Et si on arrêtait avec le mythe de la féministe badass?

PHOTO DE JESSICA PODRAZA VIA UNSPLASH

« Tata, moi aussi je suis féministe ! ». Ça, ce sont les mots de ma nièce. On va l’appeler L-C. Elle a douze ans, elle fait déjà une tête de plus que moi, et depuis peu, elle est féministe. Comme vous pouvez l’imaginer, j’étais incroyablement fière quand elle me l’a annoncé. Ce qui m’a surprise, c’est à quel point cette annonce m’a terrifiée, aussi. Venez, je vous explique.

Il y a quelques semaines, L-C a commencé à me poser plein de questions sur le féminisme. Elle voulait surtout savoir pourquoi certaines femmes étaient contre : « on dirait des fans de football qui soutiennent l’équipe d’en face, non ? ». Plus on discutait, plus j’étais impressionnée de voir tout ce qu’elle savait déjà sur son identité et ses valeurs. J’étais émerveillée par l’aisance avec laquelle L-C parlait de concepts dont je ne soupçonnais même pas l’existence lorsque j’avais son âge. A douze ans, j’avais peut-être déjà lu le mot « patriarcat » quelque part, mais j’étais loin de dire, comme elle, qu’être féministe était « juste une évidence, quoi ».

C’est donc ça, la beauté de grandir à une époque où l’inspiration féministe est partout ! Pour L-C, il suffit d’un clic pour que des dizaines de blogs, de podcasts, et de vidéos lui rappellent qu’elle aussi peut changer le monde.

« C’est donc ça, la beauté de grandir à une époque où l’inspiration féministe est partout ! »

Sa dernière liste de Noël aurait dû me mettre la puce à l’oreille : elle n’avait demandé presque que des livres sur des filles qui lui ressemblent et qui ont fait des choses extraordinaires. A son âge, je vivais à Douala et mes options de lectures étaient bien plus limitées : les aventures enneigées de petits garçons bien blonds ou les histoires de petites filles modèles de la campagne française. C’est fou tout ce qui peut changer en une seule génération.

Ce qui m’a fait le plus plaisir, c’est que L-C n’a pas hésité à m’appeler pour poser les questions qui lui trottaient dans la tête. Ce n’était pas une option pour l’adolescente que j’étais. Même si je me demandais pourquoi les femmes de mon entourage semblaient perdre toute leur flamboyance dès que leurs époux arrivaient  dans une salle, je savais qu’il valait mieux que je garde mes questions pour moi. Instinct de survie. Du coup, je me sens la responsabilité d’accompagner ma nièce dans son exploration du féminisme. C’est à moi de l’écouter, de lui répondre, et de la guider au mieux.

Petit problème : j’ai peur de tout gâcher. 

J’ai peur de l’effrayer si je lui dis ce que j’ai appris sur le féminisme au fil des années : que derrière l’idéologie inspirante, il y a une pratique épuisante. J’ai peur qu’elle ne comprenne pas comment ça peut te vider de devoir expliquer les mêmes concepts aux mêmes personnes qui font semblant de t’écouter juste pour te ressortir leurs arguments réchauffés à base de « tous les hommes ne font pas ça » ou « le féminisme c’est un truc de Blancs ».

« Derrière l’idéologie inspirante, il y a une pratique épuisante. »

J’ai peur qu’elle ne me croie pas si je lui parle des politiciens que j’ai rencontrés à l'Union Africaine, à qui j’ai déroulé mes meilleurs arguments pour des lois plus justes, et qui n’avaient une réponse : « ça vous dirait d’aller dîner après la réunion ? »

J’ai peur de la décevoir en lui révélant que toutes les personnalités qu’elle admire ne sont pas des super-héroïnes. Que malgré nos slogans et nos manifs, on galère parfois pour incarner nos valeurs féministes dans notre vie familiale.

J’ai peur de casser le mythe du « Black Girl Magic » en lui disant les femmes noires doivent tout donner pour obtenir des droits que d’autres ont depuis leur naissance, et que pour beaucoup, c’est mission impossible.

J’ai peur.

PHOTO DE HEATHER FORD VIA UNSPLASH

PHOTO DE HEATHER FORD VIA UNSPLASH

Que les choses soient claires : j’adore être féministe. A chaque bataille gagnée contre les discriminations, c’est l’euphorie dans ma tête. A chaque fois qu’une femme échappe à la violence, je fais la fête. Et après chaque conversation que j’ai avec une autre féministe, je me sens portée par la puissance de tout un mouvement.  Mais être féministe c’est aussi une épreuve de tous les jours.  

Nous, féministes, nous devons regarder les aîné.e.s que nous n’avions pas le droit de regarder dans les yeux, et leur dire qu’en tant que jeunes femmes, nous aussi avons droit au respect. Nous devons avoir de la répartie pour faire taire les trolls qui patrouillent sur les réseaux sociaux. Nous devons être toujours plus créatives parce que le patriarcat se renouvelle de jour en jour.

Je porte une admiration sans bornes pour la résilience dont font preuve celles qui militent pour les droits des femmes. A chaque fois qu’une femme fait le buzz avec un acte, un discours ou un tweet qui en inspire des millions d’autres, je la soutiens à fond. La timidité est un luxe qu’on ne peut plus se permettre. Il est temps d’être badass et de l’assumer.

« La timidité est un luxe qu’on ne peut plus se permettre. Il est temps d’être badass et de l’assumer. »

Tout ça, je le dirai à L-C. Mais je dois aussi la préparer pour le revers de la médaille.

Il faut qu’elle le sache : un jour, elle se fera harceler sur Twitter et n’aura pas la force d’en rire. Un jour, un.e professeur.e lui fera une remarque raciste en classe et elle n’aura pas le courage de le/la confronter. Un jour, elle se regardera dans le miroir et tous les slogans body positive ne suffiront pas à la rassurer.

Un jour, elle sentira une main baladeuse sur ses fesses et elle sera trop choquée pour réagir. Je ne le lui souhaite pas, mais un jour peut-être, elle écrira  #MeToo mais n’aura pas le courage balancer son porc.

Je veux qu’elle sache que tout cela pourrait arriver, comme ça m’est arrivé. Et je veux qu’elle sache que rien de tout cela ne saura remettre en question son engagement féministe.

Pour une jeune fille noire qui décide de s’engager sur la voie du féminisme, il n’y pas de meilleur moment pour le faire que notre époque, où les « roles models » courent les rues et les réseaux sociaux. Pourtant, tout comme Chimamanda Ngozi Adichie nous mettait en garde contre le danger d’un discours unique sur l’Afrique, je m’inquiète du discours sans nuance que nous avons créé sur ce que doit être une féministe : une boss lady qui n’a peur de rien, une reine des temps modernes. Une vraie badass.

Ma nièce de douze ans est féministe et si je veux la guider dans son parcours, je dois lui faire accepter qu'elle n'a pas besoin de jouer le rôle de la badass, ni de chercher à être extraordinaire pour mériter sa place dans le mouvement féministe.

« Pas besoin de jouer le rôle de la badass, ni de chercher à être extraordinaire pour mériter sa place dans le mouvement féministe. »

Elle doit savoir que tout ira bien tant qu’elle fait de son mieux pour dénoncer les injustices et soutenir les autres femmes et tant qu’elle reste fidèle à ses valeurs féministes même lorsqu’elle n’a rien à prouver.

Voilà ce que je lui dirai, ce que je lui répèterai, jusqu’à ce que ses doutes s’envolent. Peut-être bien qu’ils emporteront les miens au passage.

Ça vous arrive de penser que vous devez jouer le rôle de la féministe badass ? Quel conseil donneriez-vous à une jeune féministe ? Dites-moi tout dans les commentaires, ou retrouvez-moi sur Twitter, Facebook ou Instagram (@EyalaBlog)