« En tant que womanist, je rejette la façon dont le féminisme est blanchi » : Stéphanie Kimou (Côte d'Ivoire/États-Unis) - 4/4

📷: STEPHANIE KIMOU

Ma conversation avec l'activiste américano-ivoirienne Stéphanie Kimou touche à sa fin. Ce fut enrichissant de discuter avec elle de sa vocation d’élever les femmes noires (première partie), des leçons apprises au début de sa carrière (deuxième partie) et de ses identités hybrides (troisième partie). Dans cette partie, je veux savoir ce que le féminisme signifie pour elle.  

On ne peut pas finir cet entretien sans qu’on ne parle de féminisme. Tu tenais un blog intitulé: The Angry African: An African feminist Manifesto (L’africaine en colère: Le manifeste d’une féministe africaine). Ce blog n’est plus actif, mais je suis restée intriguée par son titre! Nous avons longuement parlé d’être africaine, j’aimerais que nous explorions le reste. Pourrais-tu commencer par me dire ce que cela signifie pour toi d’être féministe?  

Je devrais commencer par dire que je ne me considère pas féministe. Je suis une womanist. Le féminisme est enraciné dans une vision américaine blanche du monde, tu vois? Il a été créé par des femmes blanches qui luttaient pour le droit de ne pas rester à la maison et de faire des gâteaux, pendant que les femmes noires elles, se battaient encore pour le simple droit d'exister - littéralement, le droit de ne pas être tuées à cause de la couleur de leur peau.  

Pour moi, être womanist signifie que mon analyse de la dynamique du genre et du pouvoir prend en compte le contexte historique : l’esclavage, la colonisation, l’apartheid… Tous les traumatismes subis par les Noir.e.s et les Africain.e.s. Par exemple, lorsque je pense à la lutte pour l'égalité de rémunération aux États-Unis, je le fais d'une manière qui inclut les questions relatives à l'accès des femmes noires aux soins de santé, au droit de vote, au droit d'être protégées par la police plutôt que d'être persécutées. Tu me suis?  

Parfaitement!

En tant que womanist, je rejette le fait que le féminisme soit blanchi. Je ne suis pas pour que les gens ne voient pas la couleur de peau. Je veux que les gens regardent les femmes noires et voient leur pouvoir, mais comprennent aussi le traumatisme qui vient avec le fait d'être une femme noire de nos jours.

Être womanist signifie également que je veux que ma lutte pour les droits des femmes prenne en compte notre histoire - la manière dont les Noir.e.s aux États-Unis et dans les pays africains ont été programmé.e.s pour échouer à cause de l’esclavage et du colonialisme qui nous touchent encore aujourd’hui.

Et comment incarnes-tu tes valeurs womanistes dans ta vie quotidienne?  

J'essaie d'être la fauteuse de troubles. J’utilise mes identités pour bouleverser les espaces dans lesquels j’évolue de manière à orienter les conversations vers l’inclusion des femmes noires. Je remets en question certaines déclarations qui se révèlent problématiques, je souligne les dynamiques qui posent problème et que leur travail perpétue. C'est ce que je fais lorsque je discute avec des hommes et des femmes blancs et blanches, mais également lorsque je suis en réunion avec dix hommes au sein d'un ministère de la Santé dans n'importe quel pays africain où je travaille.

Je demande toujours: « Pourquoi n’y a-t-il aucune femme noire dans cette salle? »  

Comment es-tu devenue womanist? Qu’est-ce-qui a été le moment décisif?

Encore en 2005, je ne pensais même pas du tout au  womanism ou au  féminisme du tout avant 2005. Bien évidemment, avant cette date, je voyais les injustices et les deux points, deux mesures, et je ne n’aimais pas tout cela mais c’était à peu près tout. Puis, en 2005, j'ai suivi un cours d’introduction sur le féminisme.  

Pendant une longue période, j'ai été frustrée par ce cours. On n’étudiait que des autrices blanches comme Simone de Beauvoir, qui ont défini le féminisme et la féminité selon une perspective blanche. Je me suis sentie mal à l'aise avec ça parce que, tu sais, je suis noire avant d'être femme. Par conséquent, ces idées féministes ne correspondaient pas du tout à ma réalité. 

Et puis finalement, vers la fin du cours, la professeure nous a présenté le livre de Patricia Hill Collins, La pensée féministe noire. J'ai lu ce livre et je me suis dit, ça y est, enfin! Voici le prisme sous lequel je peux accueillir le féminisme. Le livre représentait Audre Lorde. Il parlait de la colonisation et de la façon dont l'esclavage avait brisé les familles noires aux États-Unis. Elle faisait tous ces liens avec les identités qui faisaient écho à mon expérience. J'ai réalisé que le féminisme en tant que structure était important pour moi, mais ce qui résonnait le plus pour moi était womanism. Et c’est ainsi que tout cela s’est construit.  

Quand on regarde le féminisme noir aux États-Unis d’aujourd’hui, on parle de plus en plus de «black girl magic». D'une certaine manière, je trouve que tu incarnes bien ce hashtag avec la façon forte et impénitente dont tu prends ta place dans ce monde. Mais je dois te demander si tu ressens réellement cette magie. Et es-tu à l'aise avec cette manière de voir les choses? Je pose la question parce que cela m'est souvent arrivé de le vivre comme un piège: quand tu es épuisée et que cela n’est pas vu parce que tu es trop magique pour avoir mal, tu peux finir par en vouloir à toute cette approche. 

Je dois avouer que je ne trouve aucune résonnance avec le terme « Black Girl Magic ». Je me sens trop vieille pour cela - c’est peut-être la partie «fille» qui me dérange. (Elle rit) Concernant ta remarque, je suis d'accord que l'idée de Black Girl Magic associe les femmes noires à une idée irréaliste et insoutenable selon laquelle nous sommes toujours fortes, toujours au-dessus de tout. Cela perpétue l'idée que les femmes noires sont invincibles ou surhumaines. Le fameux Black don’t crack.  

C’est définitivement un piège. Cela ne nous permet pas d’être vulnérables, de demander une pause lorsque nous avons mal. J'apprends à prendre soin de moi, et à le faire avec sérieux. Avant, je pensais que prendre soin de soi était un leurre, mais j’ai beaucoup appris de toi, surtout lorsque tu me rappelais souvent d’être plus réaliste quant à mes engagements. J'essaie!

Je suis bien heureuse de l'entendre! Donc qu’est-ce que tu fais pour prendre soin de toi? 

Je passe maintenant plus de temps à Los Angeles, où mon mari travaille. Je passe beaucoup de temps à la maison en fait et c’est tout. C’est un énorme changement par rapport à ma vie à D.C où je suis tout le temps en réunions. Donc en 2019, ma routine pour prendre soin de moi est la suivante : être à Los Angeles et faire des choses ordinaires avec mon homme.  

Passons à cette dernière partie de ton manifeste d’une féministe africaine : la colère.  Qu’est ce qui exactement te met en colère?  

Tu sais, en tant qu'Africaine, je vois certains schémas dans notre communauté qui me font dire, oh mon Dieu, nous sommes terribles! Par exemple, devons-nous toujours arriver en retard, même pendant les réunions? Mais le pire du pire, c’est en politique : pourquoi ce président est-il toujours là après 30 ans? Je suppose qu'au moment où je tenais ce blog, j'étais frustrée par la politique, l'économie, les élections, tout ça.

Ta colère joue-t-elle un rôle dans ton activisme aujourd'hui? Comment t’y prends-tu? 

J'essaie de transformer ma colère en une forme de communication qui ne s’excuse pas sur des choses qui me dérangent. Qu’il s’agisse d’une organisation politique ou d’une fondation qui envoie une équipe entièrement blanche au Nigéria, j’essaie de canaliser ma colère et de la convertir en conversation : je souligne ce qui se révèle problématique et je travaille à faire bouger les choses dans le bon sens. En fait, c'est ce qui se passe dans ma vie professionnelle. Parce que dans ma vie personnelle, lorsque je suis en colère, je fulmine pendant un bon bout de temps! (Elle rit)  

Ok, ma dernière question. Quelle est ta devise de vie féministe, je veux dire womanist? 

"Demande pardon au lieu de demander la permission". Je pense que c'est ce que la plupart des womanistes devraient faire : aller de l'avant, s’imposer jusqu'à ce que les gens réagissent, et puis on gère.


Ça y est, nous sommes à la fin cette conversation ! Merci Stéphanie pour cette conversation honnête et perspicace. Mes ami.e.s, j'ai hâte d'entendre vos réactions sur cette conversation. Écrivez un commentaire ci-dessous ou discutons sur Twitter, Facebook ou Instagram @EyalaBlog.

« Ma mère a créé un coin Afrique en plein milieu du Maryland » : Stéphanie Kimou (Côte d'Ivoire/États-Unis) - 3/4

Lorsque Stéphanie Kimou, militante américano-ivoirienne, m'a parlé de sa puissante mission visant à faire du développement international un secteur plus inclusif pour les femmes noires (cliquez ici si vous l'aviez manquée), cela m’a donné l’envie d’en apprendre d’avantage sur le parcours personnel qui l’a conduite à faire ce choix. Dans cette partie, nous parlerons de son identité hybride et comparons les notes de nos voyages respectifs en tant qu’immigrantes noires.  

Nous avons beaucoup parlé de ce que tu fais et de ce en quoi tu crois. Je propose de changer maintenant de sujet pour parler de qui tu es. Nous nous connaissons depuis deux ans maintenant, et je pense que tu es la seule personne que je connaisse qui soit autant africaine que américaine. Je me demande comment cela se passe dans la façon dont tu abordes ton travail. Par exemple, depuis le moment où nous avons commencé cette conversation, tu utilises les mots «noire» et «africaine» de façon interchangeable.  

Tu sais Françoise, tu me l’as déjà dit et c’est intéressant parce que moi je ne le remarque pas. Tu es  littéralement la seule personne de ma vie à me faire cette remarque.  

Vraiment? Peut-être que je me trompe… 

Non, je pense que tu as raison. Je ne connais personne qui soit plus capable que toi d’identifier ce genre de choses.  

Donc à quoi est-ce dû?

Je ne sais pas. Je dois y réfléchir. Tout de go, je dirais que je suis chanceuse de ne m’être jamais sentie rejetée sur le fait de ne pas être assez africaine ou assez américaine. Peu importe que je sois avec mes sœurs africaines ou mes ami.e.s afro-américain.e.s, que je sois avec ma famille ivoirienne ou mon mari afro-américain, je suis toujours tout à fait moi-même et les gens m'acceptent telle que je suis.

J’ai grandi aux États-Unis mais ma mère était déterminée autant que possible à ce qu’on garde notre identité ivoirienne. C'était sa priorité numéro un. Elle a veillé à ce que nous sachions tout sur la Côte d’Ivoire: la nourriture, la langue, la politique, l’histoire. Elle s'est assurée que nous y retournions une fois l’an. Ma mère a créé un coin Afrique en plein milieu du Maryland, ce qui m'a permis de grandir dans cette africanité authentique que je porte encore en moi aujourd'hui.  

D’autre part, je n’ai jamais eu à négocier le fait d’être Noire aux États-Unis parce que être noire est une expérience si naturelle et partagée ici - tant qu’on est prêt.e à y prendre part, ce qui était le cas pour moi. Donc, je ne remarque, ne différencie, ni ne négocie rien de tout cela. Je suis africaine et américaine en tout temps. C'est en fait la première fois que j'y réfléchis avec une telle profondeur.  

Merci à Mama Kimou! Je dirai que tu incarnes le terme «Afro-Américaine» d’une manière que je n’ai jamais vu auparavant: tu es une Noire en Amérique, mais tu es aussi totalement africaine et totalement américaine. C’est fascinant pour moi parce que je suis française et camerounaise, et laisse-moi te dire que je ne connais aucun.e immigrant.e africain.e en France qui puisse dire qu’elle (il) n’a pas à négocier entre ses deux identités. Ce qui me fait me demander qu’elle a été ton expérience l'année dernière, lorsque tu es allée vivre à Paris pendant quelques mois ? 

Pour moi c'était si difficile d'être en France. Je n’ai pas ressenti cette expérience commune d’être noire qui règne partout aux Etats-Unis. En tant qu’américaine et ivoirienne, j’ai plutôt ressenti combien l’expérience d’être Noir.e en France est fragmentée. 

Aussi, parce que je suis ouest-africaine, les Français ne s’intéressaient pas du tout à moi, dans un premier temps, mais dès que j’ouvrais la bouche et que je parlais Français avec mon accent américain ou que je parlais anglais avec mon mari, ils étaient soudainement impatients de connaître notre histoire et de nous inviter partout.

N’est-ce pas! De part mon expérience, la seule femme noire qui n’a pas à lutter pour le respect en France est la femme noire américaine. Tu aurais pu jouer cette carte! Tu n’as pas eu à le faire?  

Comment aurais-je pu me sentir bien d’être des Etats Unis si là était la seule raison pour laquelle on s’intéressait à moi? Ce que j'ai vu en France était une bien triste et inquiétante hiérarchisation des noirs.  


J'ai ressenti cette dernière phrase au plus profond de mon âme. Avant de dire au revoir à Stéphanie, je tenais à lui demander ce que le féminisme signifiait pour elle et comment elle était devenue féministe. Cliquez ici pour savoir ce qu'elle a à dire à ce sujet.

« Je ne saurai dissocier ma vie professionnelle de ma vie personnelle » : Stéphanie Kimou (Côte d’Ivoire/États-Unis) - 2/4

📷: DANIEL OUÉDRAOGO

La conversation continue avec la militante ivoiro-américaine Stéphanie Kimou, qui travaille pour rendre le secteur du développement international plus inclusif aux femmes noires (pour en savoir plus sur son travail cliquez ici). Dans cette partie, elle me parle des hauts et des bas à ses débuts dans le secteur et répond à quelques questions difficiles. 

Tu m’as parlé de ta mission de bouleverser les dynamiques de pouvoir dans le secteur du développement international et  mettre en avant les femmes noires, celles qui œuvrent sur le terrain et celles qui en sont bénéficiaires mais qui malheureusement sont laissées pour compte dans la prise de décision. Avant de faire cette critique du système, tu en faisais partie. Dans quelle mesure ton expérience en tant que jeune femme noire dans le secteur a-t-elle influencé la direction que tu as par la suite donnée à ta carrière?  

Mon parcours dans le secteur du développement international a été un périple d’avoir un sentiment de plein pouvoir puis de désillusionnement. J’avais 19 ou 20 ans quand j'ai commencé à travailler dans le secteur du développement international et j’en étais si contente. Je travaillais en Afrique du Sud avec des travailleuses du sexe et leurs avocats, et je me disais, wow, je fais un travail crucial. J'ai ensuite vécu dans la partie rurale de la Tanzanie pendant près de deux ans, à aider les femmes réfugiées à transformer leurs petites coopératives en marques internationales susceptibles de leur apporter plus de revenus. J'étais immergée dans les réalités des femmes africaines et je pouvais dire que mon travail avait un réel impact grâce à cela. Je vivais mon rêve.  

Puis je suis revenue aux Etats-Unis, et je me suis rendue compte des limites importantes sur la manière dont les grandes ONG américaines travaillaient avec les femmes noires. Les femmes noires, les principales bénéficiaires de toutes les interventions en matière de santé et de développement, n'avaient pas leur mot à dire dans la conception ou la mise en œuvre des programmes. Ce fut un constat désagréable pour moi.

Qu'est-ce qui le rendait si désagréable ?  

C'était épuisant d'être entouré d'un personnel à 95% blanc. Je travaillais avec des femmes qui n’avaient jamais travaillé en Afrique, mais qui étaient nommées à la direction de programmes de lutte contre le sida en Tanzanie. Je travaillais avec des hommes qui tenaient des propos racistes mais qui étaient dirigeants d’organisations internationales œuvrant principalement en Afrique.  

Parce que je suis une femme africaine et parce que je ne saurai dissocier ma vie professionnelle de ma vie personnelle,a un caractère intensément personnel, c’était une situation vraiment difficile. Je suis passée d’une grande euphorie à une bien grande désillusion. J'ai donc créé Population Works Africa pour retrouver cet état euphorique de nouveau mais selon mes propres conditions.

Je te comprends. Mais, aussi justifié soit-il, quitter le confort d'un emploi stable dans une ONG internationale pour l’auto-emploi peut être une décision effrayante. Je le dis parce que je l’ai fait aussi, pour d’autres  raisons, mais la peur que cela m'a suscitée m’avait presque empêchée d'aller jusqu'au bout. Comment as-tu géré la peur et les défis de la transition vers un travail autonome?  

Écoutes, je ne vais pas te mentir et dire que c’était une transition difficile ou effrayante. J'avais déjà beaucoup de visibilité: j'étais la seule femme noire de mon équipe, j'étais une fière africaine, j'étais bilingue et je faisais bien mon travail. Les organisations partenaires se souvenaient de mon travail et j’ai simplement eu quelques conversations incognito pour sécuriser quelques clients avant même de poser ma démission. Je ne prenais pas de risques du tout.  

Émotionnellement, le soutien de mon compagnon de l'époque - mon mari à présent - m'a été précieux. Il ne cessait de me dire que j'étais brillante et que je pouvais accomplir tout ce que je voulais. Bien sûr qu’il n’était pas objectif, mais je l’ai cru (Elle rit).

Eh bien tant mieux pour toi ! Mais à dire vrai, peu de personnes peuvent se permettre (de choisir) la voie de l’entreprenariat. Pour toutes sortes de raisons, beaucoup de femmes noires travaillant dans le secteur du développement international doivent rester dans leurs rôles et subir l'ignorance, les micro-agressions, les larmes de crocodile et toutes sortes d’absurdités. Quels conseils donnerais-tu à ces femmes?  

Je pense qu’en joignant leurs forces, les femmes noires ont l’immense pouvoir de changer le paysage des personnes qui interviennent dans le secteur du développement international. A défaut de créer sa propre entreprise, une femme pourrait s’associer à une autre consultante et créer une entreprise commune.  

Je comprends ce que tu veux dire, mais si je me permets, tout le monde ne peut, ni n'est prêt à partir, même avec un partenaire. Je ne veux pas donner l’impression que l’entrepreneuriat est une voie simple, car je sais par expérience personnelle qu’il peut-être très difficile de maintenir sa visibilité, ses revenus, etc. Alors, comment à ton avis les femmes noires peuvent-elles gérer les choses lorsqu’elles ne peuvent se permettre de partir? Bon, je suppose que ta réponse pourrait être la même, c’est-à-dire qu’on pourrait nous tourner les unes vers les autres et joindre nos forces afin de survivre ? C’est ça? 

Oui, c’est bien ça. Vers qui d'autre pouvons-nous nous tourner si ce n’est pas les unes vers les autres? À l'époque où je travaillais au Population Reference Bureau, je me tournais vers les autres femmes noires de mon secteur et on discutait ensemble de certains défis auxquels je faisais face. A plusieurs reprises elles sont celles qui m’ont empêché de tomber de la falaise au bord de laquelle je me trouvais.  

C’est pour cela que les espaces sûrs sont importants, qu’il s’agisse de plateformes établies comme #BlackWomenInDev ou même un groupe de copines. Nous avons besoin d’espaces où nous pouvons parler librement de diversité, d’inclusion et du sentiment que nous avons de ne pas être à notre place.  

Nous avons besoin d’espaces où nous pouvons parler librement de diversité, d’inclusion et du sentiment que nous avons de ne pas être à notre place.

Aux États-Unis, les groupes de soutien aux femmes noires affluent: au travail, à l’église, etc. Ce sont des espaces engagés. Ces espaces devraient également exister dans le secteur du développement international afin de nous donner le pouvoir de dire les choses que nous avons besoin de dire.

C’est là où le contexte a toute sa place. Pour celles d’entre nous qui ne travaillent pas aux États-Unis (même si nous travaillons avec des organisations américaines), l’idée de créer des groupes de soutien exclusivement pour les femmes noires a des implications. En France, les groupes qui s’y sont essayés ont été accusés de «communautarisme», de racisme inversé et de mise en péril de l'unité nationale. Les femmes noires qui travaillent dans des organisations à dominance française en Afrique occidentale et centrale sont confrontées aux mêmes défis. Donc, je comprends ce que tu veux dire sur le fait de ne pas se trouver d’excuses et remettre en cause le système, mais ne penses-tu pas que parfois les femmes doivent s’adapter à leur environnement?  

C’est une question difficile pour moi parce que depuis 3 ans que je travaille à mon propre compte, je ne mets pas de filtre. Ce n’est pas comme si je suis allée à des réunions et j’ai dit à mes clients d’embaucher davantage de femmes noires à des postes de pouvoir, c’est la raison même pour laquelle j’ai été embauchée. Cela fait partie de ma marque. 

Je trouve cela extraordinaire! Mais je pense aussi que c’est une position de grand privilège, non? 

Oh absolument!! Et ce privilège vient avec un énorme sens de responsabilité. Si je suis dans une pièce avec des organisations aussi importantes que celles de mes clients et que je suis écoutée, c’est ma responsabilité de défendre les intérêts des femmes noires. Au minimum, je veux qu’ils s’habituent à entendre notre message, même si cela les met mal à l’aise. Dans notre secteur, l’idée que les femmes noires accèdent à des postes de pouvoir ne devrait plus être perçue comme extraordinaire, mais au contraire banal. C’est pourquoi j’en parle partout où je vais.  

Mon privilège vient avec un énorme sens de responsabilité.

Sans vouloir t’offenser, t'arrive-t-il parfois d’avoir peur que tes clients ne t’utilisent juste comme un alibi? Surtout maintenant que la conversation sur le privilège des Blancs et sauveurs blancs attire de plus en plus l'attention, te demandes-tu jamais si tu es incluse uniquement de manière symbolique? 

Je vais te dire ceci: il est absolument impossible qu'une femme noire dans ma position ne soit pas utilisée à des fins symboliques. Si une femme noire a un message clair, elle sera automatiquement utilisée par des personnes puissantes qui ont besoin de conserver un certain niveau de légitimité. Je suis bien consciente de cela, comme le sont d’ailleurs toutes les femmes noires que je connais en position de pouvoir ou celles qui sont juste visibles. Alors pour répondre à ta question, non, je n’en ai donc pas peur, tout comme je ne perds pas non plus mon temps à réfléchir aux moyens de l’empêcher. Au contraire, je me demande surtout comment je peux en tirer parti pour faire avancer mon agenda.  

C’est ce que j’appelle être conscient de soi ! Voulez-vous en savoir plus sur le parcours personnel qui a fait de Stéphanie la personne qu’elle est aujourd’hui? Cliquez ici pour la prochaine partie de notre conversation.

« Elever les femmes noires est la pièce maîtresse de tout ce que je fais » : Stéphanie Kimou (Côte d'Ivoire / États-Unis) - 1/4

📷: THE WING

Stéphanie Kimou est en mission. Activiste américano-ivoirienne travaillant sur les questions des droits des femmes, elle crée un espace pour que les femmes noires soient des décideuses et non seulement des bénéficiaires dans le secteur du développement international. A travers son cabinet de conseil Population Works Africa, elle conseille des organisations non gouvernementales (ONG) internationales et des fondations privées sur la manière de rendre leurs programmes et leurs processus plus équitables pour les personnes qu'elles affirment vouloir servir.  

Je ne peux décrire combien je suis contente de partager cet entretien avec vous. Pas seulement parce que Stéphanie est mon amie. Pas seulement parce que je suis une fière conseillère stratégique dans son cabinet mais parce que Stéphanie a trouvé le moyen d’amener certaines des organisations les plus influentes œuvrant dans la santé des femmes africaines à entendre les messages que la plupart de nous essayons de faire passer depuis des années. Elle doit être protégée à tout prix!

C’était un réel plaisir de discuter avec Stéphanie de sa mission de vie à “élever les femmes noires” et des initiatives qu’elle a mises en place pour réaliser cela. Nous avons également parlé de ce qui l’a inspiré: de ses hauts et de ses bas au début de sa carrière dans le monde du développement international (partie 2) et de ses identités hybrides - 100% américaine et 100% africaine (partie 3).  Notre conversation a pris fin sur une exploration du rapport de Stéphanie au féminisme (partie 4). Spoiler: elle ne se considère pas comme une féministe. On y va!



Bonjour Stéphanie, merci d’avoir accepté mon invitation. Tu peux te présenter?  

Je m'appelle Stéphanie Kimou, je suis une Américaine originaire de Côte d’Ivoire et je travaille dans le domaine des droits de la santé reproductive. Je suis la fondatrice de Population Works Africa, un cabinet de conseil dont la mission consiste à bouleverser l’espace historiquement perçu comme blanc dans le secteur du développement international.  

En voilà une mission bien audacieuse! Mais qu’est-ce que cela veut dire concrètement ? 

Mon travail avec PopWorks a deux composantes principales. Premièrement, je travaille avec les grandes organisations et fondations internationales qui dirigent ou financent des interventions sanitaires en Afrique - principalement en Afrique de l’Ouest et de l’Est. Je les accompagne dans leur réflexion sur la meilleure approche visant à s’assurer que leur travail ne perpétue pas le racisme et le sexisme qui prévalent dans le secteur du développement international.  

Et donc quand je travaille avec des organisations telles que Care International, la fondation Hewlett ou la fondation Gates, mon rôle consiste essentiellement à analyser leur travail et de poser des questions: Qu’est-ce qui pourrait être perçu comme raciste ici? Ou problématique? Qui prend les décisions ici? Comment pouvons-nous améliorer ceci? Mon objectif est de rendre le secteur développement international dans son ensemble plus diversifié, plus inclusif, mais qu'il cède également le pouvoir, principalement aux femmes africaines. Puisque nous sommes les bénéficiaires de la plupart des programmes de développement international, je veux m'assurer que les jeunes femmes africaines puissent accéder aux espaces où les décisions sont prises sur leur propre vie.

Ce qui est parfaitement logique. Quelle est la deuxième composante?

La deuxième composante est axée sur le mentorat et le développement des compétences des femmes noires travaillant dans le secteur du développement international. J’offre mon expertise aux jeunes femmes africaines qui œuvrent pour la défense des droits et la santé sexuelle et reproductive. Je le fais par le biais d'ateliers, de formations, de webinaires et de coaching individuel. Je les aide à déterminer le changement qu'elles souhaitent voir dans leur pays et quels outils et tactiques qu’elles peuvent utiliser afin que ce changement s’opère.

Tu es également à l’origine de la communauté #BlackWomenInDev, qui a démarré sous la forme d'un groupe Facebook. Cela me fait dire que tu ne te concentres pas uniquement que sur l’accès, mais également sur la solidarité. Est-ce bien exact?

Tout-à-fait. J'ai lancé #BlackWomenInDev comme un moyen simple et rationalisé de donner de la visibilité aux femmes noires qui travaillent dans le secteur du développement international et de leur offrir un espace de rencontre. Les femmes noires sont présentes dans tous les espaces de ce secteur: nous travaillons sur les questions de genre, de la santé reproductive, d’éducation, de l’eau et de l’assainissement et bien d’autres. Pourtant, le leadership et la prise de décision sont généralement assurés par des femmes blanches, des hommes blancs ou parfois des hommes noirs.  

Beaucoup de femmes noires de ce secteur finissent par devenir invisibles et se sentent isolées. Je voulais donc mettre sur pied #BlackWomenInDev en tant que simple plateforme, non seulement pour documenter et partager les histoires de femmes noires qui travaillent dans le secteur, mais également pour nous permettre de nous connecter afin que nous ne nous sentions pas seules.

Je suis fière de me compter parmi les membres de la communauté #BlackWomenInDev et je ne saurais trop te remercier pour la création de cet espace ! Je me souviens lorsque tu m'avais parlé de ton idée pour ce groupe, tu n’y mettais pas trop d’emphase. C’était juste une idée et tu l'as mise en pratique. Ce qui est fantastique, c’est la rapidité avec laquelle cette communauté a grandi: à peine un an et demi, et nous comptons déjà plus de 2 000 membres dans le groupe! On a des rencontres en personne, quelques sous-groupes nationaux sont en train de se former… Qu'as-tu appris de ce processus? Qu’en ressort-il de plus important?

Clairement la croissance rapide me dit qu'il y a toujours un besoin de créer des espaces où les femmes noires peuvent se réunir, et qu’il n’y avait pas un tel espace pour les femmes qui œuvrent dans le secteur du développement international.   

Mais mon observation en regardant des interactions sur #BlackWomenInDev est que les femmes noires sont vraiment solidaires les unes des autres. Lorsque j'ai créé le groupe Facebook, je craignais de me retrouver toute seule à initier et faciliter toutes les conversations, fournir toutes les opportunités de carrière et répondre à toutes les questions. Cela ne m’a pas empêché de le faire : tu sais comment je suis à avoir les yeux plus gros que le ventre. (Elle rit). Mais c’était un point d’inquiétude pour moi. 

Mais en fin de compte, je n’ai pas à faire grand-chose dans ce sens. Chaque fois que quelqu'un pose une question ou publie des commentaires sur des micro-agressions par exemple, les réponses affluent. Quand quelqu'un publie sur une opportunité de travail ou un emploi, d'autres identifient un.e ami.e susceptible d’être intéressé.e. Lorsqu'une personne publie qu'elle se rend dans un autre pays, certaines se rendent disponibles pour la rencontrer. 

Ce que je retiens, c’est que lorsqu’on réunit des femmes africaines dans un espace où elles se sentent en sécurité, elles prennent la  responsabilité d’entretenir cet espace. Et ça c’est quelque chose de magnifique ! C'est presque spirituel. Tu vois ce que je veux dire ?

Lorsqu’on réunit des femmes africaines dans un espace où elles se sentent en sécurité, elles prennent la responsabilité d’entretenir cet espace.

Totalement ! Et cela me remplit de joie. Tu sais, une chose que j’apprécie le plus chez toi, c’est que bien que tu sembles avoir une multitude de choses à gérer, tu as une vision claire de ce que tu entreprends. Tu es une consultante mais ton agenda n’est pas dicté par ce qui est disponible sur la marché de l’emploi. Tu fais du mentorat, tu animes une communauté, tu écris même sur des produits de maquillage parfois! Mais tu n’es pas éparpillée. Donc quel est cet élément clé qui sous-tend toutes les pièces du puzzle?

C’est une très bonne question, Françoise. Je n’y ai jamais pensé de cette façon. Je dirais que dans l’ensemble, élever la condition des femmes noires est au cœur de tout ce que j’entreprends: mon travail, ma vie personnelle, mes amitiés, toute mon existence. C’est tout ce qui m’importe: bouleverser la dynamique du pouvoir afin que les femmes noires aient leur place dans les espaces de pouvoir, qu’elles s’y sentent comme chez elles et qu’elles soient prêtes à changer les choses une fois qu’elles y sont. 


Musique à mes oreilles! Vous vous demandez ce qui a poussé Stéphanie à critiquer un système dont elle faisait autrefois partie intégrante? Cliquez ici pour la deuxième partie de notre conversation.