« Je suis un être humain, ma valeur ne s’évalue pas en nombre de vaches » – Dinah Musindarwezo (Rwanda) – 2/4
/Voici la seconde partie de mon interview avec Dinah Musindarwezo, une féministe rwandaise qui milite en faveur de meilleures politiques pour les femmes africaines. Après m'avoir raconté comment elle est devenue féministe (cliquez ici si vous avez raté ça !), Dinah me parle d’un des plus grands sacrifices qu’elle a dû faire pour mener sa lutte contre le patriarcat. Une question me brulait les lèvres : est-ce que ça en valait vraiment la peine ? Sa réponse est inspirante.
Tu as accompli tant de choses depuis tes premiers pas dans le mouvement féministe, Quand tu y repenses aujourd’hui, qu’est ce qui te rend le plus fière ?
Ce n’est pas toujours facile de pointer ses propres réussites du doigt, mais je dirais que je suis vraiment fière de la façon dont j'ai essayé de donner vie au proverbe féministe qui dit que le personnel est politique. J'essaie d’appliquer mes valeurs féministes dans ma vie quotidienne, en espérant que ça pourra inspirer quelqu'un – surtout une autre femme – à reconnaître qu'en tant que femmes africaines, nous n'avons pas à répondre aux attentes des autres. Nous aussi, nous pouvons remettre en question l’ordre établi.
« En tant que femmes africaines, nous n'avons pas à répondre aux attentes des autres »
J’ai été très émue par l’article que tu as publié sur African Feminisms sur le jour où tu as décidé de tenir tête aux traditions patriarcales liées au mariage, et que tu en as payé le prix fort. Tu peux m’en dire plus ?
Je suis une femme africaine et je tiens à la plupart des traditions que nous avons en Afrique. Au Rwanda, nous avons des traditions très fortes, dont plusieurs qui sont liées au mariage. Par exemple, y a une grande cérémonie appelée gusaba : c’est quand la famille du marié demande à celle de la mariée ce qu’il faut faire pour les convaincre de lui accorder sa main. Dans notre culture, on demande généralement des vaches.
Ce qu'il y a de positif dans cette cérémonie c'est qu'elle permet aux deux familles de faire connaissance. Et puis il y a les belles danses rwandaises, de la bonne nourriture et de bonnes boissons. Par contre ce qui m'a toujours troublée dans cette fonction, c'est qu'elle est extrêmement patriarcale. Les gens négocient le nombre de vaches comme si la mariée était une marchandise posée sur un étal au marché : "Notre fille est éduquée, nous méritons plus de vaches". "Non, elle est un peu trop vieille donc on ne vous donnera que cinq vaches".
C'est un peu comme ça que les choses se passent au Cameroun, d'où je viens.
Ça ne me plait pas du tout. Je n’aime pas non plus que les hommes soient les seuls autorisés à s’asseoir au premier rang lors de la cérémonie. Il y a des oncles qui s’asseyent là alors qu’ils te connaissent à peine, mais ta propre mère qui t’a élevée quasiment toute seule doit s’asseoir à l'arrière. La mariée elle-même n’a pas son mot à dire. Si c’est pas une façon de faire disparaitre la voix des femmes, ça !
Bref, quand le moment de mon mariage est arrivé, j'ai dit que je voulais une gusaba un peu différente. Je voulais honorer la tradition en réunissant nos familles et en ayant toutes les belles danses et tout ça, mais j'ai demandé à ce que ma mère et à ma sœur aînée puissent s'asseoir à l'avant et j'ai dit non à la dot et a toutes les négociations qui vont avec. Je suis un être humain, ma valeur ne s’évalue pas en nombre de vaches.
Ça n’a pas dû être facile, cette conversation…
Mon père a facilement accepté de faire de la place pour ma mère et ma sœur au premier rang, mais il n'était pas convaincu par ma position sur la dot. Je lui ai dit : « Papa, si tu veux des vaches, je t'en achèterai. Mais ne négociez pas comme si j'étais un objet à vendre ». Il a accepté à contrecœur, mais je sentais qu'il pouvait changer d'avis à tout moment.
Et c'est exactement ce qui s'est passé : le jour de la réception, il s'est fâché et a exigé qu'on parle des vaches. Mon oncle qui était responsable des négociations a dit non, car nous avions déjà accepté de ne pas en parler. Mais tout cela a perturbé la cérémonie, et surtout ça a perturbé ma relation avec mon père, jusqu'à la fin de sa vie.
Ce que tu dis me touche et me fait réfléchir à la situation dans laquelle je me suis trouvée quand je me suis mariée. J’étais contre le principe de la dot, mais mon père étant chef de village, je ne voulais pas qu’on l’accuse de favoritisme. J’ai fini par payer la moitié de ma propre dot ! Ça s’est passé il y a plusieurs années mais j’en tire toujours une certaine honte, comme si en faisant ce compromis j’ai trahi mes valeurs féministes. Du coup j’ai envie de te poser la question qui me hante depuis tout ce temps : est-ce que le sacrifice en valait la peine ? Si tu avais su que ta décision te coûterait ta relation avec ton père, tu prendrais la même ?
C'était la bonne décision. Je sais que j’ai fait le bon choix pour moi parce que je ne voulais pas faire quelque chose en quoi je ne croyais pas. Et j'ai dû le faire pour d'autres femmes, pour leur montrer que c'était une option qui leur était accessible à elles aussi, si elles le voulaient – qu'il est possible de remettre en question certaines pratiques culturelles si elles ne sont pas conformes à nos valeurs.
Oui, c'était une décision difficile. Je m’y attendais : chaque critique du patriarcat est une déclaration de guerre. Il y a toujours de la résistance en face. Certaines amies m’ont dit "regarde comme tu as brisé le cœur de ton père avec tes croyances féministes". Mais je suis sa fille, alors peut-être que lui aussi aurait pu aussi essayer de respecter mes valeurs ! C’est clair qu'au fond de moi, je souffrais de voir ma relation avec mon père se dégrader ainsi.
Les années ont passé, mais je continue de rencontrer des femmes de ma communauté qui me disent que grâce à moi elles ont eu la force de dire non à la dot. Rien que pour ça, ne regrette pas. Je pense que c'est ainsi que nous commençons à transformer les pratiques culturelles négatives.