi de sa résistance aujourd’hui et comment cette résistance impacte sur les autres (Partie 4).
Fati a été interviewée par Françoise Moudouthe à la fin de 2019, dans le cadre d'un projet mondial documentant la résistance des filles. La conversation a été éditée dans cette interview en quatre parties par Françoise et Edwige Dro pour notre série #GirlsResistWA. Vous pouvez trouver plus d'informations sur la série ici.
Bonjour Fati ! Merci beaucoup d’avoir accepté de participer à cette série d’entretiens sur la résistance des filles en Afrique de l’Ouest. Commençons par poser un cadre : quand on te parle la période de ta vie pendant laquelle tu étais une fille, tu penses à quelle tranche d’âge ?
Ce n’est pas très simple de répondre à cette question. Je dirais qu’il y a eu plusieurs étapes. Il y a d’abord l'enfance en Belgique, puis surtout, au Canada où j'ai passé la majeure partie de mon enfance. C’était une période de grande ouverture sur d’autres cultures. Mon père travaillait pour l’ambassade du Niger, et on passait du temps avec les familles des autres diplomates, notamment africains : Burkinabés, des Egyptiens, des Gabonais, des Camerounais, d'autres Nigériens… Mais aussi des Iraniens, des Jamaïcains… J'ai été exposée à tous ces modèles de vie de ces gens qui étaient au Canada dans une expérience d'expatriation.
Et puis il y avait la maman extraordinaire qu'on avait, et qu'on a toujours, et qui faisait des rencontres avec des gens de tous horizons, surtout beaucoup de femmes très fortes, innovantes qui faisaient des choses extraordinaires. Une des amies de ma mère qui était enseignante à l'université nous avait montré un ordinateur qui lui permettait de dialoguer avec d'autres professeurs qui étaient aux États-Unis. Je m'en rends compte aujourd'hui, c'était les prémices d'internet. Une autre de ses amies nous a initiées au yoga. Donc, pour moi, j'ai grandi avec cette idée qu’il y a plusieurs manières d'être femme : il suffit de choisir et de travailler pour réaliser ce choix et tout est possible. Donc ça c'est la première phase de mon état de fille.
C’est le genre d’expérience qui laisse des marques assez profondes ! Et l’étape suivante ?
La suite, c’est le début de l'adolescence en France, où on a passé trois ans. Dès notre arrivée, il y avait déjà le projet de rentrer au Niger qui se précisait, donc il y avait beaucoup de discussions sur « quand on sera au Niger ». C'est l'histoire de tous les enfants d'immigré.e.s ; vos parents vous parlent de ce pays, cet Eldorado que vous connaissez finalement très, très peu, et d’une façon qui est un peu fantasmé. C'est un pays où tout est beau, où tout ira bien, quand on rentrera, vous verrez.
La famille est finalement arrivée au Niger lorsque j’avais 13 ou 14 ans, et j’y ai passé mon adolescence. Là, on découvre que le pays, c'est pas forcément aussi rose que ce qu’on nous avait dit, mais que quand même, on est chez nous. On n'a pas d’autre choix que de construire notre appartenance, même si elle n'est pas forcément celle des voisins, voilà.
Et la fin la phase « fille » de ton parcours, tu la définis par quel âge ou quelles expériences ?
Je dirais que la fin de cette période, la fin de mon adolescence, c’est après avoir eu mon bac. J'ai commencé à travailler, j’ai quitté la maison familiale, et j'ai réussi à me trouver une chambre étudiante. Je devais avoir 19-20 ans. J’ai ensuite quitté le Niger assez tôt, pour mes études.
Merci de poser ce cadre. Pour cet entretien, je te propose qu’on se concentre sur ta vie d’adolescente au Niger (plus ou moins entre 13 et 20 ans). Qu’est ce qui se passait dans ton environnement, ou dans la vie politique ou sociale du Niger, qui a marqué cette période d’adolescence ?
La maison de mes parents était, et est toujours, dans un quartier qui est extrêmement intéressant parce qu’on y trouve de tout. Il y a de très riches commerçants qui habitent là-bas, et aussi toutes les personnes qui travaillent pour eux. À une époque, je ne sais pas trop comment, pas mal de terrains du quartier sont revenus à des fonctionnaires, donc il y a aussi ce groupe-là. Tout ça a créé un mélange, comme mini-Niamey qui m’a donné un aperçu de tout ce qu'on peut voir dans la ville.
Dans le pays… Alors, ma mère est Touarègue, et mon père était Haoussa. C'était assez particulier pour nous d'être un peu à cheval entre ces deux communautés, car notre arrivée au Niger s’est faite pendant une époque assez compliquée pendant laquelle il y avait des rébellions touarègues. On ne comprenait pas tout ce qui se passait, évidemment, vu qu’on était des gamines, mais ça marquait vraiment l’actualité.
Et ce contexte politique et social, tu en ressentais l’impact direct dans ta vie d’adolescente ?
Vu que j’ai un faciès qui fait plus touareg plus qu'autre chose, il y avait plus de ce qu’on appelle aujourd'hui des micros-agressions : se faire interpeller dans la rue par des dénominations que nous, les Touaregs, on ne trouve pas très respectueuses, mais qui sont passés dans le langage courant, dans d'autres langues.
Après, c'est assez ambigu parce qu’en même temps, la femme Touarègue a des traits physiques qui sont plutôt associés à la beauté. Dans le contexte nigérien, les femmes Touaregs ont tendance à être plus claires, à avoir de plus longs cheveux et plus lisses, des traits que les gens trouvent plus fins. Donc d’une part on nous associe à une ethnie qui est considérée comme étant par certains moins éduquée, moins intégrée, fauteuse de troubles. Mais en même temps, en tant que jeune femme, on porte aussi ce pretty privilege, je ne sais pas comment on dit ça en français.
Mais ça aussi, c’est compliqué ! Ayant la peau plus foncée que la famille de ma mère, on détonnait des deux côtés. Quand j’étais avec mon père, les gens qui ne le connaissent pas lui demandaient : « Mais où est-ce que tu as trouvé cette fille rouge ? » En fait le terme qu’on utilise c’est « rouge » pour parler de la couleur de peau des Touaregs. Et quand on allait du côté de chez ma mère, on lui demandait : « Où est-ce que tu as trouvé cette noire ? » On était toujours la minorité, même au sein de la communauté minoritaire.
Rien de tout ça n’était une expérience traumatisante en tant que tel, mais c’était intéressant. J’ai appris que la réalité est toujours complexe, elle varie selon la personne qui la perçoit.
Avant notre conversation, je t’avais demandé d’apporter la photo d’un objet qui représentait ton adolescence. Tu m’as envoyé la photo d’un tissu très coloré. Y a-t-il une relation entre ces couleurs et l’anecdote que tu viens de nous partager?
Le tissu s’appelle « litham ». C’est un tissu associé aux Touaregs, qu’on appelle souvent les hommes bleus à cause du litham qu’ils portent en turban. Les femmes le portent aussi, et il y a une très grande liberté dans la manière dont elle le porte. Et pour moi, c’était important de souligner cet aspect de la culture touarègue qui, traditionnellement, offre à la femme plus de latitude dans la manière de se présenter au monde.
Dans la deuxième partie, nous parlerons de l’adolescence de Fati au Niger et comment elle a commencé à gérer les règles et exigences pour les jeunes femmes de son âge. Cliquez ici pour cette prochaine partie.