« Si je n’utilise pas mon privilège, c’est péché ! » - Fati Hassane (Niger) - 4/4
Nous en sommes à la dernière partie de notre conversation avec Fati Hassane, militante féministe nigérienne.
Dans les précédentes parties, nous avons parlé de son enfance passée dans différents pays (Partie 1), de son adolescence au Niger (Partie 2), et de sa résistance en cultivant l’autonomie financière (Partie 3). Dans cette quatrième partie, Fati explique comment sa résistance a évolué de son désir de s’accomplir au désir d’inspirer les autres en ligne et dans son travail dans le domaine du développement.
Fati a été interviewée par Françoise Moudouthe à la fin de 2019, dans le cadre d'un projet mondial documentant la résistance des filles. La conversation a été éditée dans cette interview en quatre parties par Françoise et Edwige Dro pour notre série #GirlsResistWA. Vous pouvez trouver plus d'informations sur la série ici.
Avec du recul, quel est l’impact que ta résistance d’adolescence a eu, sur ta vie et sur celle d’autres personnes ?
De manière très pragmatique, j’ai acquis une indépendance financière qui m’a permis de soutenir des projets de plusieurs membres ma famille, assez tôt. Oui, je n’en fais qu’à ma tête, mais j'arrive à garder cet équilibre entre ce que j'ai envie de faire et les relations que j'ai avec ma communauté.
Et puis il y a les filles de mes cousines et cousins. Elles peuvent me voir et se dire : « c’est une des nôtres, et elle crée son propre chemin, voilà, et ça se passe bien pour elle. Donc c’est possible pour moi aussi, si j’ai envie d’autre chose. »
En tant que fille, tu as vécu dans plusieurs pays, la question de l’appartenance est souvent revenue dans ton récit. Aujourd’hui tu vis en Afrique du Sud. Quel est l’endroit que tu considères comme étant chez toi ?
C'est difficile comme question ça ! Mes enfants sont en Afrique du Sud, donc quand j’y suis, j’ai ce sentiment d’être à la maison. Mais c'est paradoxal parce que je vis ici en Afrique du Sud comme expatriée. Je vis dans un quartier très favorisé et isolé de la vraie Afrique du Sud. J'ai assez peu, finalement, d'interactions avec les Sud-Africains. J'en ai conscience. Donc, en Afrique du Sud, je me sens en paix mais je ne me sens pas appartenir à mon environnement.
Evidemment, il y a le Niger. Ma mère et mon frère vivent là-bas, la maison de mon père est là-bas, ma famille élargie est là-bas, donc effectivement c'est chez moi. Mais aujourd'hui, étant quadragénaire, je retourne au Niger, mais toujours dans cette posture de l'expatriée. J’ai conscience que je ne me conforme pas à tout ce qu'on attendrait de moi, mais en même temps, je le fais de manière totalement délibérée parce que j'ai envie de faire bouger certaines lignes et surtout parce que je peux me le permettre.
On dirait une continuation de ta résistance d’adolescente. Dis m’en plus.
Quand je rentre au Niger et que je choisis de m'habiller d'une certaine manière, ou d'apparaître à la télévision lors d'une cérémonie officielle avec un certaine coiffure à mon goût, il y a un coût social que je paye et que ma mère aussi paye, malheureusement. Mais, il n'est pas aussi élevé que si je vivais au Niger, si mon emploi ou mon business nécessitait l’acceptation de mes collègues. Donc je peux me le permettre.
Donc, pour en revenir à la question de l’appartenance, au Niger il y a ces tensions entre le fait de se sentir chez soi, mais en même temps, refuser de se conformer à certaines choses qui aujourd'hui semblent aller de soi pour une très, très, très grande majorité, et pour une toute petite minorité qui ne peut pas se permettre d'exprimer sa différence d’opinion.
En t’écoutant, j’ai eu l’impression que ta résistance d’adolescente était assez centrée sur ta propre survie, ta propre réussite. Aujourd’hui, ta résistance – du peu que j’en vois ! – semble viser à aider d’autres personnes à s’accomplir. Ça te parait juste, cette observation ?
Effectivement, lorsque j’étais ado, mon combat était individuel et tout à fait égoïste. C'était le combat pour me permettre de m’accomplir en tant qu’individu, avant d'être une femme. Si je suis dans des eaux qui sont hostiles et que ne sais pas très bien nager, est-ce que je vais aller sauver quelqu'un d'autre ? Non. Mais avec le temps, j'ai trouvé le moyen de me mettre sur un radeau. Je découvre que ce radeau en fait, peut accueillir beaucoup de monde.
Tu peux m’en dire plus ?
J’ai le privilège d'avoir une voix. Si je n’utilise pas mon privilège, c’est péché ! Il y a des choses que j'exprime de manière délibérée, intentionnelle. Et puis, il y a le simple fait aussi de vivre ma vie de la manière dont je la vis. Je me rends compte de plus en plus, et on me le dit, que ça inspire des jeunes filles, ça aide aussi certains garçons aussi à remettre certaines choses en question, et à réfléchir à des choses qui semblaient aller de soi.
Donc voilà, pour moi, c'est vraiment une autre phase de ma vie : je peux aider les autres, mais aussi permettre un changement.
En incarnant de nouvelles possibilités ?
Oui, et en montrant qu’on peut être féministe. Qu’on peut décider de se mettre soi au centre de sa vie, sans être une paria de la société. Il ne s'agit pas de plaire à tout le monde parce que ce n'est pas possible et c'est le meilleur moyen de passer à côté de sa vie. Mais voilà, on peut décider de vivre sans transiger sur certaines choses et si par ailleurs, on a quelque chose à offrir, on continuera à avoir le respect de ceux qui comptent.
Comment est-ce que tu es engagée de façon plus significative ou concrète auprès de jeunes filles qui sont dans un parcours de résistance aujourd'hui ?
Professionnellement, je garde toujours à l'esprit la question du genre, que ce soit dans les petites choses ou dans les grandes choses qu'on fait. Par exemple, j’ai eu à demander à des partenaires de revoir la composition d'un panel ou d'un groupe de travail, lorsque les femmes n'étaient pas ou pas assez bien représentées. Au quotidien, dans les postes que j’ai occupés, je fais bien attention à ce les femmes ne soient pas pénalisées dans le processus de recrutement, et que les femmes que j’encadre soient dans les conditions pour travailler.
Et de manière ponctuelle, quand on me sollicite sur les questions de genre ou de leadership féminin, je réponds. Il m'arrive d'animer des boot camps pour les filles et les femmes et je le fais avec plaisir, même si c'est prenant.
On peut décider de se mettre soi au centre de sa vie, sans être une paria de la société.
Est-ce que tu dirais que ta résistance d’aujourd’hui est collective ? Si oui, comment s’est passée la transition de l’individuel au collectif ?
La résistance collective se fait plutôt dans l’espace virtuel aujourd'hui. Modestement, j'utilise ma plateforme pour exprimer mes idées, mon parcours, de mes réflexions, pour que ça puisse bénéficier à d'autres. Et cela a deux objectifs : le premier, c'est de dire « Vous n'êtes pas seules » à celles qui pensent comme moi, mais qui ne sont pas forcément aussi bien articulées parce qu’elles n’ont pas passé autant de temps sur ces questions.
Le deuxième objectif, c'est de faire réfléchir un peu les autres, de leur faire se dire : « Est-ce que la manière dont j'ai toujours pensé est une vérité absolue ? Ou est-ce qu'elle peut être challengée ? » Donc ça, ce sont plutôt des hommes, ou plutôt des femmes, qui sont à leur tout début de parcours féministe en fait.
Le collectif, c’est aussi les autres féministes, des afro-féministes européennes, des Black feminists américaines. Elles partagent aussi gentiment le fruit de leurs réflexions sur Twitter et Facebook, et ça me nourrit. Parfois c’est moi qui suis challengée et c'est ça qui est bien.
Quelle place a la solidarité dans ta résistance actuelle ? Est-ce différent de la place qu’elle avant pendant ton adolescence ?
Malheureusement, moi à l'époque, dû au fait que j'affichais des ambitions ou des désirs qui provoquaient au mieux l'incompréhension ou voir le rejet, je n’ai pas eu beaucoup de solidarité à part celui de mes sœurs.
Aujourd'hui, la manière dont j’essaie de l'exprimer, cette solidarité, c'est de donner de ma ressource la plus précieuse, c’est-à-dire mon temps, et mon énergie.
Quand je pense qu'une femme autour de moi a le potentiel pour faire des choses, et qu'elle n'a peut-être pas conscience de ce potentiel-là, c'est aussi de lui dire : « Je te vois. Il y a ce truc-là qui arrive, je sais qu'il y a certains jeunes déjà dessus, majoritairement des hommes, évidemment. Tu pourrais le faire si tu voulais. Je ne dis pas que tu dois le vouloir, mais tu voulais, tu pourrais le faire et moi, je te soutiendrai ».
Enfin, ma dernière question : quand tu te tournes vers l’avenir, à quoi ressemble le monde que ta résistance d’hier et d’aujourd’hui aura contribué à créer – notamment pour les filles d’aujourd’hui et de demain ?
Alors, le monde que je voudrais pour les filles... Évidemment, c'est un monde où le fait d'être femme, ne soit pas un frein à l'accomplissement. Ce serait un monde où le système dans lequel on vit aujourd'hui, le capitalisme, ne s'appuie pas sur l'exploitation des femmes. Car aujourd'hui, ce système tient parce que les femmes sont exploitées notamment dans la sphère domestique. En tout cas, c'est mon opinion. Donc, ce serait un monde où voilà, femmes et hommes puissent s'accomplir en fonction de nos aptitudes, de nos qualités, de notre envie, de nos valeurs… sans que le fait qu'on soit d'un genre défini soit pas un frein.
Je compte beaucoup sur la prochaine génération de femmes et d'hommes, pour résister, pour refuser ce système qui ne sert ni les femmes ni les hommes.
Nous partageons ces espoirs. Merci d’avoir raconté ton récit, Fati!