« Résister, c’est avoir le pouvoir de la remise en question du système » – Anonyme (Afrique de l’Ouest)– 3/4
Notre conversation avec Anonyme continue. Nous avons d’abord parlé de l’inconfort de leur enfance (Partie 1) et, éventuellement de l’acceptation de leurs différences (Partie 2). Dans cette troisième partie, nous parlons avec Anonyme de résistance et du pouvoir de la solidarité dans leur travail dans une association pour femmes queers.
Anonyme a été interviewé.e par Françoise Moudouthe à la fin de 2019, dans le cadre d'un projet mondial documentant la résistance des filles. La conversation a été éditée dans cette interview en quatre parties par Nana Bruce-Amanquah et Edwige Dro pour notre série #GirlsResistWA. Vous pouvez trouver plus d'informations sur la série ici.
Avertissement: Cette conversation contient des mentions de violence et d’abus qui pourraient choquer celles qui nous lisent. Veuillez prendre un moment pour décider si vous souhaitez continuer la lecture. Si vous continuez, nous vous encourageons à vous concentrer sur votre bien-être et d’arrêter la lecture à tout moment, selon vos besoins.
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Quand tu entends le mot « résistance », ça veut dire quoi, pour toi ?
Comment j'entends « résistance » ? C’est avoir le pouvoir de la remise en question du système. C’est le questionnement perpétuel du système dans lequel nous vivons, et le questionnement perpétuel de la société dans laquelle nous vivons. Pour moi la résistance c'est ça.
Quels étaient les exemples de résistance que tu voyais autour de toi ?
Ma mère a été un modèle de résistance pour moi. Aussi loin que je puisse m'en souvenir, je sais qu'elle a résisté à beaucoup de choses, surtout par rapport à moi. Elle a résisté en prouvant qu'une mère seule pouvait éduquer son enfant sans l’aide financière du père. Puis elle s'est mariée, a perdu son mari, et a refusé de se remarier malgré les commentaires des autres. Elle a décidé d’éduquer ses trois enfants, seule. Elle a résisté au fait que les autres personnes avec des petites filles achetaient des robes et des jupes pendant qu’elle achetait des pantalons et des rangers pour moi. Elle pouvait aussi m’imposer des choses, mais elle m'a laissé.e grandir comme ça.
Comme tu l'as dit tout à l'heure, la résistance, c'est remettre les choses en question. Pour toi, quand as-tu commencé à remettre en question le système que tu voyais autour de toi ? Est-ce qu'il y a eu un événement particulier ou un processus ?
J'étais une personne qui remettait beaucoup de choses en question. Donc quand on me disait qu’il fallait faire du mal à une personne ou une autre, ou qu’on devait lui taper dessus pour n’avoir pas respecté quelque chose, je demandais toujours à savoir si on lui avait demandé pourquoi elle n’avait pas respecté la chose en question. Peut-être que cette personne a ses raisons. Je projetais tout cela envers moi parce qu’à chaque fois, je me disais que j’étais né.e dans une société où on me dit de porter des robes et si je n’en porte pas, c'est parce que j'ai mes raisons. Mais on pensait que je voulais faire de la résistance, alors que je ne le faisais pas exprès. Je voulais juste comprendre, comprendre sur quoi les gens basaient leur jugement.
Est-ce que tu penses que cette résistance était ancrée dans le fait que tu étais, comme tu l’as toi-même dit, différente ?
Tout d’abord, je n’avais pas de mots pour définir si j’étais différente en faisant ces questionnements. C’est quand j’ai commencé à écrire, lire, et faire des recherches que j’ai compris qu’il y a ce qu’on peut appeler une différence, sinon pour moi c’était normal. C’était tout à fait normal, on ne devrait pas accuser quelqu’un parce que cette personne ne fait pas comme vous voulez.
Est-ce que tu avais en tête un changement, un objectif, un truc que tu voulais atteindre, que tu voulais voir changer autour de toi ?
Je ne sais pas si j’avais à cette époque des mots, mais je sais que ce que je voulais changer. Je voulais qu’il y ait moins d’injustices. Pour moi, c’était clair que les choses devaient changer. En fait, il y avait quelque chose que je disais souvent, et que je continue toujours de dire : je ne veux pas être quelque part, savoir qu’il y ait quelque chose qui cloche, et je ne le change pas ce qui va mal avant de partir. Même si c’est pour une minute, je dois poser un acte pour qu’il puisse y avoir un questionnement. Oui, ma présence quelque part, dans un endroit hostile ne doit pas se faire sans qu’il y ait un changement, ou un début de changement. Je ne lâche pas l’affaire (rires).
Est-ce que tu ressentais parfois des peurs dans le fait de t’engager dans une résistance, quelle que soit sa forme d’ailleurs ?
Oui, tout le temps. Même aujourd’hui. Je crains toujours de perdre ma vie et de me faire violer.
Est-ce qu’à l’époque tu observais autour de toi des gens comme toi qui avaient perdu la vie ou qui avaient été violé.e.s ? Ou c’était juste des craintes intérieures ? D’où venait ces peurs ?
Je lisais beaucoup et je me documentais beaucoup. Les formes de répression contre les femmes qui revendiquaient ou qui émettaient un tant soit peu de résistance, c’était ça. C’était les deux choses autour de moi : soit on les tuait ou on les violait, ou on les mariait de force. Je savais que le mariage forcé n’allait jamais arriver ; là, j’étais sûre. Mais les deux autres sont des peurs que j’ai constamment.
En revanche, qu’est ce qui te donnait le plus d’espoir dans cette période-là ?
C’était une personne : [Nelson] Mandela. Je me disais que s’il avait pu tenir jusqu’à cet âge, c’est qu’il y avait encore de l’espoir. S’il a pu être enfermé toutes ces années et finalement sortir, c’est qu’il y avait de l’espoir. Il y avait Martin Luther King aussi, même après sa mort, on a su qu’il revendiquait quelque chose de bien, mais plus Mandela.
Est-ce qu’il y a des choses que tu n’as pas pu faire ou que tu n’as pas faites aussi bien que tu l’aurais voulu ? Quel genre de ressources t’auraient permis de vraiment avoir plus d’impact et toucher plus de personnes ?
En termes de ressources, j’avais besoin d'être plus indépendant.e pour pouvoir prendre plus de décisions qui n'étaient pas basées sur la survie. J’avais besoin de rencontrer des personnes inspirantes ou des mentors qui m’auraient permis d’assurer une certaine stabilité et de réviser ma façon de faire. Si je les avais rencontré.e.s un peu plus tôt, je crois que j'aurais fait les choses d’une autre manière. Et aussi quelque chose dont j’avais besoin, c’est ma façon d’être aujourd’hui. Aussi, je ne m'assumais pas comme je m'assume aujourd'hui. Je m’assume plus aujourd’hui qu’avant et je crois que c’est quelque chose qui a aussi contribué à ma façon de mener ma résistance.
Qu'est-ce qui aurait pu t'aider à assumer plus rapidement ?
Je ne sais pas. Peut-être que si je n’avais pas été élevée dans une religion où les personnes, les hommes de Dieu comme on les appelle, n'avaient pas de discours haineux envers la différence, je crois que ça allait beaucoup m'aider.
Pour toi, que veut dire la solidarité ? Comment ça s'est manifesté, en fait, pour toi, personnellement ?
Pour moi, la solidarité, c'est comprendre l'autre d'abord. Comprendre l'autre, écouter l'autre et créer un espace pour cela. C'est ça la solidarité : comprendre, écouter et donner cet espace à l'autre personne de s'exprimer, de parler, de dire son histoire.
Comment est-ce que tu le ressens personnellement quand tu te retrouves dans un espace de solidarité et surtout, qu'est-ce que cela rend possible ? Qu'est-ce que cette solidarité permet à ton avis ?
La solidarité donne de la force. Ça donne de la joie, ça donne du tonus dans nos actions. Je pense à une légende du Bénin, où il y avait un canari plein de trous, c'est-à-dire une jarre tellement trouée et quand on essayait de mettre de l'eau, l'eau coule. Alors tous les villageois venaient boucher les trous avec leurs doigts. Et quand tout le monde venait mettre les doigts pour boucher, l'eau restait dans ce canari et permettait aux autres de pouvoir se servir. C’est cette image qui me vient aujourd’hui, et ça nous permet de maintenir qui nous sommes, de maintenir nos actions, de maintenir notre lutte. Et guérir aussi, de notre lutte, du travail que nous faisons, de notre parcours.
Est-ce que tu peux me raconter un moment où tu as vraiment senti que ton combat personnel connectait avec celui d'autres personnes ?
C'était en 2012 et j'ai participé à la première école activiste, organisée par l’organisation où je travaille actuellement. Cette école m'a permis de rencontrer d'autres personnes comme moi, de la Côte d'Ivoire, du Sénégal, du Burkina Faso, du Cameroun. Et quand on a eu l'occasion de parler de nos expériences, de nos rêves, de nos visions, on s'est rendu compte qu’elles étaient les mêmes. Il était vraiment important de ne plus se sentir seul.es, de savoir qu'on avait des appuis un peu partout, qu'on pouvait faire quelque chose de plus collectif.
Comment as- tu fini par rejoindre ce groupe que tu co-diriges qu'aujourd'hui ?
Donc à cette école, on en a eu à parler de nos visions et tout. Quand je suis rentré.e chez moi, je savais que je devais créer un espace pour les femmes queers comme moi. Tout ce qu'il y avait comme activité chez moi en ce temps n'était dirigé qu'au haut niveau des garçons. Pour moi, il était urgent de créer cet espace pour mes pairs. Il fallait qu'on trouve un bureau auprès d’une association qui puisse héberger nos réunions et discussions. J'ai donc élaboré un document que j'ai présenté à une personne que j'appelle M., une militante queer qui m'a rassuré.e de son soutien. On a commencé à discuter et chaque fois que j'avais des idées, je lui en parlais. Après, elle m'a approché.e et m’a proposé de travailler avec elle.
Mais moi, je n'avais aucune expérience. J'avais mon diplôme d'assurance et je travaillais dans les assurances. Ce que je faisais avec l’organisation était à côté. Il fallait que je fasse quelque chose pour ma communauté, mais je ne pensais pas que je pouvais le faire comme mon travail. Quand j’ai expliqué tout ça à M., elle a compris mais m’a demandé de réfléchir encore et si je le voulais, je pouvais venir travailler avec elle au niveau sous-régional. Je ne me sentais déjà pas utile dans le monde des assurances donc après cette discussion, j’ai tout plaqué pour travailler dans des organisations de femmes queers. J'ai rejoint l'équipe de M. en 2013 en tant que chargée de programme dans plusieurs pays de la sous-région. J'y ai passé deux ans avant de partir en 2016.
Pourquoi ?
Parce que j'étais très malade. Je devais me faire opérer et, bon, je ne savais pas si j'allais survivre ou pas. Je suis rentrée chez moi après mon opération. J’ai pensé revenir aux assurances, mais j’avais découvert quelque chose d’important : je ne pouvais pas faire quelque chose qui ne me venait pas du cœur. Il fallait que je fasse quelque chose qui me parle. Alors un peu plus tard, quand j'ai vu un appel à candidatures dans une organisation, j'ai postulé et j'ai été retenue. Donc je suis revenue encore dans la lutte.
Tu vas mieux maintenant ?
Je crois. J'ai des examens périodiques à faire mais ça va.
Est-ce que tu te souviens du plus bel ou du plus significatif acte de solidarité que tu as toi-même posé ou qui a été fait envers toi ?
Le geste de solidarité que j'ai moi-même posé, sincèrement, je ne sais pas. Mais l'acte de solidarité que j'ai reçu, c'est toujours venant de M. Il y a eu une année où une photo de moi était apparue dans les journaux. Cela m’avait déstabilisé.e, parce que des membres de ma famille m'avaient reconnu.e et j'étais déboussolé.e. M. n'était pas au pays à ce moment-là ; elle était aux Etats-Unis. Mais elle m'appelait chaque jour, à midi et à 18 heures, pendant deux mois. Le fait de m'appeler tous les jours, ça, je ne pense pas que j'oublierai. Même quand je suis revenue chez moi pour me faire opérer, elle a contribué au fait que je puisse retourner dignement et dans les bonnes conditions chez moi (billet d’avion, salaires, fauteuil roulant, etc). Je ne pouvais pas ressentir plus de solidarité que ça. Quand j'ai co-créé la première association de femmes queers, elle était là aussi pour me permettre d'avoir des partenariats. Ce sont des choses qui te font croire en toi, qui te font croire aux actions que tu mènes.
Après la description de cet exemple touchant de la solidarité, nous finissons notre conversation avec Anonyme en discutant l’évolution de sa/leur résistance et ses/leurs visions pour les associations de femmes queers. Cliquez ici pour lire la prochaine partie.