"Je ne négocie jamais ma place": Retour sur la campagne #AfricaineEtPlurielle
/« Pour briser la clôture où l’enferme l’homme, la femme doit aussi dénoncer l’image d’elle-même qu’il lui renvoie. » Je pense souvent à cette citation de Gisèle Halimi, l’avocate féministe franco-tunisienne qui s’est éteinte il y a quelques semaines. Comme je l’expliquais dans mon dernier article, la représentation qui est faite des femmes africaines est réductrice, excluante et dangereuse. Et pourtant, ce carcan nous est imposé par un conditionnement si efficace que beaucoup d’entre nous choisissent de se l’approprier plutôt que de s’en libérer. Il est temps que cela cesse !
C’est pourquoi je n'ai pas hésité une seconde lorsque l’équipe de la Campagne Ça suffit (Enough Campaign) d’Oxfam International m’a proposé un partenariat pour célébrer la Journée Internationale de la femme africaine (et le second anniversaire d’Eyala) en amplifiant les voix des féministes africaines qui transgressent les normes sociales et les rôles de genre. J'ai dit oui et je me suis lancée dans une aventure dont je ne savais rien : mener une campagne sur les réseaux sociaux.
La représentation qui est faite des femmes africaines est réductrice, excluante et dangereuse.
Du 27 au 31 juillet, j’ai donc mené la campagne #AfricaineEtPlurielle. La novice que je suis a dû apprendre vite. L’introvertie que je suis dû se faire violence pour rester connectée. Mais la féministe que je suis ne regrette rien ! J’ai adoré écouter des féministes africaines parler de comment elles en sont arrivées à remettre en cause les représentations et les normes sociales dans lesquelles le patriarcat tentait de les enfermer. J’ai appris énormément de leurs analyses et de leurs conseils aux femmes qui souhaitent sortir des chemins battus. Et je me suis nourrie de mes échanges (même les plus houleux !) avec vous tou.te.s.
Je vous raconte tout ça ici, au cas où vous auriez raté quelque chose. Je commence par vous présenter (de nouveau) les féministes africaines qui ont contribué à la campagne, et par les remercier une énième fois pour leurs brillantes interventions.
On va commencer par les deux jeunes féministes qui ont représenté l’Afrique de l’Ouest francophone en mettant le feu dans un Facebook Live à voir et à revoir : Emma Onekekou, fondatrice de la plateforme digitale EmmalInfos qui donne la voix aux femmes lesbiennes, bi, trans et queer (LBTQ), et Bintou Mariam Traoré, une jeune journaliste ivoirienne qui rend hommage aux figures du féminisme africain sur sa page Facebook Matrimoine Africain et qui a lancé la campagne #VraieFemmeAfricaine au début de l'année.
Merci également à la féministe kenyane Rachael Mwikali d’avoir partagé les leçons qu’elle a apprises en mobilisant les femmes vivant dans les quartiers défavorisés de Nairobi lors d’un Instagram Live qui ne s’est pas vraiment passé comme prévu (les joies du direct !) et à Muthoni Muriithi (le point focal de la campagne Enough d’Oxfam en Afrique) pour avoir repris le flambeau à main levée lorsque la connexion internet de Rachael a été interrompue.
Un énorme merci à la militante, blogueuse et autrice féministe Nana Darkoa Sekyiamah, une Ghanéenne dont je vous recommande chaleureusement le blog Adventures from the bedrooms of African women, d’avoir expérimenté le format du Twitter chat, mais aussi d’avoir pris part au webinaire #AfricaineEtPlurielle du 31 juillet, Journée de la femme Africaine. A ses côtés, il y avait Rachael mais aussi de nouvelles voix : Dr Tlaleng Mofokeng, militante féministe et anti-raciste sud-africaine, Rapporteure Spéciale des Nations unies sur le droit à la santé et autrice de Dr T: A Guide to Sexual Health & Pleasure ; Souad Douibi, artiste plasticienne et performeuse (faites un tour sur sa page Instagram !), dont la performance Imra'a (femme) dans les rues d’Alger en 2016 a suscité un débat public sur le rôle de la femme dans la société ; et Cleopatra Kambugu, une femme transgenre qui défend les droits des minorités sexuelles et de genre et des travailleurs et travailleuses du sexe en tant que Directrice des programmes du fonds activiste africain UHAI EASHRI.
Je n’oublierai jamais la conversation que nous avons eue pendant ce webinaire. Je suis ravie d’avoir pu m’assurer que ce webinaire serait bilingue grâce à la présence d’une interprète (merci Meryld !), mais bizarrement nous n’avons pu enregistrer que la version anglaise :
Toute tentative de résumer les conversations serait vaine. Ça fait deux semaines que j’essaie, alors vous pouvez me croire. Ce que je vais faire ici, c’est partager les leçons que j’ai personnellement tirées de toutes les conversations qui ont fait la campagne #AfricaineEtPlurielle (et plein de citations que vous pouvez télécharger ici et utiliser comme vous le souhaitez). Des leçons qui, je le sais, vont nourrir ma réflexion, mes actions et initiatives féministes (y compris Eyala) et ma vie quotidienne pendant longtemps.
S’affirmer #AfricaineEtPlurielle est une question de survie, pas juste une prise de position théorique
Ça parait évident, mais j’ai appris à mes dépends que rien ne va sans dire… Alors j’ai demandé à toutes les féministes ayant contribué à la campagne de m’expliquer pourquoi elles s’attaquent aux normes sociales et les stéréotypes qui uniformisent les femmes africaines. Après tout, on pourrait juste vivre avec, non ? Eh bien non. Les représentations qui survalorisent l’importance du mariage et de la maternité, ou qui célèbrent les femmes pour leur capacité à endurer le pire sans jamais poser de question… Tout ça n’est pas seulement faux et désagréable, c’est aussi discriminant et dangereux.
Pourquoi ? Parce que les représentations stéréotypées des femmes africaines sont des outils politiques de domination sur les corps, les esprits et la vie de ces dernières. Les contributrices de la campagne #AfricaineEtPlurielle ont souvent donné comme exemple le mythe selon lequel l'homosexualité serait une pratique importée de l’Occident. Cet argument est utilisé pour justifier les abus contre les femmes homosexuelles, comme l’a dénoncé Emma. Selon Nana Darkoa Sekyiamah, l’obsession des forces conservatrices envers l’homosexualité a conduit les lobbies (occidentaux) à bloquer la mise en place de programmes d'éducation sexuelle complète au Ghana – des programmes qui auraient permis à tou.te.s les jeunes d’avoir une vie sexuelle saine et sûre.
Les représentations stéréotypées des femmes africaines sont des outils politiques de domination sur les corps, les esprits et la vie de ces dernières.
Parmi les autres idées reçues auxquelles s’opposent les contributrices : l’idée selon laquelle la domination masculine dans l’espace intime et politique est normale et souhaitable, et le fait de reléguer les droits des femmes au rang de cause secondaire – loin derrière des causes jugées plus urgentes ou essentielles (la sécurité, le panafricanisme ou, ces jours-ci, la santé publique). Comme l'a expliqué Emma, « ces caricatures contribuent à la production et au maintien des inégalités dans notre société et modifient la perception que nous avons de nous-mêmes » en tant que femmes africaines.
Nos façons de nous affirmer #AfricaineEtPlurielle sont multiples, mais nos raisons de le faire sont fondamentalement les mêmes.
Les activistes avec lesquelles j’ai eu la chance de parler pendant cette campagne ont toutes des réalisations impressionnantes à leur actif. Cleo Kambugu est la première citoyenne de l’histoire de l’Ouganda à avoir changé de sexe (du masculin au féminin) à l’état-civil. Le blog de Nana Darkoa sur la sexualité des femmes africaines a ouvert la voie à de nombreuses plateformes africaines sex-positives que nous connaissons aujourd'hui. Dr Tlaleng Mofokeng est la première Africaine et la première femme à avoir été nommée Rapporteure Spéciale des Nations unies sur le droit à la santé. Et ce n’est pas tout, mais je crois que vous voyez où je veux en venir : ces femmes ont accompli des choses hors du commun.
Et pourtant, aucune d'entre elles n’avait comme ambition de devenir exceptionnelle. J'ai été frappée par la constance avec laquelle ces femmes extraordinaires ont déclaré que le choix de l’activisme n’était pour elles qu’une façon de défendre leur droit d'exister, de jouir de leurs droits humains, de s'exprimer librement et de vivre une vie pleine de joie et le plaisir. De revendiquer ces droits pour elles-mêmes et pour les autres femmes. De faire ce qui leur paraissait juste.
Ça m’a fait un bien fou, ce rappel. Entre autres parce que plein de femmes m’ont dit qu’elles ne pensaient pas être assez qualifiée pour mériter de s’appeler féministes, et que je n’ai jamais vraiment trouvé les mots pour leur répondre. Les contributrices ont aussi insisté sur le fait que les femmes africaines doivent se détourner de la tendance #BlackGirlMagic, ou #YassQueen, car nulle n’a besoin de magie, ni de sang royal, pour changer les choses autour de nous.
S’affirmer #AfricaineEtPlurielle peut être risqué, mais la voie du silence est la plus dangereuse
Il y a des choses que je sais, que je vis même, mais qui me paraitront toujours complétement ahurissantes. En haut de cette liste : tout ce qu’une féministe peut se prendre dans la gueule juste pour avoir osé regarder le patriarcat dans les yeux. Ça me rend folle.
J’avais le sang qui bouillonnait en écoutant Bintou Mariam Traoré décrire les menaces de viol qu’elle a reçues lorsque #VraieFemmeAfricaine est devenu viral. Une fois que les hommes ont compris que ses publications ne faisaient pas l'éloge des femmes soumises mais qu'elles utilisaient l'ironie pour dénoncer l'absurdité des rôles de genre qu'on demande aux femmes africaines de respecter, elle a pris cher.
Pareil quand Souad Douibbi a parlé des insultes qu’on lui a crachées pendant sa performance artistique, alors qu'elle marchait en silence dans les rues d'Alger et écrivait le mot Imra'a (femme) sur les murs et les bancs de la ville. Ce que j’en tire, c’est un triste constat : on reproche aux féministes d’être agressives, mais même quand elles essaient d’éviter le conflit, on les attaque. Ça m’encourage à continuer de m’exprimer, car, comme les contributrices l’ont rappelé, le coût du silence et de l'inaction est encore plus élevé.
Les mouvements féministes doivent eux aussi accepter la pluralité de leurs membres.
J’ai souvent remarqué que les mouvements féministes reproduisent en leur sein les mêmes oppressions qu'ils combattent dans la société. Grace à #AfricaineEtPlurielle, je sais que je ne suis pas la seule !
J’ai beaucoup apprécié les perspectives de Rachael Mwikali sur ce point. Elle a dénoncé les divisions de classe qui rendent nos mouvements élitistes, l'infantilisation des jeunes féministes par les militantes plus âgées, et le fait que beaucoup (trop) d'organisations de défense des droits des femmes n’accordent leur soutien qu’à des survivantes « de bonne moralité ».
Les autres intervenantes n’étaient pas en reste. Bintou Mariam Traoré a déploré la méfiance qui existe entre les ONG et les féministes qui s'organisent sur internet. Emma Onekekou a appelé les organisations féministes anglophones à mieux intégrer les féministes francophones dans les conférences qu’elles organisent. Quant à Souad Douibi, elle a invité les mouvements féministes à travailler avec les artistes d’une façon qui reconnait le pouvoir transformateur de l’art sans pour autant entraver la liberté artistique des artistes.
J’ai souvent remarqué que les mouvements féministes reproduisent en leur sein les mêmes oppressions qu'ils combattent dans la société.
La conversation a aussi porté sur l’importance pour certaines féministes de se positionner comme alliées de leurs sœurs les plus marginalisées. Nana Darkoa Sekyiamah a reconnu l’augmentation des de groupes intersectionnels de défense des droits des personnes LGBTQI sur le continent, et a déclaré qu'il en fallait encore plus. Dr Tlaleng et Muthoni Muriithi nous ont rappelé que pour créer des espaces inclusifs pour notre activisme, il faut d’abord remettre en question nos propres privilèges.
Ce point est particulièrement pertinent aujourd'hui, avec la pandémie COVID-19 qui nous oblige à déplacer la plupart de nos activités d'organisation dans l’espace numérique. Comment pouvons-nous rendre ces nouveaux espaces de mobilisation féministes plus inclusifs lorsque de nombreuses militantes n’ont pas accès à internet ? C’est la question que posait Rachael Mwikali quelques secondes seulement avant d’avoir été déconnectée de notre Live sur Instagram.