« Nous, les féministes africaines, nous sommes une ressource précieuse » – Dinah Musindarwezo (Rwanda) – 4/4

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Depuis le début de notre conversation, la militante rwandaise Dinah Musindarwezo s’est confiée sur comment son engagement féministe a orienté ses choix de vie – carrière (1e partie), relations familiales avec ses parents (2e partie) et mariage et maternité (3e partie). En bonne nerd que je suis, je me devais de poser à cette brillante experte des questions plus générales sur les droits des femmes en Afrique.

Toutes les deux, nous faisons un travail de plaidoyer qui porte essentiellement sur les politiques régionales et internationales. C’est notre boulot. Ça t’arrive de te demander si ton travail fait vraiment une différence dans la vie des femmes africaines, alors que leurs préoccupations sont tellement éloignées de l'Union africaine, de l'ONU et toutes ces autres institutions avec lesquelles nous travaillons ?

Je vais te donner l’exemple d’une jeune fille qui avait été violée à l'école, en Zambie. Il n'y avait pas de loi qui le protégeait, mais elle a intenté une action en justice en se basant sur le Protocole de Maputo, qui est un protocole porté par l’Union Africaine. Non seulement elle a obtenu gain de cause, mais en plus la Zambie a adopté une loi sur la violence contre les femmes et la protection des filles à l'école. Ça me donne l'espoir : notre plaidoyer auprès des institutions régionales peut avoir un impact tangible sur la vie des femmes africaines. Quel que soit le niveau auquel nous intervenons, notre action compte.

« Notre plaidoyer auprès des institutions régionales peut avoir un impact tangible sur la vie des femmes africaines »

On n’entend pas assez parler de ce genre de cas. Il faudrait tous les documenter !

Je pense surtout que nous devons changer la façon dont nous approchons le plaidoyer. Quand je dirigeais FEMNET, je m’assurais d’inclure que nos délégations lors de réunions internationales comme la Commission de l’ONU sur le Statut de la Femme à New York ne comptaient pas uniquement nos employé.e.s.

On y allait avec nos membres : des femmes et des militantes directement concernées par les sujets de ces réunions. On voulait qu’elles parlent d’elles-mêmes, sans intermédiaires. On voulait qu’elles puissent dénoncer leurs gouvernements en face-à-face s’ils n’avaient pas appliqué les normes internationales dans les lois et les politiques de leurs pays. On voulait qu’elles proposent leurs propres solutions. En tant que militantes, c’est à nous de faire le lien entre tous ces niveaux !

D’accord, mais certains sujets semblent tellement hors de portée… Prenons l’exemple des politiques économiques internationales qui sont négociées aux Nations Unies. En quoi est-ce que ça concerne une femme comme ma tante qui vit dans une zone rurale au Cameroun ?

Ta question me rappelle une anecdote. L'année dernière j’étais à une réunion de l'Union Africaine où nous devions proposer la position de l’Afrique sur les questions affectant les femmes vivant en zone rurale. J’insistais pour inclure des éléments de langage sur la justice fiscale et les flux financiers. Une autre participante m’a demandé : « T’es sérieuse, là ? On parle de la vie des femmes en zone rurale et tu veux parler de fiscalité ? » Elle n’en revenait pas.

Et pourtant, les femmes qui vivent dans les zones rurales d'Afrique sont bien plus touchées par les questions de fiscalité que nous autres. Avec l’évasion fiscale et les flux financiers illicites, le continent perd des ressources qui auraient dû être utilisées pour des projets de développement dans les villages. L’argent qui aurait dû développer nos pays disparait du fait de flux financiers illicites, notamment la fraude fiscale, le paiement de dettes illégitimes, des conditions commerciales défavorables, etc. Certaines études prouvent qu’il y a plus d’argent qui quitte l’Afrique par ces voies que d’argent reçu le biais de l'aide internationale.

« Les femmes qui vivent dans les zones rurales d'Afrique sont bien plus touchées par les questions de fiscalité que nous autres »

C’est fascinant. Tu peux m’en dire plus ? De préférence en m’expliquant tout ça comme si j’avais six ans parce que je n’y connais pas grand-chose…

Voici ce qui se passe lorsque de grandes multinationales investissent en Afrique mais ne paient pas leurs impôts : nos services publics manquent de moyens. Nos écoles, nos centres de santé, nos systèmes de protection sociale. Tu vois, si l'évasion fiscale empêche le gouvernement de fournir une éducation gratuite, du coup ta tante doit galérer pour envoyer ses enfants à l'école. Et qu’est-ce qui se passe quand elle n’a pas les moyens d’envoyer tous ses enfants à l'école ? Elle donne priorité aux frais de scolarité de son fils, car la société lui a appris à valoriser son fils plus que sa fille.

Autre exemple : si ta tante a des soucis de santé, elle se retrouve dans des hôpitaux publics qui manquent de moyens, entre autres du fait des problèmes de flux financiers que j'ai mentionnés. Pas assez de médecins et d'infirmières, pas assez de médicaments. Ceux qui en ont les moyens iront dans des hôpitaux privés, mais les personnes à faibles revenus ou sans revenus n’ont pas cette option. En particulier les femmes, car elles utilisent davantage les hôpitaux publics, ne serait-ce que pour accéder aux services de santé reproductive.

Disons qu’avec tout ça, ta tante malade a besoin de quelqu'un pour s'occuper d'elle. Qui va devoir manquer l'école ou le travail pour s’en charger ? Sa fille, ta cousine. Voilà quelques situations qui montrent comment les questions de politiques macroéconomiques affectent la vie quotidienne des femmes.

Génial ! Merci de parler aussi clairement. Une autre question que beaucoup de féministes africaines se posent – surtout si elles travaillent dans les ONG – est de savoir comment nous pouvons décider de nos priorités alors que nos organisations sont si dépendantes de financements occidentaux. C’est une préoccupation commune aux acteurs du développement, mais ce qui m’intéresse c’est ta perspective en tant que militante féministe qui a dirigé une ONG panafricaine.

Nous dépendons de ressources externes pour la survie et la durabilité de nos organisations et c’est clair que c’est un vrai défi. Mais le mouvement féministe africain a été très intelligent et stratégique à ce sujet. Comment on peut gérer ça ? Evidemment il nous faut accepter certaines des conditions imposées par les bailleurs de fonds, et parfois cela signifie prendre des décisions difficiles. Il faut juste s’assurer de ne prendre aucune décision qu’on ne peut pas assumer.

« Il faut juste s’assurer de ne prendre aucune décision qu’on ne peut pas assumer »

Il nous faut bien connaitre nos priorités et leur allouer le plus grand pourcentage des ressources de façon à faire une différence dans la vie des les filles et des femmes. Au final, il s’agit d’une négociation !

Mais lorsque nous négocions, n’oublions pas ce que nous avons à offrir. Certes nous demandons des ressources, mais nous, les féministes africaines nous sommes une ressource précieuse pour tous ces bailleurs. Il y a quelqu'un assis dans un bureau à Londres avec de l'argent et une idée, mais sans nous, ils ne pourront jamais la mettre en œuvre. Il est là notre pouvoir, et nous devons l'utiliser pour faire avancer ce qui compte pour nous.

J'aime cette approche ! On passe en mode #UnpopularOpinion. Quelle est ce sujet qui te tient à cœur mais avec lequel beaucoup d’autres féministes africaines ne sont pas d'accord – ou peut-être qu’elles n’y pensent pas assez ?

En tant que féministe, je suis pour tous les droits de toutes les femmes. Je ne fais pas de hiérarchie entre les femmes ni entre les droits. Au sein du mouvement féministe nous sommes en phase sur la plupart des sujets, mais la question des minorités sexuelles continue de causer des frictions. Pour moi, peu importe sa sexualité : les femmes queer et lesbiennes méritent que leurs droits soient protégés et elles ont leur place dans notre mouvement. Beaucoup de féministes ne sont pas d'accord avec cela, et cela m'a causé quelques soucis lorsque je dirigeais FEMNET. Certains membres estimaient que ces questions ne fassent pas partie de nos priorités, et je n'étais pas d'accord. Qu’on le veuille ou non, les lesbiennes et les homosexuelles sont parmi nous, et nous devons nous battre pour leurs droits.

L’autre sujet sur lequel je me sens parfois isolée, c’est le droit à l'avortement. De nombreuses féministes abordent ce sujet sur la base de leurs convictions religieuses, et elles ne veulent pas inclure le droit à l'avortement dans la liste des priorités collectives du mouvement pour les droits des femmes africaines. Mais moi, si.

Ce sont deux causes pour lesquelles j'aimerais que le mouvement dans son ensemble s'engage davantage. Ce qui est intéressant, c’est que beaucoup oublient que les raisons pour lesquelles elles s'opposent à ces droits sont ancrées dans l’histoire coloniale.  

Voici ma dernière question pour toi Dinah : quelle est ta devise féministe ?

"Le personnel est politique".

 

Merci Dinah pour cette conversation si instructive, et pour avoir été une pionnière en matière de droits des femmes africaines. J'ai appris, j'ai ri et j'ai même pleuré un peu à différents moments de notre discussion. Et vous ? Quelles sont vos réactions aux propos de Dinah ? D’accord, pas d’accord ? dites-moi tout  dans les commentaires ou sur Twitter et Facebook (et n'oubliez pas de faire tourner !)

 

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Pour contacter Dinah…

Retrouvez-la sur Twitter @DinahRwiza