« J’ai compris que j’étais différent.e et je me suis résigné.e à ça » – Anonyme (Afrique de l’Ouest) – 1/4
Nous sommes en conversation avec une personne qui restera anonyme. Dans cette interview, iel nous parle d’abord de l’inconfort de leur enfance comme jeune fille qui ne se comportait pas « d’une façon fille ». Dans la deuxième partie, iel nous dit comment iel a commencé à accepter leur différence (Partie 2). Puis iel nous parle de la résistance et du pouvoir de la solidarité dans leur travail dans une association pour femmes queers (Partie 3). Finalement, nous discutons de l’évolution de leur résistance, l’impact de leur travail, et leur vision d’unité pour les associations de femmes queers en Afrique de l’Ouest francophone (Partie 4).
Anonyme a été interviewé.e par Françoise Moudouthe fin 2019 dans le cadre d'un projet mondial documentant la résistance des filles. La conversation a été éditée dans cette interview en quatre parties par Nana Bruce-Amanquah et Edwige Dro pour notre série #GirlsResistWA. Vous pouvez trouver plus d'informations sur la série ici.
Avertissement: Cette conversation contient des mentions de violence et d’abus qui pourraient choquer celles qui nous lisent. Veuillez prendre un moment pour décider si vous souhaitez continuer la lecture. Si vous continuez, nous vous encourageons à vous concentrer sur votre bien-être et d’arrêter la lecture à tout moment, selon vos besoins.
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Merci pour ta participation à notre série. On commence avec le cadre autour ta jeunesse. Pour toi, quand on parle de la période où tu étais une jeune fille, c’est de quel âge à quel âge à peu près ?
Je pense de mes 14-15 ans, jusqu’à mes 24-25 ans.
Qu'est-ce qui fait que cette partie de ta vie commence à 14 - 15 ans ? Qu'est-ce qui marque cette entrée ?
Je dis 14 - 15 ans parce que c'est le moment où je me suis accepté.e. J’ai compris que j’étais différent.e et je me suis résigné.e à ça. Il y avait le jour de ma confirmation à l'église et je me suis dit : « Allez, ce coup-ci c’est aujourd’hui ou jamais. Je dois savoir qui je suis. » J'ai dormi, je me suis réveillé.e… et rien n'avait changé. Je me suis dit : « OK, d’accord, maintenant tu sais. Tu es différent.e. Il n'y a plus rien à faire ; il faut que tu apprennes à vivre avec. Et il faut que tu t’apprêtes à recevoir les coups qu’il y a à recevoir, à subir les tentations qu’il y aura à avoir. »
On va revenir sur cette différence mais avant, c’était comment ta vie de famille et ton éducation pendant cette période ?
J'ai grandi en Afrique de l’Ouest, en ville avec ma mère dans une maison comme toutes les maisons, je crois. J'ai passé toute mon enfance tout.e seul.e jusqu’à l'âge de 9 ans, puis on est passé à quatre : ma maman, son mari, ma petite sœur, et moi. J’ai été élevé.e dans une religion catholique très carrée, très conservatrice.
Comment est-ce que tu décrirais la fille que tu étais dans cette période de jeune fille ?
J’étais cette personne réservée. J’étais une personne qui faisait attention à comprendre exactement ma différence avant de dire quoi que ce soit ou avant de donner mon point de vue. Je n'aimais pas trop les confrontations. Donc pour ne pas être tout le temps en train de justifier pourquoi est-ce que je préfère ceci à cela, je préférais rester à la maison devant la télé, devant les dessins animés.
J’étais une personne qui était beaucoup plus dans les réflexions et qui se posait beaucoup de questions, qui se disait « Bon, qu'est-ce qui n'a pas marché ? », « Est-ce que je ne fais pas assez d’efforts ? », « Est-ce que c'est moi ? Je ne comprends pas les autres. »
Quand tu parles de différence, qu'est-ce que tu veux dire par là ?
Quand j'ai commencé l'école, déjà c'était bizarre parce qu’à la maison on n’a fait que me parler le français, donc je ne comprenais pas la langue vernaculaire. Donc quand je suis arrivé.e à l’école, tout le monde se moquait de moi. On m'appelait « la petite Française », et personne ne voulait être mon ami parce qu’on ne pouvait pas discuter avec moi. Je suis rentré.e à la maison, j'ai dit : « Maman, à partir d'aujourd'hui vous me parlez la langue maternelle parce que je n'en peux plus. » Au fur et à mesure, quand j'ai commencé à me faire des ami.e.s, les filles trouvaient que je n'étais pas fille, parce que j'avais, paraît-il, des réflexions « trop garçon ». Et quand j'ai commencé à avoir des amis garçons, les garçons trouvaient aussi que je n'étais pas garçon. Je devais appartenir à une catégorie au moins, les filles ou les garçons, mais aucune catégorie ne me voulait !
C’est quelque chose qui m'a beaucoup fait mal. Je n'avais pratiquement pas d'ami.e.s et personne ne me voulait dans sa catégorie. Je partais jouer, on me disait : « Ah non, elle ne peut pas jouer au ballon avec nous, parce que déjà, elle va nous battre. Ça, ce n'est pas cool pour nous. » C’était tout le temps des problèmes, donc j'étais tout le temps à la maison. Et j'en profitais. J'aime la musique, j’ai passé du temps avec mon oncle, le petit frère de ma mère, qui jouait de la guitare et qui jouait beaucoup les chansons de Tracy Chapman en son temps et qui m’inspirait beaucoup.
Tu as inclus un casque dans la photo des objets qui représentaient ton adolescence. Est-ce que les dessins animés et la musique sont toujours des choses qui te rendent heureuse ?
Oui, je regarde toujours des dessins animés. Je ne peux pas dormir sans dessins animés, encore aujourd’hui. Dès que la télé s’arrête, je me réveille. Et dès que je remets, 2-3 minutes après, je dors. J'écoute toujours beaucoup de musique pour pouvoir calmer mon âme, quand je suis en train de réciter mon chapelet, de travailler ou de prier. J’aime utiliser le casque au lieu des écouteurs, parce que le casque m'isole du monde extérieur. Ça me permet d'oublier ce qui se passe autour de moi pour vraiment me concentrer sur qui je suis et ce que je veux faire. Ça me permet de me soustraire de la violence que la société peut représenter pour moi, mon travail, ma famille et puis pour moi.
Oui, je vois. Un motif qui revient souvent quand tu parles, c’est l’habillement. C’est quelque chose qui était important, pourquoi ?
En fait, moi, je ne savais pas. Parce que pour moi, je m'habillais comme je me sentais en fait. Je m'habillais pour être à l'aise en fait. Je n'ai jamais compris pourquoi est-ce qu’on attribuait des habits à un genre ou à un sexe. Les gens me posent encore la question : « pourquoi est-ce que tu portes des pantalons ? » Parce que quand je porte des pantalons, je marche mieux. J’ai dit : « Vous avez vu ma démarche ? Vous pensez que je pouvais bien marcher avec une robe ou bien une jupe ? ». Et quand j'ai commencé à travailler pour le milieu LGBT, il y a beaucoup de personnes surtout au niveau des filles, qui me disaient : « Tu as un style masculin, tu portes des pantalons, donc tu dois marcher comme un mec. » Je ne comprends toujours pas. Je ne porte pas de pantalons parce que je veux être un homme. Je ne me sens pas comme un homme. Je porte des pantalons parce que ça me permet de bien me déplacer, de marcher comme je veux, de m’asseoir comme je veux. Je porte les vêtements que je veux pour me sentir tranquille.
Est-ce qu’à cette époque, tu pensais que cette difficulté avec tes différences était permanente ? Ou est-ce que tu te disais : « Non, j’ai espoir que quelque chose va se passer » ?
Bon, à cette époque, je ne savais pas comment, mais j’étais persuadé.e que rien n’allait changer. En fait, je me disais : « OK, je suis très, très différent.e des autres, et comme j’ai été élevé.e dans la religion catholique, peut-être que c’est avec Dieu que ça peut peut-être changer. » Je crois que c’est ce qui m’a fait entrer au couvent et essayer de me lancer dans les ordres quand j’avais 16-17 ans. Avant d’en sortir à l'âge de 21 ans, je voulais être religieuse. Ma mère m’a dit : « Toi tu n’aimes pas porter les robes…et puis tu veux être religieuse. Tu sais que là-bas, c’est les robes qu'on porte ? » J’ai dit : « Je vais au couvent, mais moi, je vais faire la congrégation où on ne porte pas de robe. »
Et quand je suis rentré.e, j’ai été clair.e avec la Mère Supérieure. J’ai dit : « Vous n'allez pas m'imposer de porter des jupes ni des robes. Je vais toujours porter des pantalons. Je vais faire mes vœux en pantalon, comme les prêtres séminaristes. » On m’a dit : « OK, tu viens d’arriver, le Seigneur va t’aider à changer au fur et à mesure ». Mais au fur à mesure, j'étais sûre et certaine que je ne porterais pas de robes.
Puis tu es sortie du couvent à 21 ans ?
Bon, je suis sortie, et dans mon dossier, il a été marqué : elle refuse l’obéissance. On fait trois vœux quand on veut être religieuse : on fait le vœu de chasteté, le vœu de pauvreté et le vœu d'obéissance. Et pour moi, l'obéissance…j’étais toujours en train de dire : « Oh non ! Je ne suis pas d’accord. Mais pourquoi est-ce que ça doit être comme ça ? » Parce qu’on devait tout le temps obéir à la Mère Supérieure. Peu importe ce qu’elle va dire, il faut obéir. Ce n’était pas humain, d’être obligé.e de faire quelque chose sans avoir son avis sur la question. On a des travaux à faire, je n’en disconviens pas. Mais je ne peux pas comprendre pourquoi on m’impose de faire des choses que je ne veux pas faire ! On passait le temps à me punir. Je faisais la vaisselle de tout le monde. Tu vas faire le jeûne, aller à la messe trois fois par jour, faire la vaisselle, faire ceci, faire cela. Et ça ne changeait rien en fait.
Pour toi, choisir de rentrer dans les ordres, c'était une façon aussi d'essayer de trouver un endroit où tu serais à ta place. Mais au couvent, un endroit exclusivement féminin, est-ce que tu as trouvé ça finalement ?
Non, pas du tout.
Malgré tes conflits avec l’Eglise, tu as choisi le chapelet comme un autre objet dans la photo que tu m’as envoyée. Est-ce que tu peux m'expliquer ce que cet objet représente pour toi ?
J'ai mis le chapelet parce que c'est quelque chose qui me rappelle ma famille. C'est quelque chose qui me rappelle aussi l'amour de Dieu pour moi, malgré ce que les hommes de Dieu me disent. Peu importe ce que vous me direz, je crois fermement que Dieu m’aime comme je suis, et vous n’allez pas me dire le contraire. Je crois en Dieu et c'est mon refuge en tout temps. J'ai toujours mon chapelet sur moi et je l’utilise souvent.
Dans la deuxième partie, nous terminons la causerie sur l’enfance d’Anonyme et parlons des incidents et des personnes qui les ont aidé.e à s’accepter. Cliquez ici pour lire la prochaine partie.