Chère Fille : Parle, Même Si Ta Voix Tremble - Josephine Kamara (Sierra Leone)
/Josephine Kamara est la directrice du plaidoyer chez Purposeful, un hub féministe dédié à la construction des mouvements pour les femmes et les filles, basé en Sierra Leone. Elle a écrit cette lettre à sa fille, à l’occasion de la Journée Internationale de la Fille, et en célébration de la prochaine publication de Purposeful, intitulée « Renforcer le pouvoir des filles en Sierra Leone : cinq ans d’impact », qui sera publiée ici, le mardi 14 octobre 2025.
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Jezreel, ma fille chérie,
Le jour de ta naissance, il y a presque huit ans, mon cœur débordait d’une si grande joie, qu’aucun mot ne pourrait décrire.
Comme toutes les mères, je rêvais de t’offrir une vie sûre, pleine d’amour et de dignité, ainsi qu'un monde plus juste et plus bienveillant que celui dans lequel j'ai grandi.
Aujourd’hui à ton âge, (avec ton esprit curieux et ton regard interrogatif), tu commences à véritablement voir et comprendre le monde qui t’entoure. Tu poses de grandes questions et remarques tout : quand tard le soir, je ne suis pas là, les réunions que j’ai avec d’autres femmes, et ces moments lorsque ma voix s’élève avec passion ou frustration. Tu as vu ta maman passer de nombreuses nuits blanches, à travailler, s’inquiéter et parfois pleurer… Et tu me parles ouvertement de tout ça avec une innocence et une sagesse que seuls les enfants possèdent.
Tu as appris à vivre avec mes réponses évasives, mes esquives délicates, mon sourire fatigué et maternel lorsque tes questions dépassent ton âge ou qu'elles ne s’arrêtent plus. Tu t’interroges sur le monde autour de toi ou sur les raisons pour lesquelles les choses se déroulent ainsi.
Voilà pourquoi je m’assois aujourd’hui pour t’écrire cette lettre, ma chère Jez. Je t’écris pour partager l’essentiel de mon parcours – et celui que je partage avec notre peuple – les convictions qui me font tenir, la foi qui guide mon travail. Le sens et le cheminement qui me permettent de poursuivre mon combat, qui motivent mon travail et alimentent le feu qui brûle en moi. J'écris ces mots en sachant qu'un jour, peut-être dans de nombreuses années, tu les reliras, plus âgée et plus mûre, et que tu comprendras pleinement ce pour quoi ta mère s'est battue.
Tout d’abord, en tant que fille d’une millenial qui a grandi dans une époque faite de changements et de défis, toi et les autres enfants de ta génération grandissez dans une période très particulière de l’Histoire. Vous vivez dans un monde où la technologie et les idées novatrices aident les jeunes esprits comme le tien, à voir, questionner et façonner leur réalité d’une manière autrefois inimaginable.
C’est également une période où, partout, nous remettons en question les principes qui depuis si longtemps, guidaient nos vies : nos croyances, nos traditions et les systèmes qui nous ont longtemps régis. Dans le monde entier, et même ici dans notre pays, de plus en plus de gens commencent à parler ouvertement de justice, d’égalité et du type de futur que nous espérons construire ensemble.
Vois-tu, ma fille, alors que j’écris ces mots, le monde souffre toujours. Certaines personnes, y compris des enfants, souffrent simplement pour ce qu’elles sont : leur sexe, leur famille, leur tribu ou la foi dont elles ont hérité. Beaucoup de filles, trop jeunes, sont encore contraintes au mariage et certaines subissent des violences qui laissent des cicatrices profondes sur leur corps et dans leur cœur. De nombreux enfants ne bénéficient toujours pas des mêmes chances que les autres en matière de sécurité, d'éducation ou de liberté.
En tant que militante féministe et activiste de longue date qui travaille chez Purposeful, j’ai parfois l’impression de ne faire que me battre. Contre la violence des mutilations génitales féminines/l'excision, qui continue de mettre en péril la vie des femmes et des filles ; contre le gouvernement et le parlement, qui tardent à réagir à la question ou qui débattent de la modification des lois coloniales qui contrôlent le corps des femmes et restreignent nos options en matière de droits reproductifs et de soins ; contre les traditionalistes et les misogynes, qui se sentent menacés par cette marche vers la liberté, qui affaiblit leur emprise sur le pouvoir. Mais parfois, malgré tous ces combats, je me réjouis aussi des victoires. 15 000 des filles avec lesquelles je travaille ici, en Sierra Leone, nous ont fait savoir que notre travail portait ses fruits, que leurs vies changeaient, que leur situation, d'une certaine manière, était peut-être moins pénible qu'il y a cinq ans. Je tiens à ces petites victoires, aussi fort que je tiens à toi, Jez.
(C) GIRLS BEHIND THE LENS
Il y a des guerres tout autour de nous, en Palestine, en Ukraine, au Congo, au Soudan et dans de plus en plus de pays. Malheureusement, nombre de personnes ont cessé d’y prêter attention. Toi, ma fille, je veux que tu restes toujours attentive, que tu sois un témoin actif, que tu gardes ton esprit curieux ouvert et que tu continues à poser des questions, comme lorsque tu m'as demandé un jour : « Maman, et les garçons ? ». Cette question a montré ton grand cœur et ton désir d'équité pour tous. Elle m’a rappelé pourquoi je faisais mon travail et pourquoi je crois si fort en un monde où chaque enfant peut vivre libre et en sécurité… Cette question m’a rappelée qu'une nation est comme un bateau : lorsque toutes les parties sont fortes et soutenues, l’ensemble du navire navigue en toute sécurité et de manière stable.
C'est ce futur que je m'efforce sans relâche de construire pour toi et ta génération. C'est le même avenir dont rêvaient les hommes et les femmes qui m'ont précédé et pour lequel ils ont œuvré, souvent au prix de grands sacrifices. Leur courage a semé les premières graines du changement, dont nous commençons déjà à voir les premiers résultats. Les progrès que nous accomplissons aujourd'hui, aussi lents, inégaux ou incomplets soient-ils, sont le fruit de leur foi et de leur travail.
C’est le monde que je travaille à bâtir. C’est pourquoi, parfois, je rentre fatiguée à la maison, ou pourquoi je pars avant ton réveil. Et je sais que, pour l’instant, tu ne comprends peut-être pas tout à fait. Mais un jour, quand tu seras plus grande, je souhaite que tu relises cette lettre. Si d’ici là, la lutte pour rendre ce monde meilleur est toujours d’actualité, cela signifie que notre monde refuse de changer. Que cela ne te décourage pas, sache simplement que c’est désormais au tour de ta génération de relever le défi.
Dans tous les cas, ne crains pas les luttes et les défis auxquels ta génération et toi ferez face, quels qu’ils soient. Ne recule pas devant leur poids. Le chemin vers la liberté n'a jamais été facile, et les progrès de l'humanité sont lents et souvent laborieux. Chaque génération doit y ajouter sa voix, son travail et son courage. Et quand l’heure sera venue, parle, même si ta voix tremble. Bas-toi, même si tu as peur. Aime, même si cela semble difficile. Car l’amour – le vrai – est une force positive. Il consolide, soigne et nourrit.
Si jamais tu te demandes pourquoi ta mère travaille, manifeste ou milite ; pourquoi elle est parfois absente et toujours passionnée, c’est parce qu’elle désire te laisser un monde plus doux, plus bienveillant et plus juste que celui qui lui a été légué. Et si ce monde plus juste n’existe toujours pas lorsque tu seras assez grande, crée-le. Crée-le avec ta propre voix, ton courage et ta bienveillance.
Mon combat n’aura alors pas été vain.
Avec tout mon amour, à la meilleure fille du monde… Jezreel !
De ta mère,
Josephine Kamara
En savoir plus sur l'autrice
Josephine Kamara figure dans notre série Girls Resistance Stories, où elle partage son expérience et son parcours en tant que féministe africaine, notamment les actes de résistance qu’elle a menés et soutenus lorsqu’elle était jeune fille. Cliquez ici pour en savoir plus sur Josephine.