« C'est soit on décide de suivre notre propre voie, soit on étouffe. » - Tchonté Silué (Côte d’Ivoire) - 3/4
Nous sommes toujours en conversation avec Tchonté Silué, blogueuse ivoirienne et entrepreneure sociale dans la domaine de l’éducation. Elle a déjà parlé de son amour pour les livres, du fait qu’elle soit une jeune fille studieuse pendant son enfance (Partie 1) et de sa conversion à l’islam (Partie 2). Dans cette troisième partie, Tchonté parle de la résistance et elle raconte comment elle a commencé à bloguer et créer sa bibliothèque, le Centre Eulis.
Tchonté a été interviewée par Françoise Moudouthe fin 2019, dans le cadre d'un projet documentant la résistance des filles dans le monde. La conversation a été éditée par Nana Bruce-Amanquah et Chanceline Mevowanou pour notre série #GirlsResistWA. Vous pouvez trouver plus d'informations sur la série ici.
Avertissement: cette conversation pourrait contenir des mentions de violence et d’abus qui pourraient choquer celles qui nous lisent. Veuillez prendre un moment pour décider si vous souhaitez continuer la lecture. Si vous continuez, nous vous encourageons à vous concentrer sur votre bien-être et d’arrêter la lecture à tout moment, selon vos besoins.
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Qu’est-ce que la « résistance » selon toi ?
C'est faire mes propres choix. Aujourd'hui par exemple, je me considère comme une féministe. Je ne veux pas qu'on me dise que je ne dois pas faire telle ou telle chose parce que je suis une femme. Quand je pense à la résistance, je pense à la liberté de choix et au respect du choix des autres aussi. L'une des valeurs qui m'est très chère, c'est le respect des choix. Je suis ravie d'avoir eu des parents qui ont respecté mon choix de conversion. La résistance pour moi, c’est ma liberté de faire mes choix et qu’ils soient respectés par les autres.
Comment est-ce que tu décrirais la façon dont tu résistes aujourd'hui ?
Aujourd'hui, je me vois comme quelqu'un qui veut s'éduquer et qui veut aider les autres à s'éduquer. Mon objectif c'est surtout d’amener les autres à s’éduquer eux-mêmes. Ma résistance c'est contre l'ignorance. C'est contre le fait d'être limité.e en termes de pensées et d'idées. C'est pouvoir se dire par exemple que, quand je vois une information sur Internet qui est peut-être une fake news, je ne devrais pas relayer cette information mais plutôt aller au-delà de ce que j’ai lu. Ma résistance c'est pour amener les gens à réfléchir, à s'éduquer, à apprendre, et puis pouvoir avoir des bases pour prendre leur envol. Pour moi, l'éducation, c'est la base de tout. Je veux fournir l'outil nécessaire pour que chacun puisse choisir sa voie.
Quels sont les exemples de résistance que tu vois ou que tu as observés autour de toi ?
Quand je pense à la résistance, je pense vraiment à des figures féminines que je considère comme des modèles. Donc, je prends Chimamanda Ngozi Adichie, pour son combat pour le féminisme, pour les droits des femmes, les droits de tout le monde. Je pense à la blogueuse Anne Marie Befoune, parce que pour moi, elle ne rentre pas dans un moule. J'adore son écriture et j'aime le fait qu'elle-même aussi, elle se donne la liberté d'agir comme elle voudrait pour sa propre vie, indépendamment de ce que les autres pourraient dire.
J'aime Mylène Flicka, qui est blogueuse aussi pour la même raison, et parce qu'elle fait quelque chose de différent. Ce sont des personnes qui font des métiers qui ne sont pas des métiers pour lesquels on aurait dit : « quand tu grandis, tu fais ça. » Ce sont des choses qu'on a découvertes en grandissant. Je parle d'activisme. Si tu prends le cas de Mylène aujourd'hui, elle a décidé de mettre en lumière les talents africains. C'est quelque chose que tu réalises à un moment de ta vie et tu te dis que le monde a besoin de ça et c’est ce que tu vas lui apporter. Pour moi, ce sont des gens qui ne se laissent pas mettre dans des cases.
Comme tu parles des blogueuses, je pense au fait que tu as choisi ton ordinateur pour le deuxième objet qui est important. Pourquoi tu as choisi celui-là ?
J'ai voulu montrer deux objets qui sont liés à mes passions, le livre et l'écriture. J'écris moins avec les stylos, j'écris plus avec l'ordinateur maintenant ou avec le téléphone. L’ordinateur parce que si aujourd'hui, je jouis d’une certaine réputation, c'est grâce à mon blog, c'est grâce à mes écrits. L'écriture est une très grande passion pour moi. J’ai commencé à bloguer en 2012, quand j’avais 18 ans.
Qu'est-ce qui s'est passé qui t'a donné envie de bloguer ?
J'étais en première année à l'université. J'avais une amie qui avait un blog, sur lequel elle publiait ses photos et elle les accompagnait de petits textes. Donc j'ai découvert son blog, j'aimais bien, et à partir de son blog, j'ai découvert un autre blog qu'elle suivait. C'était le blog de Yehni Djidji. Elle publiait parfois des nouvelles qu'elle écrivait. J'écrivais déjà des histoires au collège et je me suis dit que c'était une bonne occasion de créer un blog pour pouvoir aussi partager mes histoires. Donc c'est comme ça que j'ai créé mon blog.
À ton avis, pourquoi est-ce que les gens résistent ? Quand tu vois ces personnes, que tu admires ou toi-même, quel est le moteur de ces résistances ?
Je dirai, c'est parce qu'on n'a pas d’autre choix. C'est soit on décide de suivre notre propre voie, soit on étouffe. Ce que je fais aujourd'hui, c'est promouvoir la lecture, promouvoir le livre et promouvoir l'éducation. Après que j’aie fait finance à l’université, j'aurais pu dire : « OK, je vais continuer là-bas, aller chercher un bon boulot et m'asseoir dans un bureau ». Mais je n'aurais pas survécu. Je pense que je me serais sentie oppressée. Je pense qu’on n’a pas le choix. On a besoin de faire ce qui vous fait vibrer. Mais je pense aussi que nous qui disons que nous n’avons pas d’autre choix que de faire ce qui nous fait vibrer, sommes des privilégiés.
Est-ce que tu peux me dire plus ?
J'ai eu la chance d'avoir mes parents. Je ne paye pas de loyer. Donc, je peux m'autoriser à dire que je vais faire des choses qui me font vibrer, même si pour le moment, je ne gagne pas des tonnes. Alors que si j'étais dans une autre situation, peut-être que je n'aurais pas pensé pareil. Il y a d'autres personnes de notre génération qui ont des charges financières énormes et qui se disent qu'elles ne peuvent pas se permettre de faire ça. Je pense aussi à mes parents, qui ont suivi un chemin classique. Ma mère est enseignante. Je pense que c'était un statut très considérable à l'époque. Pour mon père, on l'a recruté dans l'une des écoles d'excellence du pays. C'étaient de bonnes opportunités et ils en ont profité. Je pense que les gens de leur génération n’étaient pas des gens qui se disaient « on veut poursuivre nos rêves. » C’étaient des gens qui se disaient : « on veut faire un métier qui nous permet d'avoir de l'argent pour nous occuper de notre famille ».
À ton avis, qu'est-ce qui fait ce changement générationnel entre de la génération de tes parents à la tienne ? Qu'est-ce qui rend possible ce privilège de faire ce qui te fait vibrer ?
C'est l'éducation. Je pense que mes parents avaient une éducation de : « Tu dois bien travailler et ensuite, tu vas t'occuper de ta famille ». J'ai l'impression que maintenant l'éducation est moins rigide, comparée à leur époque. Ensuite, si je prends mon cas, pas par rapport à la génération, mais en tant que personne, j'avais des livres qui m'ont ouvert tellement de possibilités ! Tellement, que je réfléchissais un peu différemment. Ensuite, j'ai eu l'opportunité de voyager, et mes voyages ont davantage ouvert mon esprit. En termes de génération il y a aussi un grand écart, il y a l’internet. On ne pense pas comme nos parents, parce qu’avec les technologies et toutes les informations auxquelles on a accès, c'est clair, qu'on peut voir les choses différemment.
En parlant d'informations et de technologies, je me rends compte que le point commun entre les blogueuses dont tu as parlé et les personnes qui ont initié ta réflexion sur l'Islam, ce sont les réseaux sociaux. Et tu te décris comme une personne qui est accro aux réseaux sociaux. Tu peux me parler du rôle des réseaux sociaux dans ta vie ?
J'ai commencé à utiliser les ordinateurs relativement tôt. En quatrième, comme on n’avait pas de connexion internet à la maison, j'allais dans les cybercafés. Mon rapport à Internet, c'était vraiment aller regarder les vidéos de Lorie sur YouTube ou bien aller sur les sites de rencontres pour adolescents comme Chat.com ou 1,2,3 Love. Et il n'y a qu'une seule personne avec qui j'ai vraiment eu une correspondance prolongée, et puis on s'est vus des années plus tard. Ensuite, il y avait l'époque de Hi5. J’ai découvert Hi5 grâce à une de mes camarades de classe en seconde, et le temps que je dise « Ah, je suis sur Hi5 », on me dit non maintenant, c'est Facebook. Donc je suis passée sur Facebook.
A l’époque on publiait juste des photos et des statuts un peu puérils parfois. En terminale, il y avait la crise, donc on se défoulait un peu sur les réseaux sociaux. C’est là que j’ai découvert les chroniques sur Facebook. Puis, il y a la première année universitaire où j’ai découvert les blogs. J’ai commencé à apprendre à utiliser Internet pour publier des choses, des histoires que j’écrivais, mes pensées. Mon rapport aux réseaux sociaux maintenant… c'est vraiment un rapport avec une plateforme d'expression, d'écriture et de rencontre de gens. Les réseaux sociaux jouent un très grand rôle dans ma vie. En termes d'éducation, en termes d'expression et en termes d'activités même lucratives.
Et en termes de résistance ?
Le blog me permet de partager mes idées qui sont parfois différentes de la norme. Par exemple, quand je me suis convertie, j'avais écrit un article sur ma conversion. C’était sur mon premier blog de l'époque que j’utilisais pour partager vraiment ce que je vivais. Que ce soit des choses qui me frustraient, des choses qui me rendaient heureuse, des choses qui me passionnaient.
Est-ce que tu peux me parler d'une fois où tu as trouvé que l'utilisation des réseaux sociaux était vraiment capitale pour ta résistance aujourd’hui ?
Les réseaux sociaux m'ont vraiment aidée quand j'ai ouvert ma bibliothèque, le Centre Eulis. J’ai commencé avec juste cent livres. Et puis quand j'ai publié la photo sur les réseaux sociaux pour dire que j’étais en train d'ouvrir un centre, j'ai reçu plein, plein, plein de livres ! Aujourd'hui ma bibliothèque est fournie avec quasiment 90% des livres qui ont été offerts par des personnes qui m’ont découverte sur Internet.
Wow !
Oui ! Pour dire que je me suis rendu compte de l'impact que les réseaux sociaux pouvaient avoir sur ma vie. Pareil quand je mets en avant ma culture. Quand j’ai commencé à apprendre Senoufo j'ai eu plein de personnes qui me disaient « Moi, j'apprends la langue grâce à toi, grâce à tes vidéos ». C'est au quotidien que je me rends compte qu'il y a un impact.
Tu peux me parler un peu plus du centre Eulis ?
Le Centre Eulis a ouvert ses portes en avril 2017. La bibliothèque est née de cette envie de transformer l'éducation. Après avoir fait mon master, je suis rentrée en Côte d’Ivoire et je suis allée enseigner dans mon ancienne université à Grand-Bassam. Pendant que j'enseignais, je me disais que j’allais garder mon salaire et investir dans une entreprise sociale. Je précise une entreprise sociale, pas une ONG. Je voulais un projet qui serait lucratif et qui résoudrait un problème dans la société. Pendant cette période, j'ai lu Père riche, père pauvre de Robert Kiyosaki. Il a parlé du fait que quand il avait neuf ans, il a créé une sorte de bibliothèque dans le garage du père de son ami. Je me suis dit bah tiens, je pourrais faire ça aussi vu que moi, j'adore lire. Et donc, je me suis dit que si je crée une bibliothèque, je peux l'utiliser pour faire des activités éducatives, pour tester les idées que j'ai par rapport à l'éducation.
À quoi ressemble le centre Eulis aujourd’hui, quelques années plus tard ?
Aujourd’hui, la bibliothèque est ouverte à tout le monde. Maintenant, j'organise une sorte de club de lecture là-bas chaque mois avec des adultes. On lit chacun un livre qu'on ramène puis on discute et on mange ensemble. Mais finalement, notre cible principale ce sont les enfants du primaire au collège. Et donc on a les livres et les enfants viennent lire. On a des cours d'informatique, des cours d’anglais, des ateliers d’art qui sont tous faits par des bénévoles. Je suis tellement active sur les réseaux sociaux que plein de personnes découvrent le centre et ont envie d'aider. Franchement c'est génial.
Mais en même temps je me suis rendu compte qu’on touchait toujours le même groupe d’enfants. J’ai eu envie d’aller à l’intérieur du pays parce que je ne connaissais pas les réalités là-bas. On a visité deux localités. On est allés dans mon village et un village de l’ouest du pays. Notre hôte à l’ouest du pays était un professeur de lycée qui me suivait sur Twitter mais que je ne connaissais pas personnellement. Aujourd’hui, j’ai envie de visiter plus de localités, de leur apporter des malles de livres pour qu’ils fassent des clubs de lecture et qu’ils ouvrent leur mini bibliothèque en quelque sorte.
Avec le Centre, est-ce qu’il y a une rencontre avec les jeunes qui t’a vraiment marquée ?
L'une des rencontres qui m'a le plus marquée, c'était une petite qui ne savait pas lire alors qu'elle était en sixième. Elle est issue d'un milieu défavorisé. Elle a repris sa classe parce qu’elle allait se promener avec ses amies et ratait certains cours. Pendant ce temps, ces dernières sont passées en classe supérieure. On discutait, elle et moi, et je lui disais : "Mais, regarde-toi, tu as des lacunes à combler. Tu es une fille mais il ne faut pas te dire que tu vas juste te marier. » Sa mère n’est pas allée à l'école. Peut-être que c'est le modèle qu'elle voit aussi et elle ne se rend pas compte de l'importance de l'école. Je lui disais : « Cette année il faut qu'on réussisse à faire plus, parce que tu ne vas pas gâcher ta vie ». J'essayais de lui expliquer qu'il faut sortir de ça, que c'est son éducation qui va pouvoir la sauver.
En tant qu'adulte, qu'est-ce que cette expérience de conseiller une jeune fille a signifié pour toi ? Comment tu t’es ressentie d’être le leader dans ce contexte ?
Quand j'ai commencé à être active, je ne me disais pas particulièrement que ce sont les filles que j’allais aider. Je me disais juste que ce serait la prochaine génération, filles comme garçons. Je suis quand même engagée dans une association, Ahiman Women, qui fait un programme de mentorat pour les jeunes filles au collège. Je suis rentrée en tant que mentor en 2014 et je suis super contente quand on fait nos activités. Je vois que nos filleules sont en train d'avoir les choses que moi, j'aurais voulu avoir quand j'étais au collège. À l'école, j'aurais bien aimé qu'on nous parle de l'importance d'être dans des clubs, de faire des actions communautaires, des formations pour apprendre des choses qu’on n’apprend malheureusement pas à l'école. Franchement, ça me rend super, super heureuse. C'est quelque chose que tu ressens au fond de toi et qui est indéfinissable. Je le ressens aussi bien quand je travaille dans le cadre du Centre Eulis. Je me dis "Wow, on est vraiment en train d'éduquer les gens ! On est vraiment en train de leur donner les bons outils que peut-être nous, on n'a pas eu. » Voilà, ça me rend heureuse. C’est aussi ce que je ressens quand je repense à cette jeune fille.
Dans la quatrième partie, nous allons parler avec Tchonté de la solidarité et de l'impact de sa résistance. Cliquez ici pour la dernière partie.