« Je ne saurai dissocier ma vie professionnelle de ma vie personnelle » : Stéphanie Kimou (Côte d’Ivoire/États-Unis) - 2/4

📷: DANIEL OUÉDRAOGO

La conversation continue avec la militante ivoiro-américaine Stéphanie Kimou, qui travaille pour rendre le secteur du développement international plus inclusif aux femmes noires (pour en savoir plus sur son travail cliquez ici). Dans cette partie, elle me parle des hauts et des bas à ses débuts dans le secteur et répond à quelques questions difficiles. 

Tu m’as parlé de ta mission de bouleverser les dynamiques de pouvoir dans le secteur du développement international et  mettre en avant les femmes noires, celles qui œuvrent sur le terrain et celles qui en sont bénéficiaires mais qui malheureusement sont laissées pour compte dans la prise de décision. Avant de faire cette critique du système, tu en faisais partie. Dans quelle mesure ton expérience en tant que jeune femme noire dans le secteur a-t-elle influencé la direction que tu as par la suite donnée à ta carrière?  

Mon parcours dans le secteur du développement international a été un périple d’avoir un sentiment de plein pouvoir puis de désillusionnement. J’avais 19 ou 20 ans quand j'ai commencé à travailler dans le secteur du développement international et j’en étais si contente. Je travaillais en Afrique du Sud avec des travailleuses du sexe et leurs avocats, et je me disais, wow, je fais un travail crucial. J'ai ensuite vécu dans la partie rurale de la Tanzanie pendant près de deux ans, à aider les femmes réfugiées à transformer leurs petites coopératives en marques internationales susceptibles de leur apporter plus de revenus. J'étais immergée dans les réalités des femmes africaines et je pouvais dire que mon travail avait un réel impact grâce à cela. Je vivais mon rêve.  

Puis je suis revenue aux Etats-Unis, et je me suis rendue compte des limites importantes sur la manière dont les grandes ONG américaines travaillaient avec les femmes noires. Les femmes noires, les principales bénéficiaires de toutes les interventions en matière de santé et de développement, n'avaient pas leur mot à dire dans la conception ou la mise en œuvre des programmes. Ce fut un constat désagréable pour moi.

Qu'est-ce qui le rendait si désagréable ?  

C'était épuisant d'être entouré d'un personnel à 95% blanc. Je travaillais avec des femmes qui n’avaient jamais travaillé en Afrique, mais qui étaient nommées à la direction de programmes de lutte contre le sida en Tanzanie. Je travaillais avec des hommes qui tenaient des propos racistes mais qui étaient dirigeants d’organisations internationales œuvrant principalement en Afrique.  

Parce que je suis une femme africaine et parce que je ne saurai dissocier ma vie professionnelle de ma vie personnelle,a un caractère intensément personnel, c’était une situation vraiment difficile. Je suis passée d’une grande euphorie à une bien grande désillusion. J'ai donc créé Population Works Africa pour retrouver cet état euphorique de nouveau mais selon mes propres conditions.

Je te comprends. Mais, aussi justifié soit-il, quitter le confort d'un emploi stable dans une ONG internationale pour l’auto-emploi peut être une décision effrayante. Je le dis parce que je l’ai fait aussi, pour d’autres  raisons, mais la peur que cela m'a suscitée m’avait presque empêchée d'aller jusqu'au bout. Comment as-tu géré la peur et les défis de la transition vers un travail autonome?  

Écoutes, je ne vais pas te mentir et dire que c’était une transition difficile ou effrayante. J'avais déjà beaucoup de visibilité: j'étais la seule femme noire de mon équipe, j'étais une fière africaine, j'étais bilingue et je faisais bien mon travail. Les organisations partenaires se souvenaient de mon travail et j’ai simplement eu quelques conversations incognito pour sécuriser quelques clients avant même de poser ma démission. Je ne prenais pas de risques du tout.  

Émotionnellement, le soutien de mon compagnon de l'époque - mon mari à présent - m'a été précieux. Il ne cessait de me dire que j'étais brillante et que je pouvais accomplir tout ce que je voulais. Bien sûr qu’il n’était pas objectif, mais je l’ai cru (Elle rit).

Eh bien tant mieux pour toi ! Mais à dire vrai, peu de personnes peuvent se permettre (de choisir) la voie de l’entreprenariat. Pour toutes sortes de raisons, beaucoup de femmes noires travaillant dans le secteur du développement international doivent rester dans leurs rôles et subir l'ignorance, les micro-agressions, les larmes de crocodile et toutes sortes d’absurdités. Quels conseils donnerais-tu à ces femmes?  

Je pense qu’en joignant leurs forces, les femmes noires ont l’immense pouvoir de changer le paysage des personnes qui interviennent dans le secteur du développement international. A défaut de créer sa propre entreprise, une femme pourrait s’associer à une autre consultante et créer une entreprise commune.  

Je comprends ce que tu veux dire, mais si je me permets, tout le monde ne peut, ni n'est prêt à partir, même avec un partenaire. Je ne veux pas donner l’impression que l’entrepreneuriat est une voie simple, car je sais par expérience personnelle qu’il peut-être très difficile de maintenir sa visibilité, ses revenus, etc. Alors, comment à ton avis les femmes noires peuvent-elles gérer les choses lorsqu’elles ne peuvent se permettre de partir? Bon, je suppose que ta réponse pourrait être la même, c’est-à-dire qu’on pourrait nous tourner les unes vers les autres et joindre nos forces afin de survivre ? C’est ça? 

Oui, c’est bien ça. Vers qui d'autre pouvons-nous nous tourner si ce n’est pas les unes vers les autres? À l'époque où je travaillais au Population Reference Bureau, je me tournais vers les autres femmes noires de mon secteur et on discutait ensemble de certains défis auxquels je faisais face. A plusieurs reprises elles sont celles qui m’ont empêché de tomber de la falaise au bord de laquelle je me trouvais.  

C’est pour cela que les espaces sûrs sont importants, qu’il s’agisse de plateformes établies comme #BlackWomenInDev ou même un groupe de copines. Nous avons besoin d’espaces où nous pouvons parler librement de diversité, d’inclusion et du sentiment que nous avons de ne pas être à notre place.  

Nous avons besoin d’espaces où nous pouvons parler librement de diversité, d’inclusion et du sentiment que nous avons de ne pas être à notre place.

Aux États-Unis, les groupes de soutien aux femmes noires affluent: au travail, à l’église, etc. Ce sont des espaces engagés. Ces espaces devraient également exister dans le secteur du développement international afin de nous donner le pouvoir de dire les choses que nous avons besoin de dire.

C’est là où le contexte a toute sa place. Pour celles d’entre nous qui ne travaillent pas aux États-Unis (même si nous travaillons avec des organisations américaines), l’idée de créer des groupes de soutien exclusivement pour les femmes noires a des implications. En France, les groupes qui s’y sont essayés ont été accusés de «communautarisme», de racisme inversé et de mise en péril de l'unité nationale. Les femmes noires qui travaillent dans des organisations à dominance française en Afrique occidentale et centrale sont confrontées aux mêmes défis. Donc, je comprends ce que tu veux dire sur le fait de ne pas se trouver d’excuses et remettre en cause le système, mais ne penses-tu pas que parfois les femmes doivent s’adapter à leur environnement?  

C’est une question difficile pour moi parce que depuis 3 ans que je travaille à mon propre compte, je ne mets pas de filtre. Ce n’est pas comme si je suis allée à des réunions et j’ai dit à mes clients d’embaucher davantage de femmes noires à des postes de pouvoir, c’est la raison même pour laquelle j’ai été embauchée. Cela fait partie de ma marque. 

Je trouve cela extraordinaire! Mais je pense aussi que c’est une position de grand privilège, non? 

Oh absolument!! Et ce privilège vient avec un énorme sens de responsabilité. Si je suis dans une pièce avec des organisations aussi importantes que celles de mes clients et que je suis écoutée, c’est ma responsabilité de défendre les intérêts des femmes noires. Au minimum, je veux qu’ils s’habituent à entendre notre message, même si cela les met mal à l’aise. Dans notre secteur, l’idée que les femmes noires accèdent à des postes de pouvoir ne devrait plus être perçue comme extraordinaire, mais au contraire banal. C’est pourquoi j’en parle partout où je vais.  

Mon privilège vient avec un énorme sens de responsabilité.

Sans vouloir t’offenser, t'arrive-t-il parfois d’avoir peur que tes clients ne t’utilisent juste comme un alibi? Surtout maintenant que la conversation sur le privilège des Blancs et sauveurs blancs attire de plus en plus l'attention, te demandes-tu jamais si tu es incluse uniquement de manière symbolique? 

Je vais te dire ceci: il est absolument impossible qu'une femme noire dans ma position ne soit pas utilisée à des fins symboliques. Si une femme noire a un message clair, elle sera automatiquement utilisée par des personnes puissantes qui ont besoin de conserver un certain niveau de légitimité. Je suis bien consciente de cela, comme le sont d’ailleurs toutes les femmes noires que je connais en position de pouvoir ou celles qui sont juste visibles. Alors pour répondre à ta question, non, je n’en ai donc pas peur, tout comme je ne perds pas non plus mon temps à réfléchir aux moyens de l’empêcher. Au contraire, je me demande surtout comment je peux en tirer parti pour faire avancer mon agenda.  

C’est ce que j’appelle être conscient de soi ! Voulez-vous en savoir plus sur le parcours personnel qui a fait de Stéphanie la personne qu’elle est aujourd’hui? Cliquez ici pour la prochaine partie de notre conversation.