« Je n’ai pas pu compter sur les systèmes qui étaient censés me protéger » - Musu Bakoto Sawo (Gambie) - 3/5
Notre conversation avec Musu Bakoto Sawo, avocate et défenseuse des droits humains gambienne, continue.
Nous avons déjà parlé de son enfance et de son adolescence (Partie 1), de son expérience avec les personnes qui ont influencé son parcours (Partie 2). Dans cette troisième partie, Musu partage son récit de comment elle a été victime d’un mariage forcé malgré sa visibilité en tant que défenseuse des droits des enfants en Gambie.
Musu a été pour la première fois en conversation avec Françoise Moudouthe en fin 2019 dans le cadre d’un projet mondial ayant pour but de documenter la résistance des filles. Cette conversation a été éditée en cinq parties par Jama Jack pour notre série #GirlsResistWA. Vous pouvez trouver plus d'informations sur la série ici.
Avertissement: cette conversation contient des mentions de violence et d’abus qui pourraient choquer celles qui nous lisent. Veuillez prendre un moment pour décider si vous souhaitez continuer la lecture. Si vous continuez, nous vous encourageons à vous concentrer sur votre bien-être et d’arrêter la lecture à tout moment, selon vos besoins.
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Lorsque j’ai entendu ton histoire pour la première fois, j’ai été interpellée par le fait que ton adolescence ait été une période faite de sérieux paradoxes. Tu as été une militante renommée contre le mariage des enfants pendant des années, et pourtant tu es toi-même devenue une jeune mariée. Peux-tu m’en dire davantage à ce sujet ?
À 14 ans, mes parents m’ont mariée à un homme vivant à l’étranger mais qui venait en Gambie deux fois par an. Je devais épouser un inconnu, que je n’avais jamais rencontré et qui ne vivait même pas ici. Souvent, les mariages arrangés se font entre cousins, mais cet homme et moi n’avions aucun lien de parenté. Sa sœur était une amie de la famille, et c’est comme qu’il a été convenu de nous marier.
On me forçait à aller chez lui tous les week-ends, même s’il n’y était pas. Là-bas, je devais aider à faire la cuisine et le ménage. J’avais des responsabilités d’adulte, en gros. Mon enfance a pris fin brutalement parce qu’on m’a forcée à grandir. Je n’étais plus considérée comme une enfant. J’étais une adulte parce que j’étais l’épouse d’une autre personne. Je devais donc agir en conséquence. Je devais m’habiller d’une certaine manière, et faire tout ce que notre société attend d’une femme adulte mariée. L’endroit où je vivais importait peu. C’est ce que l’on attendait de moi.
Qu’as-tu ressenti quand tu as été mariée de force – toi, la militante ?
J’étais devenue victime de plusieurs choses contre lesquelles je militais. Jamais je n’avais imaginé devenir une adolescente mariée de force au cours de ma vie. Je ne pouvais cependant rien faire car, à l’époque, il n’existait pas de lois contre ces pratiques en Gambie. J’étais parfaitement consciente du fait qu’il n’y avait aucun moyen de me protéger, parce qu’il n’y avait aucune loi à cette époque, et que mes parents pouvaient faire ce que bon leur semblait en ce qui concernait les noces de leur enfant. Ma mère n’a pas eu son mot à dire. Elle était contre, mais elle ne pouvait pas s’opposer à son mari parce qu’il était son représentant légal.
Ma colère n’a pas été instantanée. Elle est arrivée bien plus tard. Toute la situation me mettait en colère. J’avais l’impression que les personnes qui étaient censées être présentes pour moi et me protéger ne l’avaient pas fait. J’étais en colère contre ceux qui ont célébré mon mariage alors que je n'étais qu'une enfant. Je ne parlais pas à ma famille. Je ne parlais à personne car j’étais en colère contre eux. J’étais en colère contre les personnes qui, à l’école, se sont moquées de moi en apprenant que j’avais été mariée de force.
J’étais également en colère de n’avoir pas pu compter sur les systèmes qui étaient censés me protéger. De la célébration de mon mariage à sa consommation, j’avais l’impression que l’État m’avait abandonnée, et que l’activisme n’était rien d’autre qu’une farce. Cela ne pouvait pas être utile, parce que sinon comment une telle chose a-t-elle pu m’arriver alors que j’étais une enfant connue dans le pays ?
Est-ce que tu as tenté d’utiliser tes talents de militante pour empêcher le mariage ?
J’ai passé des nuits blanches à réfléchir à ce que je pouvais faire, où je pouvais aller et ce qui allait m’arriver. Certaines de mes amies proches s’étaient enfuies de chez elles parce qu’on les forçait à se marier. Elles se sont enfuies au refuge pour enfants de Gambie, dans l’espoir d’y être protégées, pour au final être renvoyées chez elles par le système. Elles étaient ensuite mariées de force et envoyées à l’étranger chez leurs maris, sans aucune conséquence.
Je viens d’une famille qui, à ce stade, ne possédait plus rien. Si je m’enfuyais pour me rendre dans ce refuge, qu’allait-il m’arriver ? Si je le faisais et qu’on me ramenait chez moi, comme ils l’ont fait pour mes amies, mes parents n’auraient jamais accepté que je revienne chez eux.
J’ai procédé autrement : j’ai menacé mes parents de mettre fin à mes jours s’ils ne me laissaient pas aller à l’école. Ils ont alors négocié avec la famille de mon époux et leur ont fait comprendre qu’ils ne me retireraient pas de l’école, même s’il venait en Gambie. Ils ont insisté pour que le mariage ne soit pas consommé avant que je ne finisse le lycée.
Comment as-tu trouvé la force de poursuivre ta scolarité, même face à tant d’adversité ?
Je m’étais promis de ne pas être une simple statistique. Je ne voulais pas être un chiffre de plus lorsqu'on parle de la prévalence du mariage des enfants en Gambie. Je voulais être tellement plus. Quand c'est devenu si difficile que j'ai failli abandonner, je me suis dit que je ne pouvais pas le faire parce que je ne voulais pas que ce soit mon histoire.
L’école était importante pour moi, parce que j’avais l’impression de ne pas être douée pour tout ce qui ne s’y rapportait pas. Je trouvais les tâches ménagères pénibles, et c’était toujours une source de conflit entre ma mère et moi. À l’inverse, personne n’avait à me rappeler de lire mes livres, faire mes devoirs ou d’apprendre mes répliques pour les pièces de théâtre dans lesquelles je jouais. Personne n’a dû m’apprendre comment écrire des vers. Apprendre était ma priorité et devoir abandonner cela pour devenir la femme de quelqu’un était une chose contre laquelle je devais lutter.
Je voulais aider les femmes et les filles. Je voulais que mon parcours soit une histoire positive de résilience, de lutte contre le patriarcat et de défense des droits des femmes. Je savais que cela n’arriverait pas si j’abandonnais pour être l’épouse de quelqu’un. Je voulais que mon histoire soit celle de mon combat et de ma victoire contre ces obstacles.
Se faire ce récit a demandé à Musu beaucoup de résistance. Nous en apprenons plus sur ses actions de résistance de l’enfance à l’adolescence dans la prochaine partie. Cliquez ici pour lire la partie 4.