« L’heure est aux priorités, la représentation des femmes n’en est pas une » - Ndèye Débo Seck

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Pour les femmes de ma génération, nées dans les années 80, voir une femme en position de leadership était inspirant. A la télé, j’étais en admiration devant Ndioro Ndiaye, ministre du développement social, puis de la femme, de l'enfant et de la famille de 1987 à 1995. Je regardais avec ferveur la charismatique Adja Arame Diène, député à l’Assemblée Nationale de 1983 à 2001. Cette vision de ces femmes dans « des sphères de décision » était rare, mais elle cristallisait mes ambitions de grandeur. Les femmes politiques de l'époque n’étaient pas nombreuses. De 1981 à 1998,  les trois gouvernements successifs sous le magistère de Habib Thiam ont compté 6 femmes, sur environ 83 ministres.

Ces femmes, figures publiques à l’époque étaient invisibilisées. Je les « découvrais » au fil des années, au détour d’un petit article de journal ou rarement d’un portrait à la télévision. Cette réalisation fut confirmée plus tard par le travail de documentation de la réalisatrice Diabou Bessane avec son film Les Mamans de l’indépendance (2012). Le film met en lumière le rôle prépondérant de 17 femmes dans les luttes d’indépendance et qui ont été effacées de la mémoire collective. Inconnue aussi, la place que des femmes, autodidactes comme Adja Arame Diène et Thioumbé Samb, militantes de la première heure du PS (Parti socialiste) et du PAI (Le Parti africain de l'indépendance) qu'elles ont respectivement rejoints en 1945 et en 1946. Babacar Fall a documenté leur engagement politique décisif dans African Gender Studies (2005).

L’invisibilisation des femmes dans l'espace public est aujourd'hui une réelle préoccupation. Cet effacement et l’absence de représentation qui en découle contribuent à nier le rôle décisif, incontournable de femmes, militantes de partis politiques, membres de la société civile et fonctionnaires dans l’édification de notre nation. Il sert à confirmer les stéréotypes sexistes et mysogines qui peignent la femme comme un être subalterne, aux capacités cognitives peu développées (xell mu sëgg, en référence au dicton qui dit que l’esprit des femmes pend de la même manière que leurs seins pendent), sujet de ses émotions (j’entends, incapable d’être rationnelle). Enfin, l’invisibilisation des femmes distend la réalité de l’histoire et du présent politiques du Sénégal avec comme conséquence, l’assomption qu’une loi sur la parité dans un pays en 2024 n’est pas pertinente et qu'une représentation équitable des femmes dans le gouvernement n’est pas une priorité. 

Dans la configuration du nouveau gouvernement du Sénégal, nommé ce 5 avril 2024, il n y a plus de Ministère de la femme, de la famille et de la protection des enfants, mais un Ministère de la famille et des solidarités. Sur 30 membres, le gouvernement compte 4 femmes.

Sur les réseaux sociaux et dans la presse, les débats sur cette composition vont bon train. À la préoccupation de beaucoup d’internautes sur la petite représentation des femmes, des hommes en général mais pas que, ont opposé différentes réflexions, dont l'essence peut être capturée dans le magnifique « il n’y a pas de ministère des hommes, pourquoi aurait-on besoin d’un ministère des femmes ? » Et le brillant, « le gouvernement a d’autres priorités que de s’occuper des questions de genre. » (J’ai paraphrasé). Donc, l’heure est aux priorités et la représentation des femmes n'en fait pas partie.

Parmi ces arguments, celui de « la compétence  » est le plus risible.  Pour être juste, les internautes ne disent pas que les femmes sénégalaises ne sont pas compétentes.  Ils disent plutôt que le choix du nouveau gouvernement s’est fait sur la base de compétences. Ce qui  a amené beaucoup de femmes à se demander si le pays manquait de compétences féminines.

Sur cette question, beaucoup de commentaires, pénibles, ont « renvoyé » les femmes aux fourneaux, d’aucuns ont affirmé avec conviction que les femmes devaient de toutes façons rester à la maison (et ne pas se mêler de politique). Il y a chez beaucoup de sénégalais.es, une ignorance crasse de la place et du rôle des femmes dans les dynamiques de transformation sociale. Il y a surtout beaucoup de misogynie et du sexisme qui envisagent l’existence d’une femme uniquement sous le prisme de la matrimonialité et de l’économie domestique.

C’est le sexisme et la misogynie qui permettent d’affirmer sans ambage qu’on met en avant la compétence dans le choix d’un gouvernement dans un pays où la médiocrité et l'inaptitude de régimes politiques successifs, constitués en majorité d’hommes, ont explosé la dette publique, exacerbé les inégalités et encouragé la prédation sur les ressources communes. Un pays où, selon des chiffres de l’ANSD (Agence Nationale de la Statistique et de la Démographie) en 2017, les femmes contribuaient à hauteur de 1000,5 milliards FCFA à la création de revenu, soit 24,5% à la valeur ajoutée du secteur formel. 

Les justifications sur l’absence d’un ministère de la femme et la création du ministère de la famille et des solidarités, lues sur les réseaux, s’inscrivent dans cette même optique, les œillères du sexisme et de la mysoginie qui inhibent les capacités de réflexion et empêchent nombres de nos concitoyen.e.s de se penser en dehors de leurs privilèges et préjugés. On a pu lire sur X « la femme est englobée dans la famille ». Enfin, c’est le signe d’une grande paresse intellectuelle que de caricaturer le ministère de la femme comme une institution dédiée au folklore où les femmes distribuent et gaspillent de l'argent (les xawaaré).

Il est aussi très risible de lire ou d’entendre que les concepts genre, leadership féminin, parité et égalité sont importés de l’occident et ne reflètent pas nos valeurs culturelles. Dans un pays où, au XVII -ème siècle, Ngoone Laatir, lingeer de 17 ans a mené l'armée de son père et a réussi à repousser une invasion maure; où les femmes de Nder ont combattu avec bravoure des envahisseurs, maures encore, avant de s’immoler pour échapper à l’esclavage. Et quand de nombreuses recherches pointent vers l’influence des normes de genre coloniales, notamment la subordination des femmes, dans les rapports sociaux de sexe en Afrique. 

D’aucuns pourraient arguer que ce sont des opinions comme d’autres, demander en quoi ce serait sexiste et misogyne et pourquoi ne pas célébrer cette nouvelle belle transition démocratique qu'est l’élection du président Bassirou Diomaye Diakhar Faye. Parce que cette transition s’est faite au terme d’un long processus de luttes auxquelles des hommes et des femmes ont pris part. Tout au long de notre histoire politique, des hommes et des femmes ont payé de leurs vies, de leur liberté ou de leur statut social, leur engagement.  

Ces débats sont toutefois utiles pour tâter le pouls de l'opinion sur la question des femmes. Ils posent la réflexion sur les avancées ou régressions concernant leurs droits, les luttes contre les violences basées sur le genre etc. Il est vrai que très peu de sénégalais.e.s sont présent.e.s sur les réseaux sociaux. Mais les arguments et opinions sur la question, informés par le sexisme et la misogynie, sont assez audibles et décomplexés pour jauger de leur prégnance dans le débat public et dans l’esprit de beaucoup. 

La virulence des critiques que les femmes en général et les féministes en particulier reçoivent en ligne est aussi symptomatique de la montée de l’idéologie masculiniste, caractérisée par l'antiféminisme et l’obsession pour la soumission et le contrôle des femmes. La conséquence directe de ces discours est une recrudescence de la violence physique sur les femmes, des féminicides et la perte progressive des acquis en termes de protection des droits des filles et des femmes. Un exemple récent en est la campagne pour abroger la loi contre les mutilations génitales sur les filles en Gambie. D’ailleurs, sur les radios et télévisions nationales, les organisations religieuses montent au créneau pour rappeler le rôle assigné aux femmes et dénoncer l’influence des féministes et d’un agenda (on ne sait lequel). 

Cela fait des décennies que les féministes, au Sénégal et partout dans le monde, tirent l’alarme et dénoncent la violence en ligne. Leurs craintes et préoccupations sont minorées, reléguées au second plan, après les priorités que sont le développement économique et la préservation de l'unité nationale. 

L’utilisation des médias sociaux pour dénoncer et libérer la parole est une nouvelle donne. Mais au-delà du cadre d’expression de leurs besoins et préoccupations, cette présence en ligne offre certaines opportunités. 

Celle de mettre en exergue les luttes sociales portées par des femmes « non instruites », loin des cercles féministes et « occidentalisées ». Par exemple, les groupements de promotion féminine (GPF), organisations communautaires de base parties des quartiers et qui ont donné la Fédération nationale des groupements de promotion féminine (FNGPF) formalisée en ONG depuis 1984. La fédération, véritable cadre de concertation pour les femmes a permis l’impulsion de cases foyers et maisons de la femme, où elles recevaient des formations diverses. Pour l’anecdote, beaucoup de ces cases foyers ont été construites par ces femmes elles-mêmes. 

Une autre opportunité est l’inclusion de tous les segments de la société et la prise en compte de toutes les catégories de femmes dans les revendications féminines. Par exemple, des féministes ont discuté du régime de rémunération des bajenu gox, qui depuis quelques années sont le relais des politiques publiques de santé dans les communautés et qui ont eu un impact notable dans l’accès à la santé de la reproduction, l’amélioration de la santé mère-enfant, la lutte contre les violences basées sur le genre.

En termes d’inclusion, sur ces questions qui ne concernent pas que les femmes, près de 250 personnalités et 25 associations de tout bord, hommes et femmes ont signé une déclaration appelant le président Bassirou Diomaye Diakhar Faye à préserver les acquis en termes de droits des femmes et à inclure les femmes dans les instances de décision.

Traiter de ces questions en ligne permet à des femmes de tout âge, féministes ou pas de partager sur le legs d’une longue tradition de luttes féminines sénégalaises et africaines qui ont conquis et acquis leurs droits et leur présence dans l’espace et le débat publics. Cela permet de démontrer à ces jeunes filles et femmes, qu’elles peuvent vouloir plus et aspirer à mieux que le rôle assigné de femme au foyer, subalterne et sans voix.

Enfin, cette présence féminine et féministe en ligne et les discussions qu’elle suscite permet de pointer du doigt la dissonance cognitive de plébisciter un gouvernement de rupture et de s’offusquer dans le même élan que des femmes et des hommes questionnent la petite représentation des femmes dans ce même gouvernement.

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Ndèye Débo Seck est journaliste et professeure d’anglais. Elle fait de la photographie et est passionnée d’art et de culture. Elle a des expériences diverses avec des organisations agricoles et environnementales.

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