« J'ai l'impression que toute ma vie tourne autour des livres. » - Tchonté Silué (Côte d’Ivoire) - 1/4
Nous sommes en conversation avec Tchonté Silué, blogueuse ivoirienne et entrepreneure sociale dans le domaine de l’éducation. Dans cette interview, Tchonté nous parle d’abord de son enfance marquée par son amour pour les livres et sa conversion à l’islam (Partie 2). Elle nous raconte ensuite comment elle a commencé à bloguer et créer sa bibliothèque, le Centre Eulis (Partie 3). Pour finir, Tchonté parle du pouvoir de l’action collective et de ses objectifs pour le système éducatif ivoirien (Partie 4).
Tchonté a été interviewée par Françoise Moudouthe fin 2019, dans le cadre d'un projet documentant la résistance des filles dans le monde. La conversation a été éditée par Nana Bruce-Amanquah et Chanceline Mevowanou pour notre série #GirlsResistWA. Vous pouvez trouver plus d'informations sur la série ici.
Avertissement: cette conversation pourrait contenir des mentions de violence et d’abus qui pourraient choquer celles qui nous lisent. Veuillez prendre un moment pour décider si vous souhaitez continuer la lecture. Si vous continuez, nous vous encourageons à vous concentrer sur votre bien-être et d’arrêter la lecture à tout moment, selon vos besoins.
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Bonjour Tchonté ! Merci beaucoup d’avoir accepté de participer à cette série d’entretiens sur la résistance des filles en Afrique de l’Ouest. On commence avec cette question : si on te demande de parler de l'époque où tu étais une jeune fille ou une ado, tu penses à quelle tranche d’âge et pourquoi ?
Je pense à la période de mes 13 ans jusqu’à mes 17 ans, de la quatrième à la terminale. Je pense aussi à l’arrivée de mes premières règles comme le moment qui marque vraiment mon entrée dans l’adolescence. C'est là que je me suis dit « Ah, je suis grande. » Pas grande dans le sens d’adulte, mais dans le sens de « OK, maintenant, je suis à une nouvelle étape. » Je crois que la majorité de mes amies avaient déjà leurs menstrues. Je me demandais donc quand est-ce que les miennes allaient venir.
Tu les attendais, mais quand elles sont arrivées, est-ce que tu te sentais prête ?
Oui, j'étais prête, je savais déjà que je devais acheter des serviettes hygiéniques et tout. Par contre, je ne savais pas qu'il y allait avoir des douleurs après. Les douleurs ne sont pas venues pendant les premières règles. C'est longtemps après que j'ai commencé à en avoir et je n'avais même pas capté au début que c’était lié à ça.
A l'époque, j'avais remarqué que c'était toujours quand j'étais à l'église que je ressentais les douleurs. Alors je pensais que c'était le Diable qui me lançait des attaques. (Rires) C’était comme des douleurs dans le dos, et du coup, je me demandais : « est-ce que c'est le Diable qui me lance des attaques, parce que je suis à l'église ? » C'est après que je me suis rendu compte que ça arrivait au même moment que les menstrues. Peut-être aussi que je me suis rendu compte de ça en ayant les retours de certaines amies qui avaient également des douleurs.
Je veux comprendre le cadre autour de ton adolescence. Où as-tu grandi et avec qui ?
Je suis née à Abidjan. J'ai grandi là en famille avec mes parents, mes frères et sœurs et des cousins. J'ai également vécu aux États-Unis pour mes études mais c'est ici que j'ai passé quasiment toute ma vie. Nous avons une maison avec un grand jardin et j'aime beaucoup le fait qu'on a un peu de végétation ici. J’ai passé pratiquement toute ma vie dans ma chambre. D'ailleurs, ma mère dit que c'est une forêt sacrée. (Rires) On avait une chambre de filles et une chambre de garçons. D'abord en grandissant, je dormais dans la chambre des filles, puis j’ai eu ma propre chambre. J'avais déjà une bibliothèque que je chérissais beaucoup et qui a évolué au fil des ans. C’est sans doute la partie la plus importante pour moi dans la chambre.
Comment est-ce que tu décrirais la jeune fille que tu étais pendant cette période-là ?
Waouh, comment est-ce que j'étais ? J’étais le genre d'élève studieuse, je veux dire le stéréotype un peu de l'intello. La “go” qui aimait lire, qui aimait répondre aux questions en classe, qui aimait lever la main, tout ça. Ce qui me rendait plus heureuse, c’étaient les livres ! Ouais, les livres et les glaces, et c'est pareil aujourd'hui. J'aimais jouer au foot parfois. Je n'étais pas forcément forte, mais je jouais aussi bien avec les filles qu'avec les garçons. Et puis, je dirais qu’en même temps que j'étais aussi vivante, j'avais et j’ai toujours un petit côté introverti. Celle qui a envie d'être seule dans son coin aussi, avec ses livres.
Tu as parlé des livres et de ta propre petite bibliothèque et je vois aussi que le premier objet que tu as choisi pour représenter ton adolescence, c'était un livre. Est-ce que tu peux m'en parler ?
Tu m'as demandé deux objets qui sont importants pour moi. Le livre, de manière générale, tient une place très importante dans ma vie. J'ai l'impression que toute ma vie tourne autour des livres.
J'ai choisi un livre de Chimamanda, parce que c'est l'un de mes auteurs, sinon mon auteur favori. C'est elle qui m'a fait découvrir le féminisme. J'avais l'habitude de lire des auteurs dont les livres étaient parfois manichéens. Et puis là, je découvrais une écriture qui montrait des personnages beaucoup plus humains. Elle m'a marquée aussi par le fait qu'elle mette en avant sa culture et c'est l'une des personnes qui m'a donné envie de me rapprocher de ma propre culture, au point où j'ai commencé à faire des vidéos pour apprendre à parler ma langue maternelle.
Quand tu dis que le livre a une place si importante dans ta vie, est-ce que tu te souviens de quand est-ce que ça a commencé ?
Je lis depuis que je suis petite. Franchement, dès que j'ai appris à lire à l'école, j'ai commencé à dévorer mes livres de lecture. Donc je situe ça à l’époque de mes 6-7 ans, parce que c'est là qu'on commence véritablement à pouvoir lire. Il y a eu une époque, je ne sais vraiment pas si c'était en CE1 ou en CE2, où ma mère a eu un livre d’un auteur camerounais, Josselin Kalla. C'était Les erreurs de maman, et c'était très triste. Elle l'a lu et elle nous l’a raconté à table. Quand elle racontait, moi, je pleurais. C'est à partir de ce moment que mon père a commencé à m'acheter des bouquins pour moi-même. C'est là que j'ai commencé vraiment à dévorer des livres qui n'avaient rien à voir avec l'école. J’ai commencé à lire en public aussi.
Tu peux m’en dire plus à propos de la lecture en public ?
Quand j'étais peut-être au CE2 on m'a fait lire à l'église pendant les obsèques de mon grand-père. Pour moi, c'était un peu banal, mais je me rappelle que ça avait créé un grand « Waouh! À son âge elle lit aussi bien ! » J'ai l'impression que quand j'étais petite, je prenais plus d'initiatives sans avoir peur de ce qui pourrait se passer. Du genre, quand on m'a demandé de faire la lecture, j’ai directement dit oui. Je ne pense pas que je me sois demandé, « est-ce que je vais y arriver ? ». C'est pourquoi j'y ai repensé dernièrement et je me suis dit qu’apparemment, j'avais déjà ça depuis petite en fait. Ça a changé plus tard. Au moment de l'adolescence, le syndrome de l'imposteur avait déjà commencé à naître. Je faisais toujours des choses mais je me posais plus de questions.
On va revenir à ce point du syndrome de l’imposteur, mais d’abord on continue avec le cadre autour de ta vie. Qui étaient les personnes les plus importantes dans ta vie pendant que tu étais dans cette période où tu étais une fille ?
Mes parents. J’avais des amies de collège et lycée, mais les personnes les plus importantes de cette époque étaient mes parents.
Tu peux me parler de ta relation avec tes parents à ce moment-là ?
Déjà à cette époque, j'étais plus proche de mon père. Je suis toujours plus proche de mon père, mais maintenant je me suis rapprochée de ma mère aussi. J'avais une relation plus complice avec mon père. Je porte le nom de sa maman pour commencer, et puis, il a toujours aimé l’éducation et comme j'étais l'enfant studieuse, on s'entendait bien. Ma mère est enseignante de profession. Quand je suis née, elle était directrice d’école. Ensuite elle est devenue conseillère pédagogique. C'est avec elle que je partais à l'école jusqu'à la classe de quatrième. Elle me déposait à l'école et elle partait dans la sienne. En troisième, je suis allée à l'internat. L'internat généralement rapproche un peu plus des parents aussi parce que quand tu n'es pas là et que tu reviens à la maison, tu es un peu plus chouchoutée. Je n'ai pas l'impression que mes parents étaient trop stricts avec moi. J'ai toujours eu l'impression de pouvoir prendre la parole dans ma famille.
Et à ton avis, comment ces personnes importantes décriraient la fille que tu étais?
Je pense que la majorité de mes proches à cette époque me trouvaient bavarde. À la maison, j’étais aussi paresseuse dans le sens où je ne faisais le ménage avec les autres, je ne m’occupais pas de la cuisine, enfin de tout ce qu'on dit être les activités de femme. C'était la plus grosse source de remontrances avec mes parents, parce que je ne faisais pas la vaisselle. Quand tout le monde était dehors, moi j'étais dans ma chambre. Le fait d’être dans la cuisine ou de faire les tâches ménagères m'ennuyait.
Aujourd'hui, on me dit souvent : « Aaah toi tu aimes trop discuter quand on te dit quelque chose. » C'est quelque chose que j'ai eu la chance d'avoir. Je pense que c'est très bien parce que c'est ce qui m'a permis de pouvoir prendre les décisions par moi-même. Me dire « Moi, je peux penser différemment des autres. »
À cette époque de ta vie où tu as commencé à résister un peu, qui t'aidait à réfléchir et à analyser ce que tu voulais changer ?
Ce sont les livres. (Rires) Et puisque c'est mon père qui m'achetait les livres, on va dire que c'est mon père et tous mes livres. En particulier, je pense aux livres de Camara Nangala. Je lisais tous ses livres quand j’étais ado. On a Cahier noir, une histoire de deux enfants qui ont perdu leur mère et dont le père s'est remarié à une autre femme qui avait elle-même des enfants. Et la femme, c'est le stéréotype de la marâtre qui maltraite les enfants. Ils ont décidé de consigner leurs souffrances dans un cahier. À un moment ils ont commencé à se révolter, à manigancer pour que la marâtre puisse partir. Leur souffrance et le processus d'écriture m'avaient marquée. Il y a aussi La dernière chance, toujours de Camara Nangala et Rebelle de Fatou Keita. Je peux te citer plein de livres où je me rends compte qu'il y avait de la résistance et qui m'ont marquée. Aujourd'hui, je vois le livre avec un œil d'adulte et quand j'en parle, je pense au processus d'écriture comme un processus pendant lequel on se dit qu’on va écrire des choses pour résister à notre manière. Voilà un peu le genre d'histoires qui m'ont quand même marquée.
Quel était le rôle de tes parents dans cette prise de conscience ?
J’ai parlé de mon père et comment il me donnait des livres. En fait, non seulement il me fournissait les livres, mais en plus, il me demandait de faire des résumés et on en discutait ensemble. C'était vraiment mon père qui m'encourageait à l'école, qui me disait : « Ouais, tu peux faire ci, tu peux faire ça. » De manière générale, il a fait que j'avais confiance en moi. Et pour ma mère, elle a joué un rôle mais c’était un peu plus inconsciemment. Le fait qu’elle m’ait donné envie de lire à travers son résumé de « Les erreurs de maman ». Mais aussi parce que je trouvais toujours plusieurs livres dans son bureau lorsque je la rejoignais après l’école. Petite, on n’avait pas forcément cette complicité de mère-fille mais elle m’encourageait aussi de manière générale. C'est plutôt aujourd'hui que je suis adulte qu’il y a plus cette complicité, qu’elle me galvanise et me dit plus souvent qu'elle est fière de moi.
Dans la même époque, est-ce qu'il y avait des gens qui te faisaient de l'opposition?
Quand j'étais petite, on me taquinait, on me disait que j'avais un long menton et un front proéminent. Et ça, c'était tout le monde, ce n'était pas forcément méchant pour certains mais c'était le genre de choses qui affectait ma confiance en moi. J'ai écrit un article qui parle d’estime de soi et j’ai pensé aux anecdotes de ma jeunesse qui m’ont touchée. Par exemple, quand j'étais au collège, je faisais la liturgie à l'église. Quelqu'un m'a rapporté qu’il y avait des gens qui disaient que quand je lisais, je faisais des bruits avec ma bouche dans les pauses, comme des claquements de langue. Ça me faisait un peu paniquer, puisque c'était à l'église, devant tout le monde. Chaque fois que je montais sur l’autel je me disais : « Purée, j'espère que je ne vais pas faire ça ! » Donc, je pense que c'est l'une des choses qui m'avait mis un peu de doute par rapport aux prises de parole en public.
Et dans les deux cas, qu'est-ce qui fait que le doute ne t'a pas arrêtée à ton avis ?
Dans le cas de la liturgie, c'était que j'aimais ce que je faisais. Donc, je n'allais pas arrêter parce que certains disaient dans mon dos que je ne le faisais pas bien. Ceux qui disaient ça n'étaient pas à ma place. Donc j'ai juste continué parce que j'aimais ça et que j'avais pris un engagement.
Concernant le complexe sur le physique, je regardais pas mal de vidéos de motivation, surtout quand j'étais à l'université. Je me rappelle la vidéo d’un homme qui est très populaire. Il est né sans membres et il fait des talks de motivation…
Je regardais et je me disais : «ils sont affectés par la maladie mais ça ne les empêche pas de vivre leur vie ». Et puis je me dis qu’au final, c'est Dieu qui m'a créée. Donc je suis parfaite comme je suis et je ne vais pas venir remettre en doute ce que Dieu a fait. Puis je me regardais devant le miroir et je me trouvais magnifique. Finalement, c'est tout ce qui importe, ce que moi je vois.
Dans la deuxième partie, nous allons parler des moments qui ont marqué la fin de l’adolescence pour Tchonté. Cliquez ici pour la prochaine partie.