« Il est possible de réussir dans la vie en partant de rien » - Musu Bakoto Sawo (Gambie) - 2/5

Nous sommes en conversation avec l’avocate et défenseuse des droits humains gambienne, Musu Bakoto Sawo, dans le cadre de notre série de conversations sur la résistance des filles en Afrique de l’Ouest. Dans la première partie, Musu partageait avec nous ses définitions de l’enfance et de l’adolescence.

Dans cette partie, nous entrons dans les détails de sa vie en tant que fille grandissant en Gambie. Nous parlons des changements dans le statut social, ses peurs ainsi que des personnes qui l’ont influencée et des décisions qu’elle a eu à prendre.

Musu a été pour la première fois en conversation avec Françoise Moudouthe en fin 2019 dans le cadre d’un projet mondial ayant pour but de documenter la résistance des filles. Cette conversation a été éditée en cinq parties par Jama Jack pour notre serie #GirlsResistWA. Vous pouvez trouver plus d'informations sur la série ici.

Avertissement: cette conversation contient des mentions de violence et d’abus qui pourraient choquer celles qui nous lisent. Veuillez prendre un moment pour décider si vous souhaitez continuer la lecture. Si vous continuez, nous vous encourageons à vous concentrer sur votre bien-être et d’arrêter la lecture à tout moment, selon vos besoins.

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Maintenant que tu as défini la tranche d’âge correspondant à ton enfance, dis-nous en plus sur ta vie durant cette période. Où as-tu grandi ?

J’ai vécu dans deux villes [en Gambie]. J’ai grandi à Bakau, et vers mes 9 ans j’ai déménagé à Kanifing. Ce sont les deux villes où j’ai passé mon enfance et où j’ai grandi.

Et quel est l'un de tes plus beaux souvenirs de cette enfance dans ces deux villes ?

Je dirai que c’était très excitant de grandir à Bakau. Je considère que c’est le meilleur endroit où grandir. Puis, un malheur est arrivé et ma famille a tout perdu. Cela nous a forcé à déménager dans notre autre maison à Kanifing, et c’est là-bas que j’ai grandi avec mes frères et sœurs. C’était un moment difficile parce que ça signifiait également un changement de statut social. Nous étions habitués à un mode de vie que nous avons perdu.

Ça a été compliqué pour moi parce que j’avais eu une belle vie, et tout a changé du jour au lendemain. Kanifing était une ville où vivaient l’élite et les familles bourgeoises. Nous y avions quand même une maison mais sa construction était inachevée et pas vraiment aux normes de la ville. Les gens venaient chez nous pour chercher des domestiques à employer. C’est parce qu’à l’époque, les bâtiments dont la construction n’était pas terminée étaient souvent occupés par des personnes qui les surveillaient ou par des employés de maison ou en charge d’autres travaux domestiques. 

Et qu’est-ce que cela t’a fait ressentir ? Comment as-tu vécu cette transition brutale ?

Enfant, je ne comprenais pas pourquoi cela nous était arrivé, donc j’étais confuse. J’étais un peu triste. Je ne comprenais pas ce qui se passait. Mon père pouvait subvenir à nos besoins et du jour au lendemain, il n’en avait plus les moyens. Je le voyais assis à la maison, essayant de trouver d’autres emplois pour s’assurer que nous avions de quoi manger. Idem pour ma mère qui auparavant avait été mère au foyer mais qui maintenant cultivait des produits dans son jardin pour les vendre.

Bien évidemment, en vieillissant j’ai compris, mais à l'époque c’était vraiment difficile.

Jusqu’ici, tu as fait part des nombreuses difficultés de ta vie de jeune fille. En y repensant, qu’est-ce qui te rendait heureuse à cette époque ?

J’adorais parler en public et faire de la sensibilisation. J’ai représenté mon école pour de nombreuses plateformes et des compétitions. On m’a toujours dit que je m’exprimais très bien en public et on m’a décerné plusieurs prix pour ça. 

Lorsque j’avais environ 9 ans, j’ai rejoint une association destinée aux enfants qui s’appelle Voice of the Young (en français :  La voix de la jeunesse). L’association était sous le patronage de la Child Protection Alliance (en français : L’Alliance pour la protection de l’enfance) en Gambie. Être membre de l’association et avoir l’opportunité de rencontrer des enfants à travers le pays, participer aux compétitions, parler en public et représenter les enfants de Gambie lors d’évènements ou sur des plateformes nationales, m’a rendue très heureuse.

C’est comme si tous mes traits de caractère qui étaient perçus comme l’entêtement en moi, faisaient désormais ma valeur. Il y avait un nom pour ça : j’étais une militante. Très jeune, je luttais pour des causes que les gens ne parvenaient pas à nommer, mais faire partie de cette association a contribué à façonner ma compréhension des choses que je faisais déjà.

Et à l’inverse, qu’est-ce qui te faisait peur ou te mettait en colère ?

Juste l’incertitude de ne pas pouvoir finir mes études parce que mes parents n’ont plus les moyens de financer ma scolarité. Ça me faisait très peur. Parfois, ne pas avoir les fournitures dont j’avais besoin pour l’école me faisait peur également. Il y a eu une période à cette époque où je ne pouvais pas disposer de ce dont j’avais besoin. Soit, je travaillais très dur pour être première de ma classe et gagner des récompenses, notamment du matériel scolaire lors des journées de remise des prix de mon école.  Soit j’espérais qu’un membre de ma famille ait la gentillesse de m’offrir un cartable. À un moment de ma vie, ces fournitures étaient des articles de luxe. 

J’ai toujours su ce que je voulais faire quand je grandirai, tu sais. Ça a pu changer un peu, mais je l'ai toujours su. Cependant, à cause des aléas, je ne savais pas si je pouvais y arriver. C'était un défi, car je devais trouver un équilibre entre mes activités extrascolaires, mes études et mes tâches ménagères à la maison. À la sortie de l'école, j'allais au jardin de ma mère avec mes frères et sœurs pour l'aider à arroser les plantes. Quand elle récoltait ses produits, je devais l'aider à les vendre au marché. Essayer de concilier tout cela avec l'école – ce que j’aimais le plus – était un défi pour moi, car ça faisait beaucoup de responsabilités pour une enfant. 

Qui étaient, selon toi, les personnes les plus importantes de ta vie pendant ton enfance et ton adolescence ?

Les personnes dans ma vie étaient essentiellement celles que je côtoyais dans l’association de défense des droits des enfants dont j’étais membre. Je m’y suis fait de nombreux amis, et à l’école aussi. Il y avait aussi ma famille, bien sûr. Ma mère, mes frères et sœurs et moi sommes très proches. Ce sont les personnes qui étaient dans ma vie à cette époque.

Ma mère a également joué un grand rôle. Elle n’est pas partie à l’école. Elle était femme au foyer et du genre à ne rien dire à mon père. Elle ne lui a jamais répondu. Je ne l’ai jamais vue se défendre, quel que soit le mal que mon père a pu lui faire. Je crois que ça a aussi façonné ma vision du genre de femme que je voulais devenir. Je savais que je ne voulais devenir une femme sans voix. J’aimais ma mère et j’étais heureuse de voir qu’elle faisait tout son possible pour que nous ayons l’éducation qu’elle n'avait jamais eue. Néanmoins, le fait de la voir au quotidien m’a fait décider que je ne voulais pas être ce genre de femme.

Et quelles étaient les personnes qui ont eu une influence négative sur ta vie ? Quelles étaient tes relations avec elles ?

Il y a eu une transition dans la manière dont les gens me percevaient en raison de notre changement de statut social. Les enfants peuvent être méchants les uns avec les autres, et certains se moquaient de moi lorsque je ne portais pas, selon eux, les tenues à la mode pour aller à une fête ou lorsque j’allais à l’école avec des chaussures usées.

Parfois, il y avait une fête à l’école, mais je ne voulais pas y aller parce que je n’avais pas de vêtements neufs ou parce que les vêtements que j’avais ne convenaient pas à l’occasion. Je me souviens cependant que ma mère me disait à quel point j’étais belle dans mes tenues, et que je devais aller aux fêtes. Donc lorsque les autres portaient leurs tenues européennes, je mettais certainement l’une de mes robes africaines parce que c’est ce que je possédais.

Parfois, les enfants se moquaient de moi ; d’autres fois tout allait bien. Cette période était tout de même difficile pour l’enfant que j’étais. Ils se moquaient de moi au point où parfois, il y avait des jours où je n’avais pas envie d’aller à l’école.

J’ai toujours su ce que je voulais faire quand je grandirai, tu sais. Ça a pu changer un peu, mais je l'ai toujours su.

Sortons un instant de ton entourage proche pour s’intéresser à ce qui se passait dans ta communauté, ton pays, ou le monde lorsque tu étais petite. Te souviens-tu d’un événement qui s’est révélé particulièrement marquant dans ta vie et qui a fait naître ce désir en toi ? 

Le fait que la Gambie ait une vice-présidente a changé ma vie. J’ai alors su que les femmes pouvaient aller au-delà du cadre domestique, qu’il existait des opportunités pour nous. C’est ce qui m’a confortée dans le fait que je serai l’une de ces femmes fortes et puissantes. Je me souviens qu’une fois lors d’une interview, on m’a demandé ce que je voulais faire plus tard. J’ai répondu que je voulais être vice-présidente de la Gambie.

Donc voir le genre de femme que ma mère était et parallèlement être inspirée par notre pays qui avait une vice-présidente a façonné ma vie. Ce sont ces événements qui m’ont poussé à aller plus loin et qui m’ont fait savoir qu’il était possible de ne partir de rien et de réussir dans la vie. Tout dépend de nos choix, et même si c’est parfois difficile, j’étais prête à affronter les obstacles qui se présentaient à moi, parce que je ne pouvais plus abandonner.

Musu a-t-elle réalisé sa vision? Quels sont les défis auxquels elle a dû faire face afin d’y arriver? Dans la troisième partie de notre conversation, elle partage avec nous ses expériences en tant que fille mariée et les choix qu’elle a dû faire. Cliquez ici pour lire la partie 3