« J'ai grandi avec le sens du droit d'aînesse » - Rachel-Diane Epoupa Mpacko (Cameroun) – 2/3

Notre conversation sur la résistance avec Rachel-Diane, créatrice de mode camerounaise, continue. Après que Rachel-Diane a décrit son enfance dans la première partie, elle explique comment elle a résisté contre la violence conjugale dans sa famille. 

Rachel-Diane a été interviewée par Françoise Moudouthe à la fin de 2019, dans le cadre d'un projet mondial documentant la résistance des filles. La conversation a été éditée dans cette interview en quatre parties par Nana Bruce-Amanquah, Edwige Dro, et Françoise Moudouthe pour notre série #GirlsResistWA. Vous pouvez trouver plus d'informations sur la série ici.

Avertissement: cette conversation contient des mentions de violence et d’abus qui pourraient choquer celles qui nous lisent. Veuillez prendre un moment pour décider si vous souhaitez continuer la lecture. Si vous continuez, nous vous encourageons à vous concentrer sur votre bien-être et d’arrêter la lecture à tout moment, selon vos besoins.

**********

C’était à quel moment dans cette période de jeunesse que tu commences à remettre en question les choses telles qu’elles existaient autour de toi ?

J’étais tombée sur ce livre dans la bibliothèque de mes parents : « Victoire ou la douleur des femmes » de Gilbert Schlogel. C’est un livre qui parlait du début des mouvements féministes en Europe. Dans l’environnement dans lequel j’ai grandi, il y avait plus urgent pour les femmes que de se questionner ou de résister. Je pense qu’on avait intégré, entre guillemets, « le statut inférieur » des femmes. Donc ce livre a planté comme cette graine dans ma tête. J’ai compris en le lisant qu’il était possible de pouvoir s’insurger, de se battre, de lutter pour ce en quoi l’on croit. Ce livre a été comme un wake up call [sonnette d’alarme]. Et puis en lien avec les violences conjugales que subissait ma mère j’ai pu me dire : « je ne veux plus voir ma mère souffrir, je ne voudrais pas non plus me retrouver dans cette situation », et en fait, personne ne doit vivre ça et il faut faire quelque chose. 

Nous allons parler de cela, mais avant, je voulais te demander : ça veut dire quoi pour toi de résister ? 

Pour moi résister veut dire ceci, lorsque je me pose la question de savoir : « est-ce que cette chose est juste ? Est-ce que cette chose fait en sorte que des personnes soient traitées dignement ou se sentent dignes ? » Et si la réponse est « Non », alors il faut faire quelque chose contre ça, avec les moyens qu'on a et avec les ressources qu'on a.

Cette première fois que tu t'es dit « Aller, c'est moi qui vais résister » et que tu l'as fait, tu peux m'en parler et me donner un peu de contexte ? 

J'ai grandi avec le sens du droit d'aînesse. Avant de devenir l’enfant aînée, j'avais des sœurs aînées qui vivaient avec moi dans la maison de mes parents. C’était très important de laisser l'aîné.e jouer son rôle. Quand mon père frappait ma mère, généralement, c'était ma sœur aînée qui s'y opposait. 

A ce moment-là j’étais soulagée de ne pas avoir à intervenir. Je vivais un conflit intérieur parce que j'étais très proche de mon père, et je me demandais s’il allait mal le prendre ou l’interpréter comme si je ne l’aimais pas, si je m’opposais à lui et si je me rapprochais de ma mère. Jusqu'à ce que je me dise peu importe, je dois faire quelque chose à propos de ça. Entre temps il y avait cette petite résistance du quotidien : « Papa, non, ne fais pas ça, ce n’est pas correct. » Ou alors, « Papa, laisse maman comme ça, ne la tape pas trop fort. » Puis mes sœurs ainées sont parties à l’université j’avais environ 16 ans. Je me suis donc retrouvée l'aînée à la maison, et je devais me comporter comme telle. J'étais désormais celle qui devait défendre ma mère, puisque les autres n'étaient plus là. 

Et ainsi vint le jour où tu devais la défendre ? 

C’était beaucoup plus que ça. C’est ce jour où, pour la première fois, mon père a frappé ma mère dans la rue. Avant, cela se passait toujours dans la maison. Je me souviens que ce jour, je rentrais de l'école, et c’est à l’entrée du village que les enfants m’ont dit ce qui s’était passé. J'étais tellement en colère et j'avais vraiment honte. Au moins quand ça se passait à la maison, je n'avais pas à répondre de cela et Maman pouvait rester un peu cachée jusqu'à ce que ses blessures ne se fassent plus voir. Mais là, tout le monde a pu voir que mon père était violent, qu’il humiliait ma mère. Je ne pouvais le supporter, je me suis dit que je devais faire quelque chose.

Ma mère était partie directement chez son frère parce qu'elle a eu peur. Quand mon père est rentré à la maison ce soir-là, il nous a dit : « Bonsoir. » Mes frères et sœurs ont répondu, mais moi, non. Il a dit : « Donc tu ne me réponds pas. Pourquoi ? Parce que j'ai tapé ta mère ? » Et puis j’ai répondu : « Mais oui !  Tu te comportes comme ces hommes qui frappent leurs femmes en public. Toi, tu es quand même un homme respectable. » Et là, il me dit : « Depuis quand est-ce que tu me parles comme ça ? » On en revient encore à l’importance du droit d’aînesse. Je lui ai dit : « Pourquoi est-ce que tu te mets maintenant à taper Maman en public ? Ce n'est pas correct, ce n'est pas bien ! » Ce jour-là, I let it out. J’ai laissé toute ma frustration exploser ! 

Mais, tu étais audacieuse, toi ! 

Je te jure ! C’est comme si je n’avais plus peur de ce qui allait m’arriver. Je pense que c’est la graine de rébellion que le livre avait planté : You have a voice! You have a voice! You can use it!  Tu as une voix ! Tu as une voix ! Tu peux l’utiliser ! Je pense qu’inconsciemment, je ressentais cette injustice, ce sentiment que ça n’était pas normal. Mon père nous avait lui-même inculqué ces valeurs : être digne, se comporter dignement, bien se présenter dans la société. Et il avait été le premier à les enfreindre et cette fois au vu de tout le monde. J’avais donc un argument contre lui pour dire : « c’est toi qui commences à enfreindre tes propres règles. » 

Il m’a dit : « Ne me parle pas comme ça, tu me dois du respect. » Je ne sais pas sur quoi je comptais, mais j’ai répondu : « Les parents aussi nous doivent du respect. Ce ne sont pas seulement les enfants qui doivent du respect aux parents. Aujourd’hui tu nous as manqué de respect ! » Je l’ai dit en sachant bien ce qui m’attendrait. Flash ! La gifle est partie ! Il disait : « Tu te prends pour qui pour me parler comme ça ? Tu ne sais pas que dans la Bible on a dit ‘honore tes parents’ ? » Ce soir-là j’ai dit : « Et dans la Bible aussi, on dit de respecter sa femme ! » (rires) Oh mon Dieu, je ne sais pas d’où m’est venu le courage de lui répondre ainsi ce soir-là ! 

Wow !

Et il me frappait, et disait : « Tu veux que je te maudisse, tu ne sais pas que c’est la malédiction de manquer de respect à tes parents ? » Et puis j’ai dit : « De toutes les façons, on est déjà maudits d’être tes enfants ! » Tu sais, quand je suis énervée, je ne filtre plus. Mais je regrette d’avoir dit ça, parce que ça l’a vraiment heurté. 

Mon père m’a frappé ce soir-là ! Plus il me tapait et plus je parlais. Je ne sais pas, c’était l’adrénaline qui faisait son effet ce soir-là. J’étais vraiment en train de défier mon père. Je ne parvenais même plus à me contrôler. Puis lorsqu’il s’est rendu compte que me frapper ne conduirait pas à mon obéissance, il m’a dit que si je n’étais pas d’accord avec lui, alors j’étais libre de partir de sa maison parce que c’était lui le chef de la maison. Alors, j’ai dit : « Je m’en vais » et il m’a demandé : « Tu es sûre que tu veux partir ? Parce que si tu pars, tu ne reviens plus dans cette maison. » J’ai dit : « Je m’en vais, ouvre les portes, je vais partir. » Même dans ce contexte d’insécurité, je suis sortie. C’est seulement après être sortie que j’ai réalisé ce qui s’était passé. Je me suis mise à pleurer. Puis je me suis retournée et j’ai vu tous mes frères et sœurs qui pleuraient derrière moi. 

Je vois, ils ont suivi leur sœur aînée. 

Exact ! Ils m’ont suivie. L'aîné.e a un pouvoir vraiment très important sur les plus jeunes. On a confiance aux choix de l'aîné.e et on a cette confiance que l'aîné.e va nous guider. Il se faisait tard. On n'a pas pris nos affaires. J'ai pris un taxi qui nous a déposés chez mon oncle où ma mère se trouvait et c'est là-bas qu'on est restés pendant à peu près deux semaines. Au bout de deux semaines, un oncle paternel est venu nous chercher pour nous ramener à la maison. On m'a demandé de demander des excuses à mon père mais j’ai refusé. Et ça a créé une succession de tensions entre mon père. Plus tard, il m’avait complètement coupé les vivres. 

Pendant deux ans et demi, nous ne nous sommes pas parlé jusqu’à ce que je commence mon premier boulot. Culturellement, quand tu as ton premier emploi, tu vas voir ton père avec une bouteille de vin pour dire : « Merci Papa de m'avoir donné une éducation, etc. » Donc quand j’ai eu mon premier boulot, j'ai acheté mes deux bouteilles de vin (une pour célébrer le nouveau travail, et une pour le remercier de m’avoir offert une éducation) et je suis allée voir mon père pour lui demander pardon. Et c'est comme ça qu’on a essayé de recréer un semblant de relation. 

Dans la troisième et dernière partie, nous parlons plus de la réconciliation familiale et l’effet de cette résistance sur la vie de Rachel-Diane. Cliquez ici pour lire la conversation.