Pourquoi ci, pourquoi ça : 22 questions inspirées par mon fils
/C’est l’histoire d’un banal trajet en voiture qui s’est transformé en véritable interrogatoire. Pendant que je ramenais mon fils de l’école mardi dernier, le petit gars a activé le more rafale : 22 questions en 20 minutes. Oui, ça fait beaucoup. Et oui, j’ai compté.
Presque toutes ses questions commençaient par « pourquoi ». Pourquoi je dois aller à l’école ? Pourquoi les gens ici parlent arabe et pas français ? Pourquoi les gens disent que je suis noir alors que je suis marron ? Pourquoi Dieu a le droit de faire ce qu’il veut alors que moi je dois écouter ? Pourquoi les papas mettent des bébés dans les ventres des mamans ? Pourquoi ? Pourquoi Maman, POURQUOI ?
C’était les 20 minutes les plus longues de ma vie. Ou presque. Surtout parce que je me suis juré de ne jamais prononcer le fameux « parce que c’est comme ça » en présence de mes enfants (je ne sais pas ce qui m’avait pris ce jour-là, mais comme on dit chez moi, une promesse est une dette).
J’ai donc fait de mon mieux pour répondre à autant de questions que possible, les un peu doigts crispés sur le volant quand même. Les quelques fois où il m’a posé une colle (ou que j’ai eu la flemme), je lui ai promis qu’on irait chercher la réponse dans un dictionnaire. Et on ne va pas se mentir, il y a bien une ou deux questions que j’ai fait semblant de ne pas entendre. J’ai juste attendu qu’il passe à la question suivante. #MèreIndigne
Bref, je suis vite passée de « c’est trop mignon » à « c’est trop relou ». Mais en y repensant un peu plus tard, j’ai vu dans cette conversation une véritable leçon de vie : du haut de ses cinq ans, mon fils m’a rappelé l’importance de ne rien prendre pour acquis.
« Du haut de ses cinq ans, mon fils m’a rappelé l’importance de ne rien prendre pour acquis. »
Quand j’y repense, c’est ma curiosité qui m’a menée au féminisme. Toute petite, j’observais tout un tas d’injustices et d’inégalités au quotidien et je me demandais : pourquoi ?
Je demandais à mon père pourquoi il n’y avait aucune femme dans le conseil des notables de notre village. Sa réponse : un petit sourire en coin. Je me demandais aussi pourquoi c’était mon père qui venait récupérer nos bulletins trimestriels au collège, alors que c’était ma mère qui nous faisait répéter nos leçons tous les soirs. Je n’ai jamais osé poser la question à voix haute (qui est folle ?). J’avais des pourquoi plein la tête, et je détestais qu’on me dise que j’étais trop jeune pour comprendre. (Le seul avantage d’avoir entendu cette phrase si souvent c’est que je n’ai jamais eu peur de vieillir – donc merci ?)
Je pense que la petite fille que j’étais serait déçue de voir qu’en devenant adulte, j’ai renoncé à poser ces questions toutes simples. Elle m’en voudrait de m’être laissée convaincre que devenir adulte, c’était cesser de se poser ces questions simples et un peu « naïves », notamment par un professeur de prépa qui m’a reproché de « tirer la classe vers le bas avec mes questions basiques ».
Et s’il était temps de changer tout ça ? Aujourd’hui je me mets au défi de célébrer la petite fille que j’étais en posant toutes les questions simples qui continuent de m’intriguer.
Et en hommage au petit curieux qui m’a inspirée, je commence avec ces 22 « pourquoi » :
Pourquoi est-ce que les gens félicitent mon mari de bien vouloir me « laisser partir » à chaque fois que je prends des vacances en solo ?
Quand il y a un mariage dans la famille, pourquoi on a tant de réunions de famille sur l’organisation logistique du mariage mais aucune sur comment réussir son mariage ou sa vie de couple ?
Pendant qu’on y est : pourquoi les mêmes notables qui te racontent que la dot est un symbole de notre tradition envoient aux futurs maris des listes interminables dont le montant total n’a rien de symbolique ?
Pourquoi les personnes qui reprochent au féminisme d’être une idéologie « irréconciliable avec la culture africaine » ne disent pas la même chose du christianisme ou de la démocratie ?
Pourquoi est-ce que la plupart de mes copines (africaines) me disent que les personnalités qui les inspirent le plus sont des femmes afro-américaines ? (Team Oprah, c’est pas palabre… Je demande seulement non ?)
Je vais un peu plus loin : aux Etats-Unis, pourquoi certaines disciplines ou mouvements culturel.le.s et intellectuel.le.s disciplines s’approprient le terme « Black » alors qu’ils/elles on’incluent que très rarement la perspective des populations noires vivant en dehors des États-Unis ?
Pourquoi moi, féministe convaincue, suis-je obsédée par les imperfections de mon corps, alors même que mon cerveau me répète que cela n’a aucune importance ?
Dans les familles qui ne peuvent pas scolariser tous leurs enfants du fait de difficultés financières, pourquoi est-ce qu’on décide si souvent que ce sont les fils qui iront à l’école, plutôt que les filles ?
Pourquoi est-ce que les femmes de mon pays doivent endurer des rites de veuvage longs et dégradants alors que les veufs sont encouragés à se remarier dès que possible ?
Pourquoi est-ce que certains ont décidé que pour protéger nos filles des agressions sexuelles, il vaut mieux masser leur seins avec des objets brulants plutôt que d’apprendre aux hommes à ne pas considérer la poitrine d’une adolescente comme une invitation au viol ?
Pourquoi les hommes continuent à nous sortir des « on n’est pas tous comme ça », même après qu’on leur a expliqué, pour la énième fois, que le patriarcat est une affaire de système et pas d’individus ? (Adeptes du #NotAllMen, merci de passer votre chemin !)
Pourquoi est-ce qu’on se sent parfois offensé.e.s lorsqu’on nous rappelle que nous avons des privilèges – qu’ils soient liés à notre genre, notre classe sociale, la couleur de notre peau, notre orientation sexuelle, notre religion ou au fait que nous sommes valides ?
Pourquoi est-ce que la pénétration est le critère de définition du rapport sexuel (et au passage, du viol) alors que la sexualité (tout comme la violence sexuelle) peut prendre plein d’autres formes ?
Pourquoi est-ce qu’on inflige encore des tests de virginité à des millions de femmes dans le monde, alors que les médecins savent depuis un p***** de siècle qu’un hymen déchiré ne permet pas de déterminer si une femme est sexuelle active ?
Pourquoi existe-t-il tous ces traitements de la dysfonction érectile et pas un seul traitement contre l'endométriose ?
Depuis que je suis installée au Maroc, pourquoi j’entends autant de personnes utiliser le mot « Africain.e.s » pour parler des Noir.e.s venant d’Afrique sub-saharienne ? Il est passé où, le memo sur la situation géographique de ce pays ?
Pourquoi certaines personnes hétérosexuelles se sentent tellement à l'aise qu’elles posent aux personnes LGBTQI des questions qu’elles n'oseraient jamais poser à leurs propres partenaires sexuel.le.s ?
Quand je regarde la télé avec mes parents, pourquoi je suis prise d’une furieuse envie d’aller aux toilettes, à la cuisine (ou juste… quelque part !) dès que les acteurs se mettent à s'embrasser ?
Pourquoi nos #MuteRKelly sont aussi virulents alors que beaucoup d’entre nous hésitent à dénoncer le violeur d'à côté ?
Quand on va au resto, pourquoi les serveurs remettent toujours l’addition à mon mari, même quand c’est moi qui l'ai demandée ?
Pourquoi Mama Emilienne, la nounou de mon enfance, appelait-elle ma sœur (dont la peau est plus claire que la mienne) « la petite blanche » ? Et pourquoi ce surnom sonnait comme un compliment ?
Pourquoi on ne demande pas plus souvent pourquoi ?
En rentrant chez moi mardi dernier, je me suis dit : « si on me donnait une pièce à chaque fois que ce garçon me posait une question, je serais milliardaire depuis longtemps ». Aujourd'hui, je dis plutôt merci à mon fils de m'avoir rappelé la puissance du mot « pourquoi ».
Depuis, j’ai décidé que 2019 serait mon année du pourquoi. Je vais en poser, des questions, et comme "pourquoi" n'est que la première étape, je ferai de mon mieux pour obtenir des réponses. Il y aura des conversations difficiles avec mes invitées sur Eyala, avec mes proches et surtout avec moi-même. Restez dans le coin : je vous tiens au courant de ce que j'apprendrai en cours de route.
Ça vous dirait qu’on se lance ensemble ? Qu’on retrouve l’enfant qui est en nous, et qu’on ose demander pourquoi, encore et encore, et jusqu'à ce que le monde arrête de marcher sur la tête ?