« L’Afrique du Nord est en pleine crise d’identité » – Faten Aggad (Algérie) – 1/4

Il en faut beaucoup pour m’impressionner, mais j'étais bien stressée avant mon interview avec Faten Aggad. J’étais en admiration devant ses compétences en tant qu'experte dans les domaines de gouvernance et de développement international, et je n'étais pas certaine de pouvoir créer une connexion assez intime avec elle. Il ne m’a fallu que quelques secondes pour que mes doutes se dissipent : juste le temps d’écouter la voix chaleureuse de Faten et d’apprécier son franc-parler. J’ai très vite su que ce serait une belle conversation. 

Faten m'a raconté comment le fait de passer à l’âge adulte en Afrique du Sud après une enfance en Algérie a influencé ses choix de carrière, et comment les débats sur l'identité bouleversent l'Algérie et l'Afrique du Nord dans son ensemble (partie 1, ci-dessous). Nous avons ensuite parlé de féminisme : ce que cela signifie pour elle, la féministe qui l’inspire, et les idées qui la dérangent le plus dans le discours féministe classique (partie 2) ; mais aussi si et comment elle vit ses principes féministes dans sa vie quotidienne (partie 3).

Quelques mois après notre conversation, un mouvement populaire a commencé en Algérie, menant à la démission du Président Bouteflika après vingt ans de règne. J’ai voulu en parler avec Faten et avoir son analyse de la situation actuelle de son pays. Ne manquez pas ses réflexions passionnantes sur le rôle de la femme algérienne dans la transition politique en cours (partie 4). 

C’est parti !

Bonjour Faten, et merci d’être sur Eyala. Peux-tu te présenter ?

Salut, je m’appelle Faten. Je suis Africaine et originaire d’Algérie, le pays où je suis née, où j’ai grandi et où se trouvent mes racines familiales et culturelles. À mes 17 ans, notre famille a déménagé en Afrique du Sud, que je considère comme mon deuxième pays : c'est ce pays qui m'a façonnée entre la fin de mon adolescence et mon entrée dans l'âge adulte. Enfin, je suis Hollandaise par alliance, je vis dans les belles et calmes plaines hollandaises avec mon fils et mon mari depuis neuf ans.

Je suis une panafricaniste et une féministe qui s’assume. Je crois au pouvoir des femmes africaines. Je suis une rebelle (généralement) tranquille et j’ai des idées très claires sur ce que je veux, ce que j'aime et ce que je n'aime pas. Je suis aussi photographe amateure et une passionnée de voyages. Dernier point et pas des moindres, j’ai très peur des serpents !

Je suis une panafricaniste et une féministe qui s’assume, et je crois au pouvoir des femmes africaines.

Parle-moi un peu de ton travail.

Depuis l'année dernière, je travaille comme consultante. Je faisais notamment partie du groupe d’expert.e.s techniques qui ont accompagné le Président Kagamé dans le processus des réformes de l'Union africaine qu’il a mises en place. Et depuis, je travaille comme conseillère du Haut Représentant de l'Union Africaine pour les relations avec l'Union Européenne. 

Je conseille par exemple sur la manière dont nous pouvons élever le partenariat au-delà de l’aide ; comment éviter que l'Europe ne sous-traite la question migratoire à l'Afrique, ce qui restreindrait la circulation des citoyens africains d’un pays à l’autre de leur continent ? Comment s’appuyer sur l’accord commercial récemment obtenu, la Zone de libre-échange continentale africaine, pour aborder nos partenariats internationaux d’une position de force ? Des choses comme ça.

Tu as précédemment travaillé sur les relations politiques entre l’Afrique et l’Europe, mais tu étais employée par un think tank européen. Qu’est-ce qui t’a poussé à changer de camp et conseiller l’Afrique plutôt que l’Europe ?

Il arrive un moment dans une carrière où le travail n’a plus seulement pour vocation de payer les factures. On se pose des questions sur l’empreinte qu’on souhaite laisser sur le monde, et on essaie d’écouter son cœur et de suivre ses valeurs. Ça ne se passe pas en un claquement de doigts, évidemment : c’est tout un processus. Dans mon cas, ce processus m'a permis de prendre conscience, très clairement, qu’il est impératif que nous, Africain.e.s, surtout nous dans la diaspora, qui croyons au projet panafricain, mettons notre expertise au service des institutions africaines. 

Mon parcours professionnel, que ce soit en Afrique ou en Europe, m’a permis de développer une connaissance approfondie du fonctionnement de certaines institutions africaines. J'ai également vu comment fonctionnent les institutions ailleurs, en particulier en Europe. Cela m'a aidée à mettre les choses en perspective et m'a donné des idées qui pourraient servir à soutenir l’avancement de notre continent. 

Plus le temps passe, plus je suis convaincue que l'enfance et l'adolescence d’une femme ont une grande influence sur la personne qu’elle devient une fois adulte. Avec ça en tête, ce que je trouve le plus marquant dans ton parcours est que tu as vécu ces périodes formatrices aux deux extrémités du continent – au sens littéral du terme – et cela t’a façonné une identité africaine si forte que tu as aujourd’hui consacré ta carrière à servir le continent. Ça veut dire quoi, pour toi, d’être Africaine ? 

Ayant grandi en Algérie, mon identité première était simple : j'étais Algérienne. Il n'y avait aucune discussion sur l'identité, et encore moins sur l'identité africaine. C'est seulement après mon arrivée en Afrique du Sud que j'ai commencé à réfléchir à qui j'étais et à ma place dans le monde. Les années que j'ai vécues en Afrique du Sud m'ont beaucoup marquée ; je pense que la personne que je suis aujourd’hui est peut-être beaucoup plus influencée par l'Afrique du Sud que par l'Algérie. 

J'ai étudié à l'Université de Pretoria, aux côtés d'étudiant.e.s qui, comme moi, venaient d'autres pays africains, mais aussi d’ami.e.s sud-africain.e.s. C’est par mes relations avec des étudiant.e.s aux profils divers que j’ai découvert le continent. Et bien sûr, comme j'étudiais les relations internationales, j'ai commencé à m'intéresser à l'histoire de l'Afrique. J'ai découvert les mouvements menés par Nkrumah et d'autres, et j'ai fait un lien entre leurs idées et mes propres expériences. 

Tout cela dans une université qui baignait encore dans la culture afrikaans, du moins quand j’y suis arrivée : en fait, ma faculté a été l'une des premières à offrir la possibilité d'étudier en anglais plutôt qu'en afrikaans. C’est seulement lorsque j’ai atteint le niveau licence que mon département a cessé d'enseigner en afrikaans.  

Non, c’est pas vrai?! C’était si récent ? On parle de quelle année ?

Je suis très sérieuse ! C'était en 1999. L'université était en pleine transformation à cette époque. C’était vraiment une période fascinante. 

Tu sais, en Algérie la plupart des gens veulent que leurs enfants étudient en Europe, mais mes parents ont choisi de nous emmener vers le Sud plutôt que vers le Nord, et je leur en suis reconnaissante. Vivre en Afrique du Sud m’a apporté beaucoup plus que si j'avais fait mes études à Paris. 

En Algérie la plupart des gens veulent que leurs enfants étudient en Europe, mais mes parents ont choisi de nous emmener vers le Sud plutôt que vers le Nord, et je leur en suis reconnaissante.

Je me demande à quoi ressemblait la vie d'une étudiante algérienne en Afrique du Sud à cette époque-là. À ton avis, quels sont les aspects insoupçonnés de ton expérience ? 

Qu’il y a sur le continent des institutions prêtes à soutenir les étudiant.e.s africain.e.s. Comme j'étais déterminée à être indépendante de mes parents, j'ai cherché des moyens de financer mes études. 

J'ai pu bénéficier du soutien du CODESRIA (le Conseil pour le développement de la recherche en sciences sociales en Afrique) qui m’a permis de faire mon Master, et j'ai obtenu un petit poste junior dans un think tank panafricain, ce qui m'a permis de payer mon loyer et de finir mes études en Afrique du Sud. C’est formidable, toutes ces organisations panafricaines qui font apportent quelque chose de bien aux étudiant.e.s.

Tout à l'heure, quand tu parlais de ton enfance en Algérie, tu as dit que rien ne te connectait à une quelconque identité africaine. Penses-tu être un cas isolé, ou s'agit-il d'un phénomène plus large ? Je pose cette question parce que, comme tu le sais, j’ai déménagé depuis peu au Maroc et je suis choquée du nombre de personnes qui parlent de l'Afrique comme d'une terre lointaine dont ils ou elles ne feraient pas partie parce que leur peau n’est pas noire. J'ai l'impression que tout le pays vit dans un déni total !

Ce qui est certain, c’est que l'identité n'était pas dans mon radar personnel d’enfant ou d’adolescente. Mais de façon plus large, je suis d'accord avec toi. Je pense que l'Afrique du Nord est en pleine crise d'identité. Je ne connais pas très bien le Maroc, mais en Algérie, c’est clair que la question de l’identité fait débat. 

Pendant très longtemps, on nous a dit que nous étions arabo-musulman.e.s. Cette identité était la fondation du projet de construction de la nation, si je peux m'exprimer ainsi. Mais avec le temps et la situation politique, tout cela commence à s'effriter. Les gens se réapproprient leur identité, en particulier en tant que descendant.e.s des habitant.e.s indigènes d'Afrique du Nord. 

La question raciale existe également. Quand on parle d'Afrique du Nord, les gens pensent qu’il s’agit de personnes vivant dans les régions nord de nos pays. Il ne faut pas oublier que nos pays regorgent de personnes de toutes couleurs de peau. L'autre jour, je regardais une émission de télé et j’ai vu une dame interpeller quelqu’un en lui disant : « Pourquoi appelez-vous ces migrant.e.s Africain.e.s ? Nous sommes aussi des Africain.e.s. Et puisque vous colportez tous ces stéréotypes sur les migrant.e.s, j’imagine que vous êtes d'accord avec les Français.e.s qui sont racistes envers les Algérien.ne.s. » Les gens ont besoin d'être incités à réfléchir. 

Au moins, ça prouve que les gens se posent des questions. Ça te donne de l'espoir ?

J'espère, du moins pour l'Algérie, que la boîte de Pandore est enfin ouverte, et que les gens parlent ouvertement de comment définir leur sentiment d’appartenance. Il me paraît difficile de refermer cette porte. Cependant, je pense qu'il y a beaucoup d'autres questions que les gens devraient se poser, car l'identité est une question complexe. Nous ne sommes pas juste une chose. Nous sommes beaucoup de choses. 

Cette conversation comporte des éléments d’ordre religieux. Il y a aussi la question de la langue, car tous.tes les Algérien.ne.s ne parlent pas l'arabe. Certain.e.s font de la langue un symbole de résistance contre les fausses identités qu'on leur impose (dans ce cas, contre l’idée que les Algérien.ne.s seraient purement Arabes). C’est un processus qui sera long mais il est nécessaire. 


Avec le recul, les paroles de Faten semblent presque prophétiques. En effet, quelques mois après notre conversation, des manifestations pacifiques ont commencé dans les rues d'Algérie, en réaction à l’annonce par le Président Bouteflika de sa volonté de briguer un cinquième mandat. Sous la pression du mouvement populaire, il a fini par démissionner, mais les manifestant.e.s sont toujours dans la rue aujourd’hui, réclamant des changements profonds dans le système politique. Je ne pouvais donc pas publier cette interview sans retourner vers Faten pour recueillir ses réflexions sur la situation actuelle dans son pays. Nous y arriverons (c'est la quatrième partie de cette série), mais pour l'instant, cliquez ici pour découvrir comment Faten conçoit le féminisme. 

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Pour les actualités de Faten, c’est sur Twitter @FatenAggad