"Nous, les êtres humains, nous sommes comme des griots" - Nebila Adbulmelik (3e partie)
/Dans le dernier volet de mon entretien avec la féministe et artiste éthiopienne Nebila Adbulmelik, nous parlons du pouvoir de la parole, des histoires et des arts créatifs. Lisez la 1e partie (comment Nebila est devenue féministe) et la 2e partie (sur l'influence qu'a la religion sur son féminisme).
Et si on parlait de livres ? A te voir, la lecture et la littérature semblent avoir autant d’importance dans ta vie que ton engagement en faveur des droits des femmes. A quel moment est-ce que les deux se rejoignent ?
Je ne sais pas trop, pour être franche. Je suis une créative et j’aime les histoires. Je pense que nous, les êtres humains, nous sommes comme des griots. C’est particulièrement vrai pour nous Africain.e.s car nous transmettons notre tradition orale de génération en génération.
Parfois, nous qui militons ou travaillons dans les ONG, nous nous enlisons dans la bureaucratie et le jargon technique ou académique. On en oublie la ferveur avec laquelle les gens vivent leurs vies : même lorsqu’ils traversent des épreuves terribles, les gens continuent de vivre. Il continent d’aller faire leurs courses, à aller au marché, à parler de leurs histoires… Pourtant nous continuons de communiquer avec eux en utilisant la langue de la théorie. Il n’y a qu'à voir comment nous écrivons nos rapports, par exemple.
A ton avis, comment pouvons-nous faire changer les choses ?
Je suis déjà contente de voir que nous sommes de plus en plus libres dans la rédaction de nos rapports, dans la manière dont nous faisons passer nos messages et organisons nos campagnes de sensibilisation. Il y a beaucoup de potentiel dans le domaine des arts créatifs ; il s’agit d’une bonne base pour pourrions nous faire passer des messages positifs sur le changement social sans avoir l’air d’être des donneurs de leçons ni aborder les choses de façon technique ou théorique.
"Il y a beaucoup de potentiel dans le domaine des arts créatifs pour faire passer des messages positifs sur le changement social."
Les gens sont bien plus réceptifs quand tu communiques ton message en racontant une histoire, que ce soit par le biais de la musique, d’un film, d’une nouvelle ou d’un poème.
C’est tellement vrai… Regarde comment Black Panther a été accueilli !
Exactement. Si tu essaies d’avoir l’impact que Black Panther a eu, c’est juste impossible d’y arriver en utilisant un simple rapport, le programme scolaire classique, ou quelque chose du même genre. Donc je pense qu’il faut qu’on fasse preuve d’intelligence dans la manière dont on communique, et dans le choix des outils qu’on utilise pour communiquer.
On a parlé de toi en tant que lectrice, mais tu es une poète talentueuse. Et, si je ne m’abuse, tu es aussi photographe. Ça fait beaucoup à gérer, en plus de ton action militante. Comment tu réussis à tout équilibrer ?
J’ai récemment démissionné d’un emploi à temps plein au sein de l’Union Africaine pour consacrer mon temps et mon énergie à ma vie créative. Je n’avais jamais rien fait de tel. J’avais longtemps laissé de côté cette envie de développer mon art : je travaillais sur mes projets artistiques quand j’avais le temps, mais je pense que je ne leur faisais pas vraiment honneur.
Après ma démission, j’ai participé à une résidence d’auteur-e-s organisée par le East Africa Media Lab. Je travaillais sur un projet photo dans lequel je me mettais à la découverte de la ville de Khartoum, avec ma perspective d’habitante d’une ville voisine.
J’avais déjà réalisé une exposition de photos avec un ami. Elle s’appelait Urbamorphosis et on y montrait les métamorphoses, je dirais même les changements radicaux, que traverse l’espace urbain d’Addis-Abeba. Des quartiers entiers sont entièrement détruits et d’autres surgissent de nulle part. Avoir la possibilité de me consacrer à plein à une activité créative, grâce au soutien généreux de la résidence, c’était une première pour moi, et c'était vraiment épanouissant.
Est-ce que tout ça te laisse du temps pour écrire ?
Oui, vraiment. J’essaie de rester active sur mon blog. Je ne m’impose pas de timing strict, ça ne fonctionne pas pour moi. Mon gros projet d’écriture pour cette année, c’est publier un recueil de poésie et de prose. Ça fait des années et des années que j’y travaille, mais maintenant j’ai beaucoup de nouveaux textes, donc je veux tout rassembler dans un manuscrit et l’envoyer à des éditeurs, ou alors explorer la voie de l’autoédition.
Je m’essaie aussi à l’édition. Je travaille avec Short Story Day Africa, une organisation qui publie chaque année un recueil de nouvelles écrites par des auteur-e-s africain-e-s. Cette année, le thème est l’identité. Je reçois une formation très pratique : je suis responsable de l’édition de sept nouvelles, et éditrice associée à l’édition de quatorze autres. Être du côté de l’éditeur est une expérience vraiment intéressante. On ne te demande pas de corriger des fautes. On attend de toi que tu comprennes les auteur-e-s et leur voix.
Félicitations pour tous ces projets ! C’est très éclectique. Tu trouves un fil conducteur qui relie tout cela ?
Je crois que le fil conducteur entre tous mes projets créatifs, c’est que la notion de témoignage. Nous ne serons pas toujours là. Les gens qui nous entourent non plus. Il nous faut laisser une trace, quelque chose qui dise que nous étions là, qui raconte ce que nous avons vécu et les enseignements que nous en avons tirés.
"Il nous faut laisser une trace, quelque chose qui dise que nous étions là, qui raconte ce que nous avons vécu et les enseignements que nous en avons tirés."
Honnêtement, je tiens à encourager tout le monde à faire cet effort de témoigner. Ça ne passe pas forcément par l’écriture : ça peut être de la peinture, des enregistrements audio, du film… Ça doit juste être quelque chose que tu laisses derrière toi pour les générations futures. On a tellement de choses riches en tête, des expériences, des réflexions, des perspectives… Moi je pense que le monde doit en entendre parler.
Dernière question : quelle est ta devise féministe ?
Trois mots : Dignité. Justice. Respect.
J’espère que vous avez apprécié cette toute première conversation d’eyala avec Nebila ! Retrouvez la première partie de notre entretien sur les fondations de son engagement féministe et la seconde partie qui aborde la question de la religion.
Qu’est ce que ça vous a inspiré ? Quel est votre rapport au féminisme ? Dites-nous tout dans un commentaire ou sur Twitter et Facebook @EyalaBlog.