« Je crois que j'ai réussi à libérer les voix » – Anonyme (Afrique de l’Ouest) - 4/4
Notre conversation avec Anonyme se termine. Nous avons déjà discuté de leur enfance (Partie 1), l’acceptation de soi (Partie 2), et aussi de l'importance de la solidarité dans leur travail (Partie 3). Dans cette dernière partie, nous parlons de l’évolution de leur résistance, l’impact de leur travail, et leur vision d’unité pour les associations de femmes queers en Afrique de l’Ouest francophone.
Anonyme a été interviewé.e par Françoise Moudouthe fin de 2019, dans le cadre d'un projet mondial documentant la résistance des filles. La conversation a été éditée dans cette interview en quatre parties par Nana Bruce-Amanquah et Edwige Dro pour notre série #GirlsResistWA. Vous pouvez trouver plus d'informations sur la série ici.
Avertissement: Cette conversation contient des mentions de violence et d’abus qui pourraient choquer celles qui nous lisent. Veuillez prendre un moment pour décider si vous souhaitez continuer la lecture. Si vous continuez, nous vous encourageons à vous concentrer sur votre bien-être et d’arrêter la lecture à tout moment, selon vos besoins.
On a déjà parlé des personnes qui étaient pour et contre toi. Il y a aussi toujours des gens qui observent, qui ne sont pas contre toi, mais qui ne sont pas vraiment avec toi. Est-ce que tu en as beaucoup eu dans ta vie ce genre de personnes, et c’était qui ?
Oui, j’en ai eu. La majorité sont de ma famille. Et j'en ai eu d’autres, dans le monde du militantisme.
Qu’est-ce que tu pensais de voir ces gens qui ont cherché la neutralité. Qu’est-ce que tu ressentais ?
Il y a des années, je me disais que c’étaient des traîtres. Parce que, quoi qu’il en soit, on a toujours une opinion sur quelque chose. Mais le fait de ne pas prendre position, c’est lâche en fait. Mais récemment, je me suis dit que c’est peut-être la société dans laquelle nous vivons qui fait que ces personnes ne se prononcent pas de peur d’être découvertes ou d’être jugées. Et souvent moi aussi je me remets en cause. Je me demande si je n’accentue pas moi-même ce comportement. Je me dis que j’ai eu le privilège d’avoir été élevée par une personne qui m’a appris la liberté d’esprit, de dire ce que je ressens, de dire ce que je pense. Mais d’autres n’ont pas eu ce privilège. Aujourd’hui, je peux comprendre leur position, avec cette société aussi violente dans laquelle nous vivons, où tout geste et tout mot sont interprétés. Quand tu es dans une forme de résistance, tu es sujet.te à des menaces et à des intimidations. Donc oui, je peux les comprendre.
Quand tu parles de penser à ces personnes différemment, je me demande si tu vois ta résistance différemment aussi. Penses-tu qu’il y a des choses que tu aurais dû ou tu aurais pu faire autrement ?
Oui. Il y a beaucoup de choses. Je crois que…les actions que j’ai menées étaient très, très impulsives. Et si je dois refaire les choses, je crois que j’allais beaucoup réfléchir parce que je me dis que si j’avais pris le temps de réfléchir, j’aurais peut-être eu plus d’impact.
Je parle de façon générale, mais ce que je remarquais, c’est que quand je quittais un environnement où j'avais mené une résistance et que je partais, il redevenait hostile et je me disais que je n’avais pas utilisé les bonnes stratégies en fait. Soit l’impact n’était pas durable ou je n’avais pas préparé mon départ.
Qu’est-ce qui a causé cette transition vers quelque chose de plus long terme ?
Je ne sais pas où j’avais vu ça, mais il y a cette expression: « Il faut savoir choisir ses batailles, si on veut avoir des impacts ». Donc je me demande où je dois taper étant donné que je sais que je veux d’une société plus juste. Et j’ai fait l’analyse de savoir qui je suis, quelles sont mes aptitudes, mes compétences, les expériences acquises. Tout ceci m’a permis de définir exactement le genre de bataille et de résistance que je veux.
D’accord, et qu’est-ce que tu as décidé ? Quelle était la conclusion ?
J’ai dit que quand je faisais des recherches sur moi, je lisais beaucoup de choses qui venaient de l’Occident. J’ai donc pensé qu’il fallait qu’on commence par documenter les réalités d’ici pour permettre aux jeunes, ou en tout cas, chaque personne dans le questionnement, de savoir. J’ai commencé par travailler pour la visibilité et l’inclusion.
Est-ce tu peux me dire un peu plus sur ton travail actuel ?
Quand on me dit de parler de mon travail, c’est un peu difficile parce que je ne sais même pas ce que je fais comme travail. Mais je crois que j'essaie de créer un endroit ou un espace propice, un espace sûr pour les gens comme moi. C’est-à-dire, pour des gens qui ne se reconnaissent pas dans les normes que définit la société. Pour les gens qui se sentent en marge de cette société hétéronormée, patriarcale et misogyne. Mon travail, c'est de contribuer un tant soit peu à créer un espace safe où les personnes comme moi peuvent s'exprimer et peuvent être pleinement qui elles veulent être pleinement, pour vivre pleinement sans aucune honte ni peur . Le travail que je fais c’est ça. Je participe à des recherches sur les lois qui emprisonnent le corps des femmes, qui emprisonnent même les corps des personnes LGBT et sur la santé sexuelle et reproductive par rapport aux personnes lesbiennes, bisexuelles, trans et queers.
C’est clair que ton travail est tellement important pour les autres mais il paraît qu’il est aussi important pour toi personnellement. Tu peux m’expliquer pourquoi tu as choisi ton ordinateur comme le dernier objet dans la photo que tu m’as envoyé ?
L’ordinateur représente mon travail, qui est ma deuxième priorité, sinon ma première priorité. Je dis souvent aux gens « Mon travail est mon Dieu » parce que c'est un refuge pour moi. Franchement, quand on me dit « maison », la première chose qui me vient c'est mon bureau. C'est ma chaise et mon PC. Je me sens vraiment chez moi quand je suis devant mon PC. J'ai essayé, mais je ne peux pas me détacher de mon travail. Même sur une table d'opération, je pense à mon travail. Je pense à mon travail plus qu’à moi-même, parce que je me dis que c’est par mon travail que je me sens et que je sais que je suis utile. Je dis souvent aux gens aussi que mon travail, c’est mon cœur. Si tu touches à mon travail, tu touches à mon cœur.
Qu'est-ce que tu vois comme impact de ta propre résistance ?
En termes d'impact, je crois que j'ai réussi à libérer les voix. À permettre à mes pairs, à des gens comme moi, de parler de leur vécu sans craindre de dire des conneries. De pouvoir revendiquer un espace pour dire ce que vous êtes en train de faire, ce n'est pas inclusif, vous avez oublié quelque chose dans votre plan d'action. Je crois que oui, je peux dire que j'ai contribué à cela.
C’est un impact puissant. Est-ce que tu te sens comme une personne qui a du pouvoir ?
Oui, je sais qu’au niveau du mouvement, je suis une personne qui a du pouvoir, même si je n’aime pas trop ça. Au début, j’étais renfermée, parce que je ne voyais personne devant moi qui avait les mêmes différences que moi ou qui avait des blessures. Les personnes qu’on voyait dans le mouvement étaient celles qui sont nées avec une cuillère en or dans la bouche. On ne voyait pas les combats qui ont été menés par ces personnes, ni leur parcours et on ne se reconnaissait pas. Et je crois que c’est quelque chose que nous devons déconstruire et ça fait partie aussi du travail que je fais. Je me présente à l’état brut pour que chaque personne puisse se reconnaître quelque part dans mon histoire.
Et quand on parle de girlhood maintenant…est-ce que tu le définis autrement aujourd’hui, que tu ne l’aurais défini à l’époque ?
Oui. Ma définition de « être une fille » a évolué et je crois que ça continue d’évoluer. Pour moi, quand j’étais encore une plus jeune fille, j’étais cette personne qui devait faire attention à tout : à sa façon de se comporter, de parler, de s’habiller, etc., parce que j’étais exposée à beaucoup de risques. On se demande si on ne pas être violé.e, insulté.e. Je me demandais si on n'allait pas me traiter de sorcière si je ne mariais pas ou si je n’avais pas d’enfant. Il faut travailler à un monde où on ne pense plus à ça. Aujourd’hui, ma définition de « fille », c’est une personne qui a le droit d’être qui elle veut, d’arrêter de faire attention, et de vivre pleinement. En fait, c’est pourquoi je travaille pour faire baisser les gardes, c’est pour enlever ces obstacles qui empêchent la fille de s’épanouir.
Finalement, quand tu regardes vers le futur, qu'est-ce que tu espères voir changer ? La libération, le changement, pour toi ça ressemble à quoi ?
Quelque chose qui me peine beaucoup sont les nouveaux bailleurs de fonds qui font la cour actuellement à ce mouvement-là. Je me rappelle que quand on avait commencé à travailler sur la question des femmes queers en Afrique de l’Ouest, francophone surtout, et personne n'était intéressé. On ne voyait pas ce que ça pouvait apporter. Le SIDA et la plupart des résultats et de recherches parlaient des hommes gays et rien d'autre. Quand on a commencé à parler de l'existence des femmes queers, de leurs besoins, de la façon de construire un mouvement, de comment les impliquer dans les autres actions de justice sociale, personne ne nous écoutait.
Mais aujourd'hui que les mouvements et les associations ont commencé à prendre forme et devenir forts, on voit des bailleurs de fonds qui nous avaient refusés, qui nous avaient fermé la porte au nez, revenir pour faire la course. Et pire encore, ce sont ces bailleurs-là qui veulent définir l'agenda. Mais ces associations qui viennent de naître sont encore fragiles et du coup, elles acceptent de prendre l'argent de ces bailleurs au détriment de leur propre agenda afin de pouvoir survivre. Ça, c'est la nouvelle bataille. Oui, on a besoin d'argent, mais c'est nous qui disons comment et quand on va l'utiliser.
Je veux voir les associations de femmes queers en Afrique de l'Ouest francophone surtout, unies avec une vision politique claire et non influencée, comme on le voit aujourd'hui. On a besoin des associations authentiques, radicales, qui sont indépendantes et autonomes, qui définissent elles-mêmes l'agenda de ses bailleurs. Ma vision, c'est de voir toutes ces voix-là unies afin de vraiment mener une action, soit plus au niveau des pays, soit au niveau de la sous-région.
C’est vraiment une vision puissante. Merci Anonyme d’avoir partagé ton récit avec nous.
Cette conversation se déroule dans le cadre d’une série de conversations avec des femmes originaires de l’Afrique de l’Ouest sur le thème de la résistance. Cliquez ici pour voir toutes les conversations.