« Je m'insurge contre les injustices et j’œuvre à construire une société plus équitable » - Rachel-Diane Epoupa Mpacko (Cameroun) – 3/3

Nous finissons notre conversation au sujet de la résistance avec Rachel-Diane, créatrice de mode camerounaise. Nous avons déjà parlé de son enfance dans la première partie et sa grande résistance contre la violence conjugale dans la deuxième partie. Dans cette dernière partie, nous parlerons de l’effet de cette résistance sur sa vie et ce qu’elle considère comme sa grande victoire. 

Rachel-Diane a été interviewée par Françoise Moudouthe à la fin de 2019, dans le cadre d'un projet mondial documentant la résistance des filles. La conversation a été éditée dans cette interview en quatre parties par Nana Bruce-Amanquah, Edwige Dro, et Françoise Moudouthe pour notre série #GirlsResistWA. Vous pouvez trouver plus d'informations sur la série ici.

Avertissement: cette conversation contient des mentions de violence et d’abus qui pourraient choquer celles qui nous lisent. Veuillez prendre un moment pour décider si vous souhaitez continuer la lecture. Si vous continuez, nous vous encourageons à vous concentrer sur votre bien-être et d’arrêter la lecture à tout moment, selon vos besoins.

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Tu viens de raconter comment tu as résisté contre la violence conjugale comme adolescente. Est-ce qu’à l'époque, tu avais l'impression que tu avais fait quelque chose de puissant ? Ou c'est avec le recul que tu peux dire ça ? 

Tu sais quoi ? Je ne m'étais jamais vraiment questionné sur ça. Puissant, je ne sais pas. Je n'ai pas vu ça comme un engagement particulier. Je l'ai fait dans le but de protéger ma mère et aussi pour que mon père cesse d'humilier toute notre famille. Je voyais aussi ça comme si je le protégeais de lui-même, comme si je protégeais sa propre dignité. Donc je n'avais pas conscience de faire quelque chose de puissant, non. C'est maintenant que je prends conscience de la portée de mes actions.

Qui te soutenait dans cette période difficile de résistance ?

C'était très solitaire. Même si mes frères et sœurs pensaient comme moi, personne n'avait jamais osé dire en face à mon père, « ce que tu fais, ce n'est pas correct. » Il y avait cette peur et cette éducation qu’il imposait de respecter ses parents à tout prix. 

Aujourd'hui encore, on m'appelle la rebelle de la famille. Mon père fait souvent des blagues du genre : « Oh si Diane est d'accord, alors tout le monde sera d'accord. » C'est cette étiquette que je porte. Les gens vont venir me parler et je vais aller les défendre. Personne ne va me défendre cependant. C'est en ce sens que c'est solitaire. 

Et est-ce qu'il y avait des gens, en dehors de ton père, qui étaient vraiment contre toi ? 

Dans une culture où on ne peut pas dire au parent qu'il a tort, on condamne plutôt l'enfant qui est perçu comme insolent, l'enfant qui manque de respect à ses parents. Le fait que je choisissais de ne pas saluer mon père quand j'arrivais aux réunions familiales ou aux fêtes du village… c’était quelque chose qui, culturellement, ne passait pas aux yeux de mes oncles et tantes, même s’ils pensaient que j’avais raison dans le fond. Parce que même si l’enfant a raison, il a le devoir de respecter toujours ses parents. C'est aussi l'enfant qui doit toujours aller demander pardon aux parents, peu importe le comportement de ces derniers. 

Avec le recul que tu as aujourd'hui, qu'est-ce que tu penses que tu aurais fait vraiment différemment ? Et qu'est-ce que tu aurais fait tout pareil ? 

C'est surtout, qu'est-ce que j'aurais pu faire en tant que petite fille ? Dans ce contexte-là, j'avais l'impression d'avoir tellement les mains attachées. C'est pour ça que j’éprouvais le besoin de partir. Quand j’ai quitté le Cameroun, j’ai eu l’impression de souffler. Même si maintenant mon pays chéri me manque tellement.  

Il y a aussi qu’en voulant confronter mon père, je suis moi-même rentrée dans un cas de violence verbale avec lui. Je me suis retrouvée dans le même modèle de violence et à réagir comme lui. Ça, j'aurais fait autrement. J’aurais aimé trouver, par exemple, d’autres moyens de verbaliser ma colère et ma frustration pour qu'il change d'avis, ou qu'il arrête d’être violent sans forcément reproduire les mêmes mécanismes de violence auxquels j'ai été exposée. 


Quelles ressources, en fait, auraient pu faire la différence pour toi ? Qu'est-ce que tu aurais voulu avoir à ta disposition pour vraiment résister d'une façon plus efficace ?

Ouf ! Du soutien. J'aurais eu besoin d'avoir déjà un environnement qui s'insurge contre ça, qui ne normalise pas la violence faite aux femmes, qui ne normalise pas le fait qu'une femme ait la côte cassée et que personne ne s'insurge ! J'aurais eu besoin que les adultes jouent leur rôle et ne laissent pas une enfant de 16 ans se faire bastonner parce qu’elle voit que personne d'autre ne réagit ! Excuse-moi, c'est toutes les émotions qui sont en train de remonter. 

Je te comprends, tu veux qu'on fasse une petite pause ? 

Non, c'est bon... c’est une bonne chose que ça sorte (rires). C'est aussi parce que c’est la première fois que j’ai vraiment l'occasion de parler de ça. 

J’aurais eu besoin que les adultes ne laissent pas une enfant lutter, qu’ils ne normalisent pas le fait que des enfants voient à répétition leur mère se faire bastonner, au point d'avoir la côte cassée, un œil au beurre noir, sans réagir. J'aurais aussi eu besoin par exemple du soutien de mes frères et sœurs, aux moments où les tensions étaient à leur apogées avec mon père, qu'ils ne me laissent pas lutter seule. Mais j’ai compris le sentiment d'impuissance auquel ils faisaient face et la peur de subir les mêmes représailles que moi. 

Nos sociétés souffrent tellement. Il y a tant de choses à faire, tant de sensibilisation à faire. Et moi, je souhaitais apprendre. Je voulais apprendre comment on organise des communautés. Je voulais apprendre comment faire une campagne de sensibilisation efficace. 

Lorsque je pense à mon village, je vis un conflit intérieur. D’une part, je chéri ce qu’il m'a apporté : le sens de la communauté, le vivre ensemble, et l'amour du prochain. D’autre part, je suis révoltée en pensant à la manière dont on y traitait les femmes. Donc oui, j'aurais aimé plus de soutien, mais aujourd'hui j‘apprends à devenir le soutien que je n’ai pas eu petite fille.

Comment est-ce que ta résistance prend forme aujourd'hui ? 

J’ai fait des études en Développement Économique et Communautaire à mon arrivée à Montréal. Je travaille aujourd’hui sur les questions Équité Diversité et Inclusion dans la sphère du développement International et Communautaire. 

Il y a ma marque de vêtements Niango. C’est une marque alternative qui challenge les courants dominants en mettant l’accent sur la transparence et le travail équitable, la valorisation des savoir-faires artisanaux de communautés de femmes, et la sensibilisation sur les problématiques qui les touchent. Les messages de ma marque sont très ancrés dans l'égalité des genres, la valorisation des parcours féminin, l'insistance sur leur force et liberté, l'insistance sur leur identité, et leur authenticité. Je crois aussi fortement à la nécessité pour les femmes d’être autonomes. Je pense que dans un contexte capitaliste, une bonne partie de la libération des femmes passe par leur autonomisation économique, plus d’accès à une éducation et ainsi, développer leur pouvoir pour se sortir du cycle des violences. 

Comment vois-tu les connexions entre les actes de résistance que tu as posés en tant que fille, et ton activisme ? 

Je vois le rapport avec ma trajectoire professionnelle. Je le vois aussi sur la manière dont j'éduque mes enfants aujourd’hui. Avec mon fils par exemple, c'est vraiment important pour moi de lui inculquer les notions d’égalité des genres, qu'il n'ait pas de discours qui donnent l'impression qu'en tant que garçon, il se sente supérieur à une fille. Ça commence par l’éducation. 

Je pense aussi que c'est important d'avoir des modèles ou des figures féminines fortes. Parce que les enfants ont tendance à reproduire les choses par automatisme. Avec ma fille, j’essaye d’être un modèle dont elle peut s’inspirer. Je veille aussi à ce qu'elle développe son estime d'elle-même, qu'elle ait conscience de sa valeur, ses droits, et libertés. 

L’autre objet que tu as apporté pour représenter ta résistance était un tableau avec des mots inspirants. Quelle symbolique porte ce tableau pour toi ?

Le tableau montre un texte que j’ai demandé à une artiste infographiste d’inscrire à la main. Le texte est pour moi un mantra. Plus jeune, mon père avait aussi des mantras qu'il nous faisait réciter. À l’époque ça me saoulait, je me disais « à quoi ça sert ? » Mais je me rends compte que ces mantras sont importants, qu'à force de réciter quelque chose, sans s'en rendre compte, ça devient ce qui nous anime plus tard. Aujourd’hui, ces mots s’intègrent dans ma vie et aussi dans l'éducation que je donner à mes enfants : I believe in you (je crois en toi), be bold (sois audacieux/se), be brave [sois brave], speak up (n’aie pas peur de dire ce que tu penses), believe in yourself (crois en toi). 

J'ai une fois entendu ma fille à trois ans (à l’époque) dire : « Don't touch me (ne me touche pas), I don't want to do that (je ne veux pas faire ça), my body is mine! (Mon corps c’est à moi !) Right, Mommy? (N’est-ce pas, maman ?) » I was so proud! (J’étais si fière !) Ça revient au « be bold, speak up ! », tu vois ? Qu'elle puisse déjà s'affirmer comme ça, ça me donne de l’espoir. C'est vraiment quand je vois comment je vis ma vie aujourd'hui que je peux percevoir comment mon histoire m'a influencée. 

La résistance que tu as posée, notamment en tant que jeune fille, comment est-ce qu'elle a transformé ta propre vie ? 

Ma mère nous disait toujours ceci : « Il faut aller à l'école, parce que si vous allez à l'école, vous pourrez trouver un bon travail, vous allez être indépendantes financièrement et vous n'allez jamais vous retrouver dans la même situation que moi. » Je savais effectivement que je ne voulais jamais me retrouver dans la situation dans laquelle ma mère a été. Donc j’avais toujours ces paroles en tête. Non seulement je ne devais jamais me retrouver dans cette situation et aussi je devais faire en sorte que d’autres femmes ne se retrouvent jamais dans cette situation. » Mon engagement au début était centré sur les injustices faites aux femmes, aujourd’hui, il s’étend aux injustices faites à l’ensemble des minorités et personnes marginalisées. 

Lorsque je sens une injustice, c'est comme si toutes les parties de mon corps me disaient de réagir, et je réagis. Ça fait partie de qui je suis, de l'essence de qui je suis. Les injustices produisent un effet viscéral en moi. Au quotidien, dans mon travail, dans mes prises de positions, je m'insurge contre les injustices et j’œuvre à construire une société plus équitable. Je veux m'assurer que personne d’autre ne se sente aussi impuissante que je l’ai été. 

Est-ce que tu vois comment ta propre résistance inspire ou soutient la résistance d'autres personnes autour de toi ou dans le monde ? 

Je l’ai vu avec mon père. Il y a une forme de respect qui s’est installé entre lui et moi. J’avais déjà remarqué qu’à l’époque, lorsque je lui rendais visite, il y avait certaines choses qu'il ne fait pas. Aujourd’hui, notre relation est apaisée et s’il ne m'a pas demandé pardon verbalement, il a réussi à le faire de tellement d’autres manières. Il y aussi une différence dans la façon dont il a traité mes frères et sœurs après. Par exemple, ce n’est plus arrivé qu’il coupe les vivres à un enfant. 

Aujourd’hui, malgré cette image de rebelle colérique qui me suit, je peux déceler du respect dans les yeux de ma mère et de mes sœurs quand elles me regardent, et ce même si elles ne le disent pas de vive voix. Je le vois dans la façon dont ma sœur cadette et mes petites cousines me voient en modèle. Certaines de mes tantes me citent en exemple lorsqu’elles s’adressent à leurs filles : « Il faut faire comme Diane. » Avant, j'étais plutôt cette personne qu'il fallait à tout prix ne pas être. Lorsque tu commences à résister dans un endroit où tout semble contre toi, bien-sûr tu seras mise de côté. Mais si tu es convaincue que ce que tu fais est juste et bon, ce que tu fais à du sens, tu verras que le temps te donnera raison et ces personnes qui étaient contre toi deviendront vite celles qui te célébreront plus tard. Malgré tout ce par quoi je suis passée, réaliser que ma résistance avait un sens en fin de compte, c'est ça ma victoire à moi.

La grande victoire en effet ! Et maintenant, qu’est-ce qui te donne de l’espoir ? Et comment envisages-tu l'avenir ? Quel genre de monde tu essaies de construire ? 

Ce qui me donne espoir c’est la possibilité d’imaginer le Cameroun, sans ce sentiment de déprime qui m'envahit à chaque fois que j’y pense. Ce qui me donne de l’espoir, c‘est de savoir qu’il m’est désormais possible de transformer ce sentiment en actions. Ce qui me donne de l’espoir c’est d’avoir pris conscience du pouvoir de l’éducation pour les jeunes, c'est la possibilité de pouvoir encourager chez les enfants (surtout aux jeunes filles, en lien avec le poids du patriarcat au Cameroun) l'esprit critique, l’importance de questionner les choses, de s’ouvrir à d'autres façons de penser. Je veux contribuer à exposer les jeunes de mon pays aux opportunités, qu’ils aient plus de choix. Je pense que ça, c'est quelque chose qui me donne de l'espoir. J'imagine un monde où tout le monde, indépendamment de son genre et de ses circonstances, serait traité avec dignité. Voilà ce que je souhaite. Voilà ce qui me donne de l’espoir. 

Quel récit inspirant! Merci beaucoup Rachel-Diane ! 

Cette conversation se déroule dans le cadre d’une série de conversations avec des femmes originaires de l’Afrique de l’Ouest sur le thème de la résistance. Cliquez ici pour voir toutes les conversations.