« Ma rébellion a commencé parce que je suis très sensible à l'injustice » - Rachel-Diane Epoupa Mpacko (Cameroun) – 1/3

Dans notre première interview avec Rachel-Diane, elle a parlé de sa vision du féminisme, de la mode, et de la sororité. Cliquez ici pour lire la première partie de cette conversation-là. 

Maintenant Rachel-Diane nous parle à nouveau, cette fois de sa résistance comme jeune fille. Dans cette interview, elle nous raconte la joie et la violence de son enfance, sa résistance dans sa famille en tant que jeune fille (Partie 2), et l’effet de cette résistance sur sa vie (Partie 3)

Rachel-Diane a été interviewée par Françoise Moudouthe à la fin de 2019, dans le cadre d'un projet mondial documentant la résistance des filles. La conversation a été éditée dans cette interview en trois parties par Françoise, Nana Bruce-Amanquah, et Edwige Dro pour notre série #GirlsResistWA. Vous pouvez trouver plus d'informations sur la série ici.

Avertissement: cette conversation contient des mentions de violence et d’abus qui pourraient choquer celles qui nous lisent. Veuillez prendre un moment pour décider si vous souhaitez continuer la lecture. Si vous continuez, nous vous encourageons à vous concentrer sur votre bien-être et d’arrêter la lecture à tout moment, selon vos besoins.

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Rachel-Diane, merci d’avoir accepté de participer à cette série sur les filles et leur résistance contre l’ordre patriarcal. A quel âge dirais-tu que ton adolescence a commencé et pourquoi ?

Mon adolescence, c’était entre 12 ans et 18 ans. Je dis 12 ans parce que, c’est probablement la période où le chaos a commencé (rires). Avant cette période, je savais que j'étais une fille, mais je me sentais surtout comme une enfant. J'étais un vrai « garçon manqué » : je courais, je montais sur les arbres, je jouais à la guerre. Les filles jouaient avec les garçons, on se lavait ensemble. Enfant, c’était courant, on ne percevait pas vraiment de différence.

Mais vers 12 ans, une fois que mes seins ont poussé et que j’ai eu mes règles, là j’ai pris conscience qu’il y a une différence : je suis désormais une fille, que je dois me comporter en tant que tel. C’est-à-dire, je ne devais plus parler très fort, je devais prendre d’avantage soin de moi, être propre… c'était en tout cas la perception de comment une fille bien devait se comporter pour moi à l’époque.

De façon générale, comment est-ce que tu décrirais la jeune fille que tu étais ? 

Toute petite, j'étais curieuse, et je questionnais tout. J'étais aussi cette enfant qui voulait tout découvrir, découvrir le monde, donc j'ai passé beaucoup de temps avec des grandes personnes. J'étais très joyeuse, pleine d'amour pour tout le monde. Rêveuse que j'étais, tout était beau, quand tout allait bien et quand mes parents allaient bien. La dépression est venue plus tard, quand j'ai eu l'impression que mon monde s'effondrait. 

On va y revenir. Parle-moi de la fin de ton adolescence : qu’est-ce qui a changé quand tu as eu 18 ans ? 

Vers 18 ans, j’ai quitté la maison de mes parents et je suis allée à l'université. C'était un pas vers l’indépendance. À 18 ans je commençais à envisager l'avenir par moi-même, à prendre des décisions d'adulte, être à l'université et vivre seule dans un appartement… Je me sentais un peu plus adulte, comme une femme. 

Merci d’avoir posé ce cadre. Retournons où tout a commencé. Où as-tu grandi ? C'est où chez toi ? 

J'ai grandi à Douala, c'est ma ville natale. C'est là que je considère comme étant chez moi. Je vivais avec mes parents, mes frères et sœurs, un de mes cousins, le petit frère et la sœur de ma mère. J’ai grandi dans une famille de classe moyenne, et dans un environnement très communautaire. Mon village paternel, c’est un village urbain organisé autour de la chefferie traditionnelle et une église. Dans mon village, je connaissais tout le monde. Lorsque j’arrivais à l’entrée du village, je le traversais en disant bonjour à tout le monde : « Bonjour Tata, bonjour Tonton, bonjour Grand-mère. »

C’était comment de grandir dans cet environnement ? 

C’était beau de grandir dans mon village avec toute la communauté. Mais cela venait aussi avec une pression : pression de la communauté, pression familiale, pression du village et de certaines traditions. On pouvait sentir le poids de certaines valeurs traditionnelles. Par exemple, l'importance d'avoir un garçon. Surtout pour quelqu’un comme mon père, qui était perçu comme un modèle de réussite dans mon village. Pour un profil comme le sien, il lui fallait à tout prix un héritier. Mes parents ont eu cinq filles, avant d'avoir un garçon. C’est quand mon frère est arrivé que je me suis dit pour la première fois : « OK. Il y a quand même une différence entre les garçons et les filles. » 

Avant l’arrivée de mon frère, je ne sentais pas tant une différence. Mon père était très fier d'avoir des filles. Il nous a donné une éducation assez moderne : nous sommes allées à l’école. Nous nous habillions comme nous voulions. Pourtant, ça restait tellement important pour lui d'avoir un garçon. Je pense que cela lui venait de cette pression culturelle d’avoir un héritier.

Qu’est-ce qui te rendait heureuse, qui t'apportait de la joie, du fun ? 

La communauté, vraiment. J’aimais passer du temps avec la famille et les gens du village. J’ai toujours apprécié les choses les plus simples. Comme quand tous les enfants du quartier sortaient se laver sous la pluie. J’aimais les jeux qu'on jouait ensemble, les activités culturelles traditionnelles, comme les contes que les oncles et les grand-oncles nous racontaient. Manger ensemble, c'est très camerounais de se retrouver autour d'un bon repas. Oui, c'était vraiment ça qui me rendait heureuse :  la famille, la communauté, le partage. 

Et la mode, bien sûr ! Ma mère est couturière. Elle nous a communiqué l'amour du vêtement. Donc c’est très tôt que je disais : « Maman, je veux ce tissu, je veux que tu couses ma robe comme ceci. » Dès que j’ai su dessiner, j’ai commencé à créer mes propres vêtements : je les dessinais et ma mère les cousait. Donc il y a cet environnement dans lequel j'ai grandi : la mode, des beaux vêtements, mais aussi le sens de la communauté et le sens du partage. 

C’est clair que la mode est pour toi quelque chose d'important. Quand je t’ai demandé de préparer cet entretien en apportant des objets qui illustrent ton récit, tu as apporté la photo d’un mannequin.

Le mannequin fait référence aux valeurs que je porte et aux causes que j’aimerais défendre avec les vêtements féminins que je crée à ma marque, Niango. Je promeus des messages positifs féminins, le savoir-faire des femmes artisanes, la formation et à l'autonomisation des femmes via le textile ou d'autres formes d'art de l'industrie du textile en Afrique. Le mannequin me rappelle ma créativité et me rappelle que mon projet est vivant.

Quelles personnes étaient les plus importantes dans ta vie, pendant cette période où tu étais une adolescente ? Et quels étaient tes rapports avec elles ? 

Dans l'ensemble, j'étais très proche de mon père. Adolescente, je l’étais un peu moins pendant la période de crise que traversaient mes parents. Je suis alors devenue plus proche de ma mère. Ma mère était devenue très importante pour moi car il y avait ce besoin de la protéger. Et donc je passais beaucoup de temps avec ma mère, mes frères et sœurs aussi. 

J'avais mon cousin, qui vivait en Italie, qui était aussi important pour moi ; on s'écrivait des lettres tout le temps. J'étais allée passer des vacances en Italie quand j'avais 13 ans. Ce voyage m’a permis de goûter à une forme de liberté et d’accéder à une façon différente de penser. Ça m'a fait du bien. Mais le retour à Douala après ce voyage a été un choc pour moi, surtout que je suis rentrée justement au moment où la violence a commencé. 

Qu’est-ce que tu veux dire que tu parles de la violence ? 

Je veux parler de l'insécurité grandissante à Douala. J’avais environ 13 ans. C’était une période au cours de laquelle il y avait beaucoup de braquages dans les maisons. Les femmes étaient violées. Il y avait des enlèvements d’enfants. Je me souviens qu’avant tout cela, les adultes nous laissaient rentrer de l’école à la maison à pied. Idéal pour moi qui aimais marcher et me balader. J'avais cette impression de liberté. Mais avec l’insécurité grandissante, les enlèvements d'enfants, dont les organes étaient vendus, tout ça a été coupé. 

C'était connu de tous. Lorsqu’on attrapait les bandits, on les brûlait vifs. J'ai vu des gens se faire brûler devant moi sur le chemin de l'école. On a aussi eu des braquages chez nous. Pendant l’un d’eux, nous avions entendu un des bandits menacer de violer ma mère. Mon père lui avait été violemment tabassé et est d’ailleurs passé à la radio à l’issu de cela. Oui, c'était horrible pour une fille sensible comme moi. C’était cette violence, l'insécurité et tout le reste, qui avaient créé ma dépression. 

Je me suis alors mise à écrire beaucoup. Je me réfugiais dans mon journal intime.  Ça m'aidait. Mon besoin de parler était encore plus important. J’avais besoin de me sentir en sécurité, d'être rassurée. Mais les gens autour de moi n'ont pas compris que c'était une dépression, et puis je cachais mon malaise. À cause de cette insécurité, mais aussi des problèmes avec mes parents, des problèmes dans mon village : l'alcoolisme et la violence conjugale, je réalisais que mon monde changeait, mon monde s’effondrait. 

Oh là ! Et donc votre foyer est passé de l'harmonie à quelque chose de plus traumatique ? 

Oui, j’ai pourtant grandi avec un père que je dirais progressiste. En effet, malgré la pression de la famille d’avoir un garçon et les commentaires négatifs qu’il recevait lorsqu’il cuisinait pour sa femme, lui il répondait : « Ce sont mes enfants », « laissez ma femme tranquille ». Puis tout d'un coup, il a cessé. Mon père est un réel paradoxe, même pour moi parfois. Mais oui, tout a changé. Lui et moi avons eu pas mal de problèmes et de tensions. 

J'ai aussi grandi dans un environnement où la violence conjugale était la norme. Les violences conjugales dont j’ai été témoin dans mon village intégraient tous les aspects : physiques, sexuels, financiers, et psychologiques. Mais la violence physique était la plus évidente. Je n’ai pas connu de femme dans mon village qui n’en aient subi au moins une fois. C’était comme un fléau mais les femmes ne pouvaient même pas en parler comme ça. Elles avaient elles-mêmes intégré que tout ça c'était normal, et moi aussi. Et si sur le spectrum (le baromètre), mon père n'était pas le plus violent, cela n’en n’était pas moins destructrice.  

Pour ma part, j'étais une fois cette enfant qui voulait toujours plaire aux parents, être bien perçue, bien vue. Cela m’a valu bien des faveurs des adultes. Je faisais ce qu'on me demandait de faire. J'étais vraiment cette enfant un peu trop sage dès fois. Ma rébellion a vraiment commencé parce que je suis très sensible à l'injustice et aux inégalités. 

Je n’ai pas perçu le fait que j’ai commencé à me féminiser comme une injustice. J’ai suivi le mouvement, c’était plutôt présenté comme ce qu'il faut faire quand on devient une femme, comme quelque chose de bien. Non, la vraie injustice pour moi, c'est quand j'ai vu le traitement des femmes dans mon village. Et c’est là que j'ai commencé à me rebeller.

Dans la deuxième partie, nous parlerons de cette rébellion. Cliquez ici pour lire la conversation.