« La conversion, c’était la plus grande décision que j’ai prise » - Tchonté Silué (Côte d’Ivoire) - 2/4
Notre conversation avec Tchonté Silué, blogueuse ivoirienne et entrepreneure sociale dans le domaine de l’éducation continue. Elle a déjà parlé de son amour pour les livres et le fait d’être une jeune fille studieuse pendant son enfance (Partie 1). Dans cette deuxième partie, elle raconte le processus de sa conversion à l’islam et la découverte de sa passion pour l’éducation pendant son master aux États-Unis.
Tchonté a été interviewée par Françoise Moudouthe fin 2019, dans le cadre d'un projet documentant la résistance des filles dans le monde. La conversation a été éditée par Nana Bruce-Amanquah et Chanceline Mevowanou pour notre série #GirlsResistWA. Vous pouvez trouver plus d'informations sur la série ici.
Avertissement: cette conversation pourrait contenir des mentions de violence et d’abus qui pourraient choquer celles qui nous lisent. Veuillez prendre un moment pour décider si vous souhaitez continuer la lecture. Si vous continuez, nous vous encourageons à vous concentrer sur votre bien-être et d’arrêter la lecture à tout moment, selon vos besoins.
************
Pendant ton adolescence, quels sont les moments sur le plan social et politique en Côte d’Ivoire qui t’ont affectée ?
Je pense à la crise électorale. C'était assez flippant. J’avais 17 ans et j’étais en terminale. À l’époque, c'était vraiment un contexte où il y avait un parti politique pour les gens qui viennent du Nord, un autre parti politique pour les gens de l'Ouest, un pour les gens du Centre, un autre au Sud et tout ça. Certains estimaient que les personnes du Nord n’étaient pas ivoiriennes. C'était vraiment une époque où les choses étaient tendues. Moi, je ne discutais pas de politique et je n’étais pas très à l’aise quand j’écoutais mes camarades de classe en parler. Généralement, je m'éloignais quand on commençait à aborder le sujet. Dans mon quartier, qui était vraiment un quartier majoritairement pro Gbagbo (l'ancien président), on avait un peu peur parce que justement on vient du Nord. Pendant la crise elle-même, j'ai quitté la maison familiale parce que mon école était dans une autre commune. Ma mère pleurait tout le temps parce que des gens ont été brûlés dans mon quartier. Ça faisait peur. Puis ma famille est partie quand ça a commencé à devenir trop chaud. On est parti à Korhogo, une ville du Nord du pays.
Quand tu pensais à l'avenir du pays, tu te disais quoi ? Tu y pensais ou pas du tout ?
Oui, j'y pensais, et j'avais peur ! Je me demandais si j’allais pouvoir revenir passer le bac et je m’inquiétais aussi parce que mon père était resté à Abidjan alors que nous étions tous partis.
Je me demandais quand est-ce qu'on allait revenir chez nous, tout ça. Mais je me suis dit que ça allait finir par se résoudre. Finalement, j’ai passé mon bac cette année-là mais en août, plus tard que d’habitude.
Au début, tu as dit que tu avais 17 ans et tu étais en terminale quand tu sortais de l’adolescence. Est-ce que tu as pensé à ce vécu avec la crise électorale ou est-ce qu’il y a d’autre chose qui a marqué cette sortie de l’adolescence ?
Pour la sortie de l’adolescence, je pense à quelque chose qui m'a marquée dans le sens où j’ai réalisé que je pouvais prendre mes propres décisions. Je pense à ma conversion à 18 ans. La crise post-électorale a quand même joué un rôle important dans cette décision. Pendant la crise, j'avais beaucoup de temps libre et je lisais beaucoup de chroniques sur Facebook. J’ai lu des personnes qui parlaient de leur rapport à l'Islam. Je lisais leurs histoires, je lisais ce qu'elles disaient aussi de l'Islam et ça m'intéressait. J'ai commencé à lire le Coran, à lire des textes et à regarder des vidéos de l'islam.
J’ai commencé aussi à voir une continuité entre l’islam et le christianisme. Je pense que pour beaucoup de personnes non musulmanes, l’islam est totalement différent des enseignements du christianisme ou du judaïsme. Mais quand je lisais, je me rendais compte, qu’en fait on parle des mêmes prophètes que j'ai découverts dans la Bible. Sur le plan familial, il faut savoir que j’ai de nombreux cousins, oncles et tantes musulmans. Et personnellement, je me sentais beaucoup plus à l’aise avec l’idée de prier Dieu sans intermédiaire. J'ai contacté la fille de l'imam de mon quartier et j'ai discuté avec elle. Puis je suis allée voir son père et voilà, c'est comme ça que j'ai décidé de me convertir.
Pendant cette démarche de te renseigner sur l'Islam en vue d'une conversion potentielle, est-ce que tu l'as fait en te disant que c'était un truc que tu devais faire en cachette ou pas du tout ?
Pour mon père, ce n'était pas un problème. Quand j'ai commencé, c'est lui qui m'a acheté le Coran. Je lui en ai parlé et je lui ai dit d'en parler avec ma mère. Je ne pensais pas que j'allais le faire en cachette de toutes les façons, parce que l'imam a dit que je devais informer mes parents d'abord avant de me convertir. J'ai informé ma mère, mais en fait quand je l'ai informée, je crois qu'elle a pris ça comme une plaisanterie. J'étais assise avec ma mère et une de nos voisines, et puis j’ai dit « Ah, je vais me convertir à l'Islam ». Ma mère a rigolé et elle m'a dit : « Pourquoi, tu as un copain qui est musulman ou quoi ? ». Je savais consciemment qu'elle pensait que je plaisantais, mais j'ai considéré que je lui avais donné l’information et que je pouvais sauter le pas. Je suis allée me convertir le lendemain. Plus tard, on a eu une conversation plus profonde.
Et cette conversation-là, elle était comment ?
Elle était tendue ! (Rires) Tu vois, quand je lui ai expliqué par rapport à mes lectures, elle a dit : « Ah OK, comme c'est toi l'intellectuelle de la famille, c'est bien. » Elle ne l'a pas bien pris au début. Ça a pris du temps, mais finalement, elle a accepté. Ça s’est surtout amélioré quand je suis partie étudier aux États-Unis. Mon objectif était de lui montrer que le fait de changer de religion ne voulait pas dire que je ne l’aimais plus comme ma mère. Je lui rapportais plein de cadeaux chaque fois que je rentrais. Et le fait que je sois là-bas lui a permis de visiter les Etats Unis pour la première fois. Après on s’est mises à faire des vidéos ensemble pour apprendre le Senoufo et tout ça nous a beaucoup rapprochées.
Avant, quand tu as dit « je suis allée me convertir », ça ressemble à quoi ? Ça ressemblait à quoi pour toi à cette époque-là ?
La conversion est très simple en fait. Il faut réciter la profession de foi islamique. Je suis allée chez l'imam. Il n’habite pas très loin de chez moi. Je lui ai dit que j'ai informé mes parents et que j'étais prête. Il a dit la profession de foi et moi je répétais après lui. « Achhadou an lâ ilâha illallâh, wa ach-hadou anna mouhammadan abdouhou wa rasoûlouh », pour dire que, j'atteste qu'il n'y a qu'un seul Dieu, qui est Allah et que Muhammad est son messager. Il y avait deux autres hommes présents mais ils n'étaient pas spécialement là pour moi. Ils étaient venus voir l’imam. Quand on a fini, il y a eu des bénédictions. Et puis voilà, c'est tout, c'est en ça qu’a consisté ma conversion.
Comment te sentais-tu en sortant de là ?
J'étais très contente d’avoir sauté le pas, parce qu'il y a longtemps que j'avais envie de le faire, mais que j’hésitais. J'étais assez émue. Quand j'ai fini de réciter la profession de foi, l'un des hommes présents a entonné une sorte de cantique mais je ne sais pas exactement ce que c'était. J’étais quand même assez émue. La conversion, c’était la plus grande décision que j’ai prise, un choix qui n’était pas lié à ma famille. C’était un peu comme une cassure. Voici la raison pour laquelle j’ai dit que c’était le moment où je suis sortie de l’adolescence.
Aujourd’hui en étant adulte, comment tu te décrirais en quelques mots ?
Quand je parle de moi maintenant, je dis que je suis une jeune Ivoirienne, passionnée de lecture, de voyages et d'écriture. Je suis une personne qui est accro aux réseaux sociaux et qui a envie de transformer l'éducation en Côte d'Ivoire.
Est-ce que tu as toujours rêvé de faire quelque chose dans le domaine de l'éducation?
Quand j’étais ado, je rêvais de devenir médecin. Je rêvais de construire un hôpital pour les riches et un hôpital pour les pauvres. Je pensais à deux hôpitaux parce que je me disais que j’utiliserais l'argent que j'aurais à l'hôpital pour les riches pour fournir des soins aux pauvres de manière moins coûteuse ou gratuitement. J'ai abandonné le rêve de devenir médecin, parce que je me suis rendu compte que je ne pouvais pas aller au bloc. Enfin, que je n'aurais pas pu supporter la vue de certaines maladies. Du coup, j'ai dit OK, je ne fais plus de médecine.
Après mon bac, je suis allée en finances, un peu sur un coup de tête, par hasard comme ça, et je me suis rendu compte que la finance n'était pas pour moi non plus. Mais j’ai fini un Bachelor en finances – deux années en Côte d'Ivoire, à l'Université internationale de Grand-Bassam et les deux dernières années aux Etats-Unis, à Georgia State University à Atlanta. Puis j'ai fait une année de master en entrepreneuriat social à Hult International Business School à San Francisco. C'est pendant le Master en fait, que j'ai découvert ma passion pour l'éducation. Je suis toujours dans cette idée de pouvoir avoir des ressources financières qui me permettraient d'aider des gens qui sont moins privilégiés. C'est dans l'éducation que ça s'est transposé.
Qu’est-ce qui s’est passé pendant le master qui a créé cette passion ?
Pendant le master, tout était plus actif. On travaillait sur des projets qu'on présentait en classe, on donnait notre avis, c'était plus interactif. Du coup, je me suis rendu compte qu'on apprend plus facilement comme ça : quand on est engagé dans le processus d'apprentissage.
Mon mode de pensée avant de partir aux États-Unis pour continuer mes études est totalement différent de la manière dont je pense aujourd'hui. Pour moi, ce n’était pas juste le fait d’être aux États-Unis, c’était d’être dans un système éducatif différent. Un système éducatif avec l'esprit de volontariat et de poser des actions. J’ai découvert qu’il n’y a pas que l’école. Il n’y a pas qu’aller à l’école, tu t’assois, tu bosses, tu rends… L’éducation, ce n’est pas que ça. Il y a d’autres choses. Ça a été un grand bouleversement pour moi.
Quand tu dis dans la description de toi-même que tu veux transformer l’éducation en Côte d’Ivoire, ça veut dire quoi ?
Je voudrais créer cette interaction dont je viens de parler dans les écoles. Je me suis rendu compte que notre éducation est trop passive. On se contente de s'asseoir et d'écouter le prof et ensuite on vomit ce qu'il nous a dit sur les feuilles de copie. Au fil des semestres à l’université et des événements auxquels j’ai participé, je me suis rendu compte qu'on a un problème d'éducation parce qu’on n'apprend pas à penser par nous-mêmes. C'est juste ce que les autres nous disent qu'on garde, et puis c'est tout. On évolue avec ça. C'est vraiment quand j’ai vécu là-bas que j’ai vu que la manière de penser de certaines personnes, peut-être avec qui j'ai grandi, est trop carrée. Il y a beaucoup de personnes qui ne sont pas tolérantes et qui ne comprennent pas qu'on puisse être différent. Je sais qu’il n'y a pas beaucoup de personnes qui auront l'opportunité de faire des études à l'étranger et de découvrir tout ce que moi j'ai découvert. Moi, je dirais que ce sont aussi les livres qui m'ont sauvée, sinon j'aurais été un peu figée également. Il faut donc que je puisse rendre ce que j'ai appris à ma communauté. Voilà un peu comment me vient cette idée de : « Je veux changer les choses ».
Quand est-ce que tu as vraiment commencé à vouloir changer les choses autour de toi ? Qu'est-ce qui a provoqué ça ?
Cette idée de changer les choses a vraiment commencé à l'université. Quand je suis arrivée aux États-Unis, j'ai découvert l'engagement communautaire. J’ai fait partie de clubs et j’ai fait des activités de bénévolat. J'étais avec l’organisation Habitat for Humanity, qui construit des maisons à bas coût pour les gens, pour qu'ils puissent devenir propriétaires. Je faisais du bénévolat avec l'Association des étudiants internationaux de l'université pour construire des maisons. Je me rappelle ma première grande expérience avec cette organisation. Il y avait un voyage en Floride. On est parti et on a travaillé pendant une semaine ou deux. Le dernier jour, on nous a présenté la propriétaire et elle était tellement heureuse, tellement contente. Je me suis dit : « Wow ! C'est ce que j'ai envie de faire. J'ai envie de mettre des sourires comme ça sur les visages des gens. »
Est-ce que tu t'es jamais dit que ton potentiel d'être quelqu'un qui pouvait changer le monde autour de toi était limité par le fait que tu étais une fille ?
Ça ne m'est jamais venu à l'esprit que « Je suis une fille, je ne peux pas faire ça ». Après, il y a des petits trucs où on te dit : « Non, tu es appelée à faire des enfants, il y a des trucs que tu ne peux pas faire ». Par exemple, je me rappelle une discussion avec mon père. Je disais que j'aimerais bien travailler dans des organismes internationaux comme UNICEF et UNESCO. Ça voudrait dire beaucoup voyager. Mon père qui était pourtant mon premier supporter m’a dit : « comme tu dois te marier et faire des enfants, tu ne peux pas bouger comme ça tout le temps ». Et quand j’ai répondu que lui, il voyage bien, il m’a répondu que oui, mais lui, il est un homme. A part cela, je ne me suis jamais dit que je ne peux pas changer les choses parce que je suis une femme. Mais je me rends compte que malheureusement on essaie de nous limiter dans certains domaines. Moi, j'ai décidé que ça ne serait pas le cas.
J'étais déjà devenue féministe. J’avais déjà découvert Chimamanda Ngozi Adichie qui te dit : « N'accepte jamais qu'on te dise « parce que tu es une femme » comme une justification suffisante pour ne pas faire quelque chose. »
Quand tu dis que tu es féministe, qu'est-ce que ça veut dire pour toi et comment cette entrée dans le féminisme s’est passée pour toi ?
Je crois que les hommes et les femmes devraient avoir les mêmes droits et les mêmes opportunités. De pouvoir faire ce qu'ils veulent indépendamment de leur genre. En grandissant, on ne m'a jamais dit : « Tu ne peux pas faire ça, parce que... » Ce qu'on me disait par exemple, c'était plus : « Parce que tu es une fille, il faut que tu sois dans la cuisine, il faut que tu fasses les tâches ménagères. Ne reste pas avec le groupe de garçons, il faut aller avec le groupe des femmes. » On ne me disait pas : « Tu es une femme, tu ne peux pas. » En termes de capacités intellectuelles, je ne me suis jamais dit que je ne peux pas faire telle ou telle chose parce que je suis une fille.
Je ne connaissais pas le féminisme à cette époque. Jusqu’au moment où j’ai découvert la vidéo de Chimamanda : « Nous sommes tous féministes. » Et c'est là que je commence à me rendre compte qu'il y a des petits trucs dans la société qui ne vont pas. Que je vois qu'on accorde plus d'importance à la femme qui est mariée, qu'à la femme qui est célibataire. Que les hommes supposent toujours que si une femme a de l'argent, c'est forcément un homme qui le lui a donné. Que le fait d’être une fille, c'est assez dangereux dans le monde. Les mariages forcés, les crimes d'honneur. Je n’ai pas rencontré ces difficultés personnellement mais je me rends compte qu’il y'a pas mal de filles qui les rencontrent. C'est vraiment cette période universitaire-là qui m’a fait prendre conscience de certaines choses. Je ne pense pas à un jour précis, où j'ai dit : « Je suis féministe ». Ça été un procédé qui s'est fait naturellement. Et après, je me suis dit que la meilleure manière d’aider ces filles-là, c'est encore une fois de pouvoir les aider à s'éduquer. Pour qu'elles aussi puissent se dire « Oui, c'est ce que le monde voit qu'une fille devrait être, mais moi non, je ne pense pas que c'est comme ça. Moi, je pense que je suis une personne à part entière et que je peux décider de ma vie comme je le veux. »
Dans la troisième partie, Tchonté va parler de ses pensées sur la résistance, l’écriture, et le Centre Eulis. Cliquez ici pour la prochaine partie.