« C’est dans la lutte que nous avons construit la sororité » - Awa Fall-Diop (Sénégal) 4/4

Nous échangeons avec Awa Fall-Diop, militante féministe sénégalaise, éducatrice et spécialiste des questions liées à la justice de genre et à la construction de mouvements sociaux. 

Nous avons découvert son enfance dans un quartier populaire au Sénégal (Partie 1),  son éducation et les débuts de son engagement féministe (Partie 2), et ses analyses sur l’impact de la Conférence de Beijing (1995) sur les droits des femmes africaines (Partie 3). Dans cette quatrième et dernière partie, nous explorons ses pensées sur divers sujets tels que la pluralité des féminismes africains, la sororité et l’importance des relations intergénérationnelles dans le militantisme.

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Nous parlons en tant que féministes africaines. Comment définissez-vous le féminisme africain ?

De la même manière qu’il n’y a pas un féminisme au niveau conceptuel, au niveau politique, au niveau de la réalité, il n’y a pas non plus un féminisme africain. On ne peut pas parler du féminisme africain, mais des féminismes africains, étant entendu que l’Afrique est plurielle, l’Afrique est multiple. 

On ne peut pas parler du féminisme africain, mais des féminismes africains, étant entendu que l’Afrique est plurielle. 

C’est exact. L’Afrique est plurielle. 

L’Afrique a connu différentes trajectoires historiques. Certains pays ont connu l’invasion du christianisme. D’autres pays ont connu l’invasion musulmane arabe. D’autres ont connu l’un des deux, en plus de la colonisation, soit néerlandaise, soit belge, soit allemande, soit française, soit anglaise. Cela imprime des réalités différentes à nos différents pays et cela génère des cultures différentes ainsi que des revendications variées. Même s’il y a la revendication stratégique, la revendication centrale qui est partagée, qui concerne l’égalité des droits, l’égalité des opportunités, l’égalité des chances entre toutes les catégories sociales. Je pense qu’il est intéressant de se poser la question même de la naissance de ce concept de féminisme africain : qu’est-ce qui a été à la base ?

C’est quoi selon vous ?

Les femmes africaines, tous les pays confondus, ne se sentaient pas entièrement prises en compte dans les analyses faites au niveau du mouvement féministe international, qui était essentiellement de couleur blanche, disons américano-européo-centriste, et qui donc basait ses réflexions, ses analyses sur les expériences des femmes de race blanche. Les femmes noires de façon globale, pas seulement africaines, mais les femmes noires, ont fait l'analyse comme quoi si les européennes blanches subissent une oppression de sexe et une oppression de classe, les femmes noires subissent à la fois une oppression de sexe, de classe, mais également de race. Ça a été un premier niveau. 

Quel est le deuxième niveau ? 

Les féministes africaines, dans un élan, dans une volonté de décolonisation, ont apporté une autre dimension pour montrer que, oui, les féministes noires existent, mais que nous, en tant que féministes africaines, nous subissons non seulement une oppression en tant que femmes, une oppression de classe, une oppression de race, mais également une oppression parce que nous sommes des femmes du Sud. Et cela a apporté une dimension supplémentaire par rapport aux paramètres d’oppression que nous expérimentons en tant que femmes africaines. Et même là, en tant que femmes africaines, il a fallu également procéder à une autre déclinaison, parce qu’il va de soi que l’expérience des femmes du Maghreb est très différente de l’expérience des femmes sud-africaines, qui ont eu à connaître l’apartheid, tout comme celle des femmes d’Afrique centrale, des femmes d’Afrique de l’Ouest ou d’Afrique de l’Est. 

C’est en cela que vous parliez des féminismes africains.

Oui. Cela veut dire qu’au-delà du fait que nous vivons sur le même continent avec des spécificités, il y a également des réalités locales dont il nous faut tenir compte dans nos analyses, ainsi que des expériences spécifiques, dont il nous faut tenir compte. C’est la raison pour laquelle, de mon point de vue, même si on parle de féminismes africains, il faut toujours procéder à une analyse contextuelle, pour identifier les mécanismes d’oppression, les revendications en fonction des besoins des femmes et les stratégies de lutte adaptées. C’est cela ma compréhension quand on parle des féminismes africains, que je mets toujours au pluriel.

L’intersectionnalité est un concept qui nous permet de comprendre que les expériences d’oppression ne sont pas uniformes et de ne pas les analyser de manière isolée. Pensez-vous que nos luttes sont suffisamment intersectionnelles sur le continent ? 

L’intersectionnalité, du point de vue de nos analyses, n’est pas encore une réalité. Je ne dis même pas du point de vue de nos actions, mais du point de vue de nos analyses. On glisse le mot intersectionnalité au détour d’une phrase, on l’évoque au détour d’une intervention pour satisfaire des bailleurs de fonds. On joue avec des concepts clés de notre lutte. On joue avec la vie d’autres personnes, dont les droits sont bafoués, à qui l’on nie toute existence et que l’on voudrait balayer de la surface de la terre. Par exemple, beaucoup d’organisations féministes cisgenres en parlent de plus en plus, l’écrivent dans leurs textes. Mais quand on organise des activités, on est toujours entre nous, féministes cisgenres. Peut-être que, de temps en temps, on va inviter une féministe lesbienne, tout en prenant soin que personne ne le sache. Parce qu’on se dit : il y a des questions de sécurité. C’est vrai que la question est très complexe, mais je pense que nous devons impulser une révolution dans nos propres modes de pensée, dans nos propres organisations, et intégrer davantage l’intersectionnalité dans nos réflexions, dans nos analyses et dans nos actions.

Je comprends pleinement que nous devons insister sur le collectif. Ces analyses doivent être collectives pour être bien menées.

Absolument.

Nous devons impulser une révolution dans nos propres modes de pensée, dans nos propres organisations, et intégrer davantage l’intersectionnalité dans nos réflexions, nos analyses et nos actions.

Comment avez-vous vécu la sororité au cours de votre parcours ? 

C’est dans la lutte que nous avons construit la sororité. Dans le mouvement, je me rappelle – peut-être que l’agenda des femmes a beaucoup évolué depuis avec les aléas de la vie, les rythmes de la vie, les conditions de vie – mais avant, entre féministes, même des féministes qui étaient dans d’autres organisations, on savait où elles habitaient, on pouvait aller chez elles, elles pouvaient venir chez nous. On connaissait leur famille. On se prêtait des habits, des sacs à main. Ça semble peut-être anodin, mais c’est important. Cela ne veut pas dire qu’on ne se querellait pas. Ah non, on se querellait, on se battait, on se crêpait les foulards, on se crêpait les tresses. Mais ça n’empêchait pas que, quand l’une avait froid, l’autre éternuait. Je ne sais pas si tu comprends ce que je veux dire.

J'essaie de comprendre. 

Quand l’une avait froid, l’autre éternuait. Cela voulait dire que ce que l’une vivait, l’autre le ressentait. Nous avions cette assurance-là que, s’il m’arrivait quelque chose, l’autre était là avec moi. Cela signifiait que nous n’avions jamais le sentiment d’être seules. Pas seulement dans notre pays, mais même au-delà… Par exemple, je donne l’exemple d’une femme. Elle s’appelle Gisèle Yitamben. Je pense qu’elle est Camerounaise. Je l’ai rencontrée une fois. Mais jusqu’à présent, dans certains moments, j’entends encore sa voix, je sens sa présence à côté de moi, je vois encore son regard, et cela me réconforte. Et je me dis que cela fait au moins 30 ans que je ne l’ai plus vue. Je l’ai vue une fois, c’était avant 1995, donc ça fait plus de 30 ans. Mais jusqu’à présent, elle constitue un élément de réconfort pour moi.

C’est un lien fort. 

Oui. Pour moi, la sororité, ça veut dire que je peux te confier ma vie et tu en prendras soin comme de la tienne. C’est ça, la sororité. Ce n’est pas seulement me faire un câlin, m’applaudir, m’envoyer un texto. Je ne sais pas si tu me comprends. C’est savoir que, quand j’ai un problème au Sénégal, je peux fuir et venir au Bénin, chez Chanceline, et j’y serai comme chez moi, parce qu’elle prendra soin de moi comme elle prend soin d’elle. Nous, nous n’avions pas honte de montrer nos faiblesses et nos insuffisances aux autres sœurs avec qui nous travaillions. Parce que nous savions que cela ne serait jamais tourné en ridicule ou utilisé contre nous, mais que nous allions recevoir le soutien dont nous avions besoin. Mais nous vivons dans une époque avec tellement d’individualisme, avec tellement d’égos… Parfois je regarde, certaines féministes, j’ai l’impression qu’elles ont la sensation que, si le ciel tombait, il suffirait qu’elles lèvent un petit doigt pour qu’il s’arrête. Le manque d’humilité est un frein à la sororité. Le manque d’empathie, ou la faiblesse de l’empathie, est un frein à la sororité.

 Je ressens ce que vous dites.

Nous savions que si l’une de nous tombait, c’était une soldate de moins dans notre armée. Et que nous avions besoin que chaque personne soit valide, prête à se battre, parce que c’était l’une des nécessités de notre lutte. Je n’ai pas peur de montrer mes insuffisances au sein de notre mouvement, parce que je me dis que c’est là que je peux recevoir l’aide dont j’ai besoin. C’est celle-là qui pense à peu près comme moi. C’est celle-là qui voit la vie comme moi. C’est celle-là qui ressent les choses comme moi. Donc, c’est celle-là qui peut me donner l’aide dont j’ai besoin.

Comment construit-on des espaces militants qui placent la bienveillance et la solidarité au cœur, y compris dans la gestion des conflits et dans les mécanismes de responsabilité/redevabilité ?

Nous disons toujours qu’il ne faut pas jeter l’eau du bain avec le bébé. Cela signifie que lorsque l’une d’entre nous dit quelque chose qu’elle ne devrait pas, cela montre qu’elle a un point de faiblesse sur lequel elle a besoin d’être renforcée, d’être éclairée. Cela ne veut pas dire que si tu lui dis « tu t’es trompée », elle va automatiquement accepter. Mais cela signifie que cette personne a besoin d’un repère. Parce que lorsque nous naissons, nous naissons dans un milieu patriarcal. Nous recevons une éducation patriarcale. Même moi, à mon âge, dans ma 69ᵉ année, je sais que je traîne encore des relents de mon éducation patriarcale sur lesquels je dois continuer à travailler. L’éducation féministe, c’est tout au long de la vie. Une féministe qui juge une autre féministe « pas assez féministe », est-ce qu’elle-même est assez féministe ?

Est-ce qu’il n’y a pas des points sur lesquels elle traîne encore les réminiscences de son éducation patriarcale ? Patriarcalo-capitaliste ? Celui qui n’a pas atteint l’autre rive ne doit pas se moquer de celui qui se noie. On doit l’aider à garder la tête hors de l’eau. Ça fait partie de la sororité, justement : comprendre que, même si féministes que nous sommes, tous les messages que nous recevons à travers les médias, à travers les conversations de notre famille, à travers nos États, même les messages subliminaux, sont des messages patriarcaux. Et que nous devons continuer à nous éduquer et à nous éduquer les unes les autres, constamment, tout au long de notre vie. La sororité, c’est aussi ça.

L’éducation féministe tout au long de la vie.

Oui. Des fois, ça me choque un peu, la violence dans des espaces avec les jeunes féministes. Les dénonciations entre féministes, les attaques entre féministes… Tu sais, nous, on était de partis politiques différents, mais une fois qu’on se retrouvait au sein du mouvement féministe, dans les organisations féministes, tu ne pouvais pas savoir qui était de quel parti politique. Tu ne pouvais pas percevoir les différences d’appartenance partisane. Et même quand on se reprochait des choses, on le faisait avec tact. On choisissait les mots pour dire à une sœur : Ce que tu as fait, ce n’est pas juste, ou bien : Ce que tu as fait, je ne suis pas d’accord. Et ça, pour moi, c’est aussi quelque chose d’important dans la sororité. Parce que tu ne peux pas attaquer violemment une personne et vouloir, après, avoir des relations normales avec elle. Nous sommes toutes des êtres humains. Nous avons de la sensibilité. Je pense que s’il y a un élément sur lequel le mouvement des jeunes féministes devrait travailler, ce serait comment faire pour atténuer cette violence-là au sein du mouvement. Cette violence qui fait presque insensibilité à l’autre.

En parlant de ça, quelle est votre vision du mouvement féministe africain intergénérationnel ?

L’intergénérationnalité est une exigence. Je suis d’ailleurs en train d’écrire un article sur ça avec une autre féministe. Actuellement, tous les regards sont orientés vers les jeunes féministes. Je vois beaucoup d’organisations de jeunes féministes. Mais est-ce que tu as vu une organisation de féministes aînées ?

Hahaha

Est-ce que dans le mouvement féministe, on va se comporter comme dans le mouvement capitaliste ? Dans le mouvement capitaliste, tant que tu as la force de production, tu es dans le système. Une fois que tu n’as plus la force de production, que tu ne sers plus au système, tu es éjecté. Est-ce que le mouvement féministe va fonctionner ainsi ? 

J’attire l’attention sur cela, car le travail intergénérationnel, les relations intergénérationnelles, sont d’une grande importance pour moi. D’abord, j’ai besoin de me réconforter à l’idée que les choses ne vont pas finir avec moi et les féministes de ma génération. J’ai besoin d’être rassurée sur ce point-là.  C’est tout à fait émotionnel, c’est tout à fait psychologique. Et je revendique cette émotion-là. Ensuite, il y a de nouveaux enjeux qui émergent. Des enjeux que nous, nous n’avons pas, mais que nous voyons avec les plus jeunes. Et des enjeux que les plus jeunes n'ont peut-être pas connus, mais qui peuvent être lus à la lumière du passé.

Comment pouvons alors construire un mouvement féministe intergénérationnel selon vous ? 

On parle souvent de transmission intergénérationnelle. Moi de plus en plus je parle d’échange. Parce que ce ne sont pas seulement les aînées qui ont à apprendre aux jeunes, mais les jeunes aussi ont à apprendre aux aînés. C’est cet échange qui permet de tisser des liens. Donc intergénérationnel, inter-transmission également. Parce que si aînées qu'on soit, on n'a pas le monopole de la vérité. Parce qu'on dit que l'intelligence, le savoir, c'est une aiguille perdue. Une aînée peut la ramasser tout comme une jeune peut la ramasser. L'essentiel, c'est qu'on puisse trouver l'aiguille. Et ce n'est pas parce qu'on est plus âgée, qu'on a plus d’expérience dans le mouvement, qu'on est plus féministe que les jeunes.

On parle souvent de transmission intergénérationnelle. Moi de plus en plus je parle d’échange. C’est cet échange qui permet de tisser des liens. Donc intergénérationnel, inter-transmission également.

L'idée d’inter-transmission est une belle manière d’aborder l’intergénérationnalité.

Je pense que j’ai un excellent exemple ici au Sénégal. Il y a eu un atelier sur le Code de la famille. Ce sont les jeunes qui avaient pris l’initiative à la publication de la composition de l’actuel gouvernement. Elles avaient pris l’initiative de créer une plateforme, un groupe WhatsApp. On m’en a parlé. J’ai dit : « Il faut me mettre dedans. » Il y a eu d’autres féministes plus âgées que moi qui ont été ajoutées. Donc, tout le monde est dans le groupe, et chaque personne donne son opinion. Toutes les opinions sont traitées sur un même pied d’égalité. Les gens sont d’accord avec ci ? On le fait. Avec ça ? On le fait. Les gens ne sont pas d’accord avec quelque chose ? On ne le fait pas. Dans ce collectif-là, il y a trois générations. Nous participons aux réunions, mais sans pour autant dire : « Ah non, de notre expérience, c’est comme ça qu’il faut faire. » Non. Nous nous écoutons, nous donnons nos points de vue et nous prenons les décisions ensemble.

C’est un bel exemple de collaboration intergénérationnelle. 

Moi, j’ai participé aux discussions, mais je n’étais pas présente à l’atelier parce que j’étais en mission. Mais j’ai reçu les photos et, sur ces photos, les gens étaient assis sans distinction de génération. C’est-à-dire qu’on n’a pas mis les aînées sur une table à part. Les participantes étaient assises en tant que participantes, un point, c’est tout. Pour moi, les relations intergénérationnelles, c’est comme une éducation par les paires. C’est-à-dire que les aînés ont énormément à apprendre, n’est-ce pas, des jeunes, tout comme les jeunes également ont beaucoup à apporter et aussi à apprendre, n’est-ce pas, des aînés. Et si on conçoit cela de cette manière-là, même indépendamment de l’âge, même entre deux aînées ou entre deux jeunes, dans le mouvement féministe, chaque féministe, quel que soit son âge, quelle que soit sa génération, a beaucoup à apporter et beaucoup à apprendre de l’autre, indépendamment de l’âge ou de la génération.

Comment vivez-vous votre militantisme féministe de nos jours ?

Ces dernières années, mon engagement a surtout été d’accompagner les organisations féministes. Quand je dis organisations féministes, ce sont des organisations cisgenres, tout comme les organisations identitaires. Je les accompagne parce que je sens que c’est de mon devoir, c’est de ma responsabilité pour que la chaîne ne soit pas rompue.

Comment ça se passe ? 

D’abord, j’apprends beaucoup des jeunes féministes. Les conditions dans lesquelles j’ai milité sont totalement différentes des conditions dans lesquelles les jeunes travaillent aujourd’hui. La manière de militer est différente. Et moi aussi, j’apporte de mon expérience. J’apprends aussi beaucoup des organisations de travail de sexe, de LBTQ, etc.

De votre expérience, quelle stratégie pouvons-nous utiliser pour faire avancer la lutte contre les violences faites aux filles et aux femmes sur le continent ? 

Apprendre aux filles et aux femmes à résister. Les hommes ne renonceront jamais à leur pouvoir. Où est ce que tu as vu une personne sur terre renoncer volontairement à son pouvoir sans oppression ? Les hommes ne renonceront jamais à leur pouvoir tant qu’ils ne trouveront pas de la résistance en face d’eux. Les He for She là, les masculinités positives… Prrr… C’est de la poudre aux yeux. Il faut apprendre aux filles et aux femmes à résister et à se battre. Se défendre, résister, combattre. 

 Et collectivement. Quelle est votre action féministe quotidienne ?

Mon action au quotidien, c'est d'aimer. Aimer sans condition. Aimer chaque jour. Aimer, tout simplement.

 On demande souvent pour finir une conversation : quelle est votre devise féministe ? 

Ah ça, j’avoue que je n’y ai jamais pensé. Mais je sais que ce qui résume mon attitude, ma pensée, ma façon de faire, ma façon de vivre…C’est trois mots : Résister, Combattre et Gagner. C’est tout. Et cela, c’est aussi AIMER.

Merci à vous. Ce fut un plaisir d’avoir cette conversation avec vous.

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« Nous devons élargir la dimension politique de nos revendications » - Awa Fall-Diop (Sénégal) 3/4

C’est la troisième partie de notre conversation avec Awa Fall-Diop, militante féministe sénégalaise, éducatrice et spécialiste des questions liées à la justice de genre et à la construction de mouvements sociaux. 

Nous avons découvert son enfance dans un quartier populaire au Sénégal (Partie 1), les débuts de son engagement féministe et son combat pour l’égalité femmes-hommes dans l’enseignement et l’éducation (Partie 2). Maintenant nous allons découvrir ses analyses sur l’impact de la Conférence de Beijing (1995) sur les droits des femmes africaines et les défis auxquels les mouvements féministes font face aujourd’hui. 

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Cette année, on parle beaucoup des 30 ans de la conférence de Beijing. Étiez-vous à la conférence de Beijing ou impliqué·e dans les débats à l’époque où elle a eu lieu ?

La Conférence de Beijing, en 95, c’était ma génération. J’ai participé aux débats. La conférence régionale africaine sur la femme, préparatoire à la conférence mondiale sur la femme de Beijing, a eu lieu à Dakar, en 1994. J’y ai participé.

Aviez-vous l’impression, à l’époque, que les préoccupations spécifiques des femmes africaines étaient prises en compte dans les débats de 1995 autour de Beijing ?

Oui. Par exemple, à la Conférence régionale africaine sur la femme, préparatoire à la Conférence mondiale sur la femme de Beijing, nous avons dit que nous, Africaines, avions des préoccupations autres que celles des femmes européennes et américaines. On a dit, par exemple, que la question de l’éducation des filles, du statut de la petite fille, la question de la scolarisation des filles était un enjeu, une question de développement, une question de droit et une priorité pour nous. Et c’est ainsi qu’avec cette bataille menée par les femmes africaines, le point concernant la petite fille a été ajouté à la plateforme d’action de Beijing. Chaque fois que je vois la plateforme et que je vois ce point-là, lié à la petite fille, cela me fait chaud au cœur parce que c’est notre empreinte, c’est l’empreinte de notre lutte, nous, en tant que femmes africaines.

Chaque fois que je vois la plateforme et que je vois ce point lié à la petite fille, cela me fait chaud au cœur parce que c’est l’empreinte de notre lutte, en tant que femmes africaines.

Trente ans après, pensez-vous que les choses ont évolué ? 

De mon point de vue, les choses ont évolué. Mais trop peu. Trop lentement. À  partir de Beijing, au niveau régional, en Afrique, d’autres textes, d’autres outils, d’autres instruments juridiques, ont été adoptés. Mais comment se fait-il que ce soient encore les mêmes revendications qui soient posées ? Comment se fait-il que ce soient les mêmes formes de violence, de déni des droits qui soient encore en cours, à travers le monde ? Qu’est-ce que les États, les institutions ont fait de ces résolutions-là, de ces déclarations-là ? Comment se fait-il que les revendications que nous posions il y a trente ans soient les mêmes que celles que vous vous posez encore à votre trentaine ? Les choses ont trop peu évolué de mon point de vue. Les choses ont évolué trop lentement par rapport aux promesses que les institutions internationales avaient faites, trop peu par rapport aux promesses que l’Union Africaine nous a faites, que la CEDEAO nous a faites et que nos différents pays également nous ont faites.

Des féministes disent à propos de la Conférence de Beijing et des processus qui ont suivi qu’ils sont devenus un processus institutionnalisé et réformiste, voire récupéré par le néolibéralisme et par des agendas occidentaux. Qu’en pensez-vous ?

Il faut qu’on se dise la vérité. Nous vivons à une époque néolibérale. Les institutions internationales sont des institutions nées du néolibéralisme. On n’a pas fait de révolution. Nous ne vivons pas une situation révolutionnaire. Donc, nous essayons de nous mouvoir dans le cadre d’un carcan néolibéral. Et ça, il faut le savoir. Il y a eu, en son temps, des initiatives révolutionnaires. Mais notre époque, l’époque historique dans laquelle nous vivons, c’est le triomphe du capitalisme dans sa phase néolibérale sur le socialisme et sur le communisme. Nous vivons et nous intervenons dans un contexte capitaliste néolibéral qui connaît certes des soubresauts, qui est en crise profonde, mais qui n’a pas encore en face de lui une alternative sociale de changement, de progrès, une alternative révolutionnaire. J’espère qu’avec les générations actuelles ou avec les générations prochaines, nous allons connaître un regain révolutionnaire. Je l’espère, je le souhaite, parce que c’est cela qui peut nous rapprocher d’États et d’institutions à vocation et à caractéristiques humaines.

C’est une analyse avisée de la situation actuelle

Les Nations Unies, tant qu’elles sont sous ce format-là, ne peuvent être que des institutions néolibérales, parce qu’elles sont nées dans un contexte et sont le résultat de processus issus du néolibéralisme. Et ça, il faut avoir l’objectivité de le comprendre. Sinon, on va mener des luttes en pensant qu’on change fondamentalement les choses, mais non. Ce que nous faisons actuellement dans le mouvement féministe, c’est du réformisme. Certes, nous remettons en cause les structures patriarcales, mais jusqu’à quel point les remettons-nous en cause ? Nous faisons encore du réformisme. Et ça, il va falloir le reconnaître pour qu’on puisse connaître une nouvelle ère révolutionnaire. Personnellement, je ne sens pas encore les prémices, ni théoriques, ni pratiques, ni organisationnelles, d’un regain, d’une remise en cause du capitalisme et du néolibéralisme présentement. 

Pensez-vous qu’il y a des questions politiques essentielles que le féminisme africain n’adresse pas et auxquelles nous devrions prêter attention ou sur lesquelles nous devrions nous concentrer davantage ?

Oui, la question du néocolonialisme. Pour moi, je pense que, jusqu’à présent, dans nos analyses, on s’est focalisé sur les femmes, en oubliant que, si femmes que nous soyons, nous vivons dans un contexte social, dans un contexte politique, dans un contexte économique, et que nous vivons dans des pays qui n’ont pas encore, disons, réalisé leur autonomie économique et leur autonomie politique. Ce qui se passe dans l’espace du Sahel, avec l’Alliance des États du Sahel (AES), montre justement que, dans nos analyses, il y a des aspects politiques que nous ne prenons pas assez en charge. Un autre exemple, ce qui se passe aujourd’hui en Afrique du Sud avec la question des terres, ce sont des questions qui devraient être liées à nos analyses. Aujourd’hui, dans cette politique de remembrement des terres, de redistribution des terres, jusqu’à quel point les besoins et les préoccupations des femmes noires sud-africaines sont-ils pris en compte ? 

Sans oublier ce qui se passe au Soudan. 

Oui. Nous devons élargir la dimension politique de nos revendications, en les liant à des questions beaucoup plus larges que la situation, disons, express des femmes. Nous devons nous intéresser à toute situation, toute loi qui a une répercussion dans nos vies.

Nous devons élargir la dimension politique de nos revendications, en les liant à des questions beaucoup plus larges. Nous devons nous intéresser à toute situation qui a une répercussion dans nos vies.

Même les relations Nord-Sud, les relations entre le Sénégal et la France, entre la RDC et la Belgique, quand nous analysons, ce sont des questions qui devraient nous intéresser en tant que féministes. Parce qu'il y a encore des répercussions, si on analyse bien ce qui est en train de se passer en RDC, actuellement. Ce sont encore des réminiscences des relations néocoloniales, de la période coloniale. Comment est-ce que nous analysons ces faits-là ? Nous devons nous y intéresser encore plus. Et nous ne le faisons pas assez. Il faut de l’éducation politique sur ces questions, car beaucoup de féministes ne comprennent pas les caractéristiques de l’époque dans laquelle nous vivons. 

Comment pousser cette éducation politique au sein de nos mouvements ? Un argument que j’entends souvent lorsque ces questions sont évoquées, c’est : « Nous avons déjà assez de problèmes dans nos contextes. »

Toutes ces questions sont interreliées. C’est comme si tu disais que tout mon corps est sale, mais que tu préfères laver tes pieds et tes mains, ta tête et ton cou, parce que c’est ce qui est le plus apparent aux yeux des gens. Ou bien d’autres vont dire : non, ce qui est le plus important, c’est d’avoir une hygiène des parties sexuelles, parce que c’est ça qui compte le plus. Non. On ne peut pas démembrer la vie des femmes, ce n’est pas possible. On peut peut-être avoir un focus, mais on ne peut pas ignorer qu’il y a une interrelation entre tous les aspects de notre vie, que ce soit culturel, politique, social, économique, religieux, etc. Il y a une interrelation. Je suis sûre que si on poussait sur la question politique, on verrait qu'au sein de notre mouvement, nous avons encore des fissures au niveau de la conscience politique. Si on ne se pose pas la question, on ne saurait pas. 

Pensez-vous que cela affecte nos mouvements ?

Je me dis que jusqu’à présent, nous gagnons d’un côté, mais pendant ce temps-là, il y a un autre côté que nous considérons comme n’étant pas encore urgent. Et quand nous gagnons à droite, on se rend compte que le côté gauche est gangrené. On se dit alors qu’il faut se tenir du côté gauche, et on oublie le côté droit. Et avant même que l’on termine le côté gauche, la gangrène a repoussé du côté droit. Je donne l’exemple de ce qui nous arrive actuellement au Sénégal avec le Code de la famille. Le Code de la famille avait été adopté en 1972, un code consensuel, bien que basé pour l’essentiel sur la religion musulmane, mais qui permettait au moins des avancées en termes de droits conjugaux pour les femmes.

Qu’est-ce qui s’est passé ensuite ?

Une fois que le code a été voté, on l’a laissé de côté. De temps en temps, on en parlait, mais on estimait qu’il y avait des choses plus urgentes, comme les violences basées sur le genre, les viols, qui sont des questions essentielles qu’il nous faut régler. Mais pendant ce temps-là, on a oublié le Code de la famille. Les organisations religieuses musulmanes, elles, ont continué à travailler sur ce code. Le mois dernier, elles ont organisé une grande manifestation pour une révision du Code de la famille basée entièrement sur la Charia. Tout le monde a eu peur. Ça a été le branle-bas dans le combat. On a cotisé, on a organisé un atelier pour faire nos propres propositions. Mais les autres nous avaient devancés sur ce terrain-là. Et actuellement, nous cherchons à nous rattraper. Cela signifie que notre capacité d’anticipation est un élément sur lequel il nous faut travailler. 

Il y a cette idée que nous sommes toujours en train de réagir au lieu d’organiser profondément la résistance. 

Ce qui nous permet d’avoir cette capacité d’anticipation, c’est justement de comprendre la mouvance globale dans laquelle nous nous situons et dont chaque aspect a un impact. Par exemple, moi je ne nierais pas, si une personne disait qu’il y a, un lien entre l’élection de Donald Trump et la vivacité des organisations religieuses musulmanes au Sénégal. Je ne dirais pas qu’il n’y a pas de lien. Parce que l’on connaît la position de Donald Trump sur la question de l’avortement, sur la question du genre, sur la question des identités et de l’orientation sexuelle, sur la question du mariage, sur la question de la famille. Et je suis sûre que, bon, ce n’est pas seulement au Sénégal, que si on interrogeait d’autres féministes, à travers d’autres pays, on se rendrait compte que le fait que Donald Trump soit au pouvoir a un impact sur des organisations qui, généralement, n’étaient pas aussi actives, mais qui, maintenant, se sentent vraiment revigorées.

Son élection et ses propos sur les personnes de genre divers ont soulevé une vague d’homophobie et de transphobie dans notre région et en ligne.

Et donc, par esprit d’anticipation, on peut se dire : Donald Trump au pouvoir aux États-Unis, quelles sont les répercussions que cela pourrait avoir dans nos vies, dans nos organisations ? La capacité de nuisance des organisations anti-droits, des organisations anti-genre, c’est leur capacité d’anticipation. De notre côté, la faiblesse, c’est cet aveuglement concernant la lecture des enjeux au niveau global et leurs répercussions dans nos propres vies. 

Parfois des choses se passent, des initiatives existent mais nous ne savons pas. Pensez-vous que le manque de connexion entre les différentes parties du mouvement créé cela ?

Justement. Comme on ne sait pas ce qui se fait ailleurs, on a l'impression que rien ne se passe. Tu as parfaitement raison d'avoir soulevé ça. Il nous faut nous parler davantage, communiquer davantage, et avoir une plateforme pour des conversations. Il nous faut avoir une cartographie de nos interventions. Au moins pour pouvoir identifier les zones, les revendications et les stratégies déployées par d’autres. Tout ce que nous faisons doit tenir compte des interrelations entre différents aspects qui se passent même en dehors de notre pays. Bien sûr en tenant compte de nos capacités, au regard des faibles ressources dont nous disposons.

La question des ressources influence beaucoup ce que nous faisons, ce que nous pouvons faire

Tu as très bien vu. Et quelque part, la responsabilité des bailleurs de fonds est impliquée. Nos organisations sont tellement démunies, tellement précaires, qu’on n’a pas la force de résister à une proposition de financement. Dès qu’on sait qu’il y a un financement dans tel domaine, on cherche même parfois comment reformuler certains éléments de nos plans stratégiques, quel mot ajouter, quel qualificatif changer pour que notre mission et nos objectifs puissent cadrer avec tel ou tel bailleur de fonds. Et cela est justement dû à la faiblesse, à la précarité financière dans laquelle nous vivons en tant qu’organisations, en tant qu’activistes, malheureusement.

De toute façon, je ne critiquerai personne, aucune organisation, pour avoir cette attitude. Mais nous devons prendre conscience que cela affaiblit l’impact de nos actions et qu’il serait intéressant de développer notre capacité d’analyse politique. Parce que si on ne le fait pas, nous allons continuer, non pas à chercher la tête du serpent, mais à chercher la trace du serpent.

Dans la quatrième et dernière partie, Awa Fall-Diop partage ses pensées sur divers sujets tels que la pluralité des féminismes africains, la sororité et l’importance des relations intergénérationnelles dans le militantisme. À lire ici.

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« Si on veut changer une société, il faut changer là où on crée la société » - Awa Fall-Diop (Sénégal) 2/4

Nous poursuivons notre entretien avec Awa Fall-Diop. Elle est une militante féministe sénégalaise, éducatrice et spécialiste des questions liées à la justice de genre et à la construction de mouvements sociaux. Dans la première partie de cette conversation, Awa Fall-Diop a partagé avec Chanceline Mevowanou les moments marquants de son enfance. 

Dans cette deuxième partie, nous explorons les débuts de son engagement, la construction de ses convictions féministes et son combat pour l’égalité femmes-hommes dans l’enseignement et l’éducation.

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Pour vous présenter, vous avez dit : « Je suis féministe panafricaniste, militante révolutionnaire pour la libération de l’Afrique, pour la libération du genre humain, pour la libération de toutes les femmes. » Comment vos convictions politiques se sont-elles construites ?

Je pense que depuis ma naissance, j’ai été éduquée comme féministe. Dans ma famille, quand on fait les louanges des femmes, on ne loue que ce qu’elles ont accompli. Je connais les femmes dans ma lignée sur 20 générations. Ce sont des femmes qui ne se laissent pas faire, bien qu’elles ne soient pas au même niveau de conscience politique que moi. 

Je pense que depuis ma naissance, j’ai été éduquée comme féministe. Je connais les femmes dans ma lignée sur 20 générations. Ce sont des femmes qui ne se laissent pas faire.

Je suis née dans ça, une lignée de femmes qui ne se laissent pas faire.  Je ne dis pas qu’il suffit de “naître dans ça” pour absorber cette éducation, parce qu’il y a d’autres personnes qui sont dans la même famille et qui n’ont pas les mêmes positions que moi. Peut-être que ce qui a traduit l’attitude féministe en une conscience féministe chez moi a été mon enrôlement dans les organisations marxistes, léninistes, maoïstes. Je pense que ça m’a permis de structurer mon tempérament et mon éducation en une vision politique.  

Comment vous avez rejoint ces organisations ?

C’était au temps du parti unique au Sénégal. La création d’autres partis politiques était interdite. Ces organisations venaient faire de la sensibilisation et utilisaient le théâtre. On faisait du théâtre dans mon quartier. Ce qui se disait résonnait en moi. Ce à quoi elles appelaient correspondait à ce qui était en moi. Ça me parlait. C’est comme ça que je me suis engagée.

Est-ce que vous vous rappelez de la première organisation que vous avez rejoint ?

Oui. Et le nom de cette organisation signifiait « Agir ensemble ». 

Comment votre implication dans ces organisations a-t-elle contribué à la construction de votre vision féministe et politique ?

Dans ces organisations, il y avait des sessions de formation sur le marxisme, la lutte des classes, sur le panafricanisme, sur Kwame Nkrumah, Amilcar Cabral, et Julius Nyerere. Donc, dans ce cursus de formation, on parle forcément d’oppressions. Et il était facile de lire l’oppression des femmes par les hommes, même au sein de l’organisation. On a commencé à les interpeller sur certaines pratiques qui étaient loin d’être des pratiques marxistes, donc loin d’être libératrices. On nous disait qu’il faut d’abord travailler pour la révolution, et c’est la révolution qui va régler les problèmes du peuple et les problèmes des femmes. On a dit non, qu’il y a des problèmes que nous devons régler ici et maintenant. On ne va pas souffrir en attendant la révolution. Ce qu’on voulait régler, ce sont nos rapports entre militants et militantes au sein de l’organisation. Et on peut régler ça. 

Ce que vous dites est encore d'actualité aujourd'hui. De nombreuses jeunes féministes ont du mal à s'engager et à collaborer avec certaines organisations qui se disent panafricanistes, car leur vision de la libération du continent ne prend pas en compte les préoccupations des femmes et d'autres groupes marginalisés.

Ces organisations qui se disent panafricanistes avec une telle vision de la libération de l’Afrique n’ont certainement pas lu  Samora Machel, Amilcar Cabral, Thomas Sankara qui parlent précisément de la libération de la femme. Il y a des choses que nous devons régler, notamment comme les problèmes dont souffrent les  femmes et d’autres groupes marginalisés pour accélérer l’avènement de la révolution.

Pour vous, c’est quoi le féminisme ? 

Pour moi, le féminisme, c’est une vision politique, un engagement politique de lutte contre toute forme d’oppression entre les hommes et les femmes, entre les femmes, et les relations entre les pays, et entre les continents. Tant qu’il y a une oppression, de quelque nature qu’elle soit, il y a une nécessité de la lutte féministe. 

Quand vous dites « c’est une vision politique, un engagement politique », pouvez-vous expliquer ?

Oui. Politique, c’est différent de partisan. Et les gens font souvent la confusion entre les deux. Partisan, c’est de quel côté tu es. Par exemple, toi Chanceline, est-ce que tu es dans le parti républicain pour sauver le Bénin ? Est-ce que tu es dans le parti des démocrates ? Ça, c’est être partisan. Être politique, c’est avoir une conception globale du monde, de comment le monde devrait être organisé, comment il devrait fonctionner, quelle est la place de chaque élément, de chaque entité, pas seulement les êtres humains, mais aussi les animaux, les arbres, les fleurs, les mers, les fleuves, les rivières, le sol, le ciel, la terre, l’air. C’est ça, avoir une vision politique.

Être politique, c’est avoir une conception globale du monde, de comment le monde devrait être organisé, comment il devrait fonctionner, quelle est la place de chaque élément, de chaque entité.

Vous vous êtes aussi définie comme « militante révolutionnaire ». Qu’est-ce que ça signifie pour vous ?

Militante révolutionnaire, parce que ma conviction intime est que le changement est l’élément pérenne dans ce monde. Par exemple, depuis ce matin, on t’appelle Chanceline. Mais la Chanceline qui est entrée dans cette salle à 8 h n’est pas la même que la Chanceline qui est là, assise. Tu en es consciente ? 

Je vois ce que vous voulez dire. 

Que ce soit les êtres humains, que ce soit les choses, tout change. Être révolutionnaire, c’est accepter ce principe-là. Non seulement l’accepter, mais également chercher à le provoquer, là où il y a de la résistance, là où il y a des tentatives de conservation. Tu sais, même dans le mouvement écologique, je suis contre les mouvements de conservation de la nature. On ne peut pas conserver la nature, on peut la préserver. Parce que la nature porte en elle-même le changement. Donc, révolutionnaire, c’est être contre toute forme de conservation, toute idéologie conservatrice, tout mouvement conservateur. C’est avoir conscience que le changement est inéluctable. 

Quelles sont les actions dans lesquelles vous vous êtes impliquée au début de votre engagement féministe ?

On a beaucoup fait de sensibilisations pour le changement des perceptions sur divers sujets : les droits, l’égalité, la dot, l’excision, la scolarisation des filles. Je me rappelle même qu’on faisait une de ces séances de sensibilisation une fois, et la police est venue nous ramasser en nous disant que c’était interdit. J’ai beaucoup travaillé sur ces sujets via des émissions, par des apparitions publiques, par des prises de parole. Par des pétitions aussi. Je me rappelle, il fut un temps où une femme travailleuse ne pouvait pas prendre en charge son enfant pour les frais médicaux. Alors que son collègue homme, de même fonction, de même grade, avait la possibilité de prendre en charge son enfant avec la sécurité sociale. Avec d’autres amies, nous avons commencé une pétition : « Nous sommes mères, nous sommes travailleuses ». C’est à partir de cette pétition que les organisations syndicales se sont saisies de cette revendication. 

Des organisations syndicales de quel domaine ?

Des organisations syndicales d’enseignant·e·s. J’étais enseignante. J’enseignais le français à l’école élémentaire. Comme nous avons des amies dans les régions, nous avons fait circuler la pétition partout dans les régions, et on a eu énormément de signatures. Chacune d’entre nous a poussé au niveau de son syndicat pour que les syndicats prennent en charge collectivement cette revendication.

Vos convictions féministes ont-elles influencé la manière dont vous enseignez à l’école ?

Absolument. Au point même de créer une organisation appelée ORGENS, Observatoire des Relations de Genre dans l’Éducation Nationale au Sénégal. En tant qu’enseignante, je regardais les manuels de lecture et je voyais que toutes les femmes qui y figuraient, soit elles balayaient, cuisinaient, portaient un enfant, dansaient, se tressaient ou se coiffaient. Les hommes qui étaient illustrés dans les manuels, eux, étaient directeurs d’école ou occupaient d’autres métiers. Un jour, j’ai pris le manuel et je suis allée au ministère. À l’époque, André Sonko était ministre de l’Éducation. J’ai demandé à sa secrétaire : « Je veux rencontrer le ministre. » Elle m’a dit : « Vous avez une audience ? » J’ai répondu : « Non, je n’ai pas d’audience, mais je dois rencontrer le ministre. »

Vous avez eu une démarche déterminée

Le ministre sortait de son bureau. Je dis : « Monsieur le ministre, j’ai besoin de vous voir. » Il me dit : « À quel sujet ? » Je commence à parler et il dit à sa secrétaire : « Donnez-lui un rendez-vous, tel jour. » Et le jour du rendez-vous, je suis venue et je lui ai présenté ma préoccupation. Je lui ai dit : « Monsieur le ministre, dans le manuel, il y a 20 % de femmes alors qu’elles sont au moins 50% dans la population. Dans notre pays, dans les écoles, il y a des enseignantes, mais dans le manuel, seuls les hommes sont représentés à ces postes. Dans le manuel, il n’y a même pas une enseignante. Dans notre pays, il y a des sages-femmes, des femmes médecins, il y a des avocates. Mais cela n’est pas montré dans le manuel… »

J’ai continué : « Comment voulez-vous que les filles de notre pays puissent se projeter dans un avenir où elles sont autre chose que nourricières, balayeuses, ménagères… Comment voulez-vous que le taux de scolarisation augmente si les filles ne se projettent pas dans un avenir où elles occupent d'autres postes de responsabilité, monétisés ? Comment voulez-vous que les parents qui regardent ces manuels changent leur regard sur les filles ? etc. » Il m’a fixé un autre rendez-vous avec les directeurs des services. Et je suis revenue. 

C’est impressionnant ce que vous avez fait.

Je suis revenue. Quand je suis entrée, un directeur m'a dit : « Mademoiselle, vous vous êtes trompée. Vous allez à quelle réunion ? » (Rires) J’ai répondu : « Je vais à la réunion avec le ministre de l’Éducation. » Il m’a dit : « Ah bon ? Avec le ministre de l’Éducation ? » J’ai dit : « Oui. »

Du sexisme quoi…

Oui. Ensuite, le ministre est arrivé et j’ai expliqué. On m’a dit : « Oui, nous avons bien pris note… Mais les livres, il faut d’abord que le coût soit amorti, pour qu’on puisse les changer. » Plus tard, les manuels ont été changés. Il y a des filles qui sont avec une loupe en train de scruter le ciel. D’autres avec le globe terrestre.

Bravo pour cette initiative. Quelles ont été les autres actions de Observatoire des Relations de Genre dans l'Éducation Nationale au Sénégal ? 

Nous avons élaboré des modules de formation du personnel enseignant pour l’introduction de l’égalité de genre dans les situations d’enseignement-apprentissage. Et nous en avons formé pas mal. Aujourd’hui, si le genre est introduit dans les manuels, dans les situations d’apprentissage, c’est grâce à cette association-là. Une fois que ça a été fait, on s’est dit que notre mission était terminée. Parce que notre objectif, c’était d’institutionnaliser le genre dans le système éducatif.

J’ai vu que votre expérience avec l’Observatoire des Relations de Genre dans l'Éducation Nationale au Sénégal a été mise en avant sur votre profil en tant que Innovatrice Ashoka Changemaker.

Oui. Notre concept était simple : si on veut changer une société, il faut changer là où on crée la société. Et on crée la société dans la famille, on crée la société à l’école. Il y a beaucoup d’enseignants et d’enseignantes qui, après la formation, disaient qu’ils ne se rendaient pas compte de ces situations, parce que personne ne leur avait ouvert les yeux. Tu vois, c’est la raison pour laquelle il ne faut jamais avoir de préjugé comme quoi ça ne va pas marcher. Des gens ont certains comportements parce qu’ils ne savent pas. Mais une fois qu’ils savent, ils sont capables de changer de comportements.

Quel est votre plus beau souvenir en tant qu’enseignante ?

En tant qu’enseignante, mon plus beau souvenir, c’est de retrouver une de mes élèves dans l’une des plus grandes banques au Sénégal. Bon c’est le système capitaliste, certes, et je combats farouchement le système capitaliste qui est un système oppressif. Mais en tant qu'enseignante, j’ai eu beaucoup de satisfaction à voir qu’elle a réussi à se hisser. Une fois aussi, on était dans une manifestation politique, et j’ai vu deux de mes élèves qui étaient des journalistes reporters. Ce genre de choses me font énormément plaisir.

Alors, comment est-ce que votre engagement féministe a évolué ensuite ?

Il va falloir que j’y réfléchisse. Parce qu’en réalité, je me suis souvent laissée porter d’abord par la vague. C’est-à-dire, je passe quelque part, je vois qu’il y a des gens qui revendiquent, je viens, je me joins à la lutte. Et au fur et à mesure, je me retrouve au-devant du combat. C’est comme ça que mon militantisme s’est développé. Je n’ai jamais pensé spécifiquement à comment faire pour développer mon militantisme.


Dans la troisième partie de l’interview, Awa Fall-Diop partage ses analyses sur l’impact de la Conférence de Beijing (1995) sur les droits des femmes africaines et les défis persistants auxquels les mouvements féministes font face aujourd’hui. Cliquez ici pour lire cette partie.

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« Quand je pense à moi, je vois une Awa libre. » - Awa Fall-Diop (Sénégal) 1/4

Awa Fall-Diop est une militante féministe sénégalaise, éducatrice et spécialiste des questions liées à la justice de genre et à la construction de mouvements sociaux. Née et ayant grandi dans un quartier populaire, cet environnement a nourri son attachement aux valeurs de justice, de résistance et de convivialité, qui se reflètent aujourd’hui dans son militantisme.

Dans cette conversation, Chanceline Mevowanou échange avec Awa Fall-Diop sur son engagement et son parcours féministe. Dans la première partie de l’entretien, nous découvrons son enfance dans son quartier d’origine, et l’influence de cet environnement et de son éducation sur sa personnalité. Ensuite, nous en apprenons davantage sur la construction de ses convictions politiques et féministes, ainsi que sur son combat pour l’égalité femmes-hommes dans l’enseignement et l’éducation (deuxième partie). Dans la troisième partie de l’entretien, Awa Fall-Diop partage ses analyses sur l’impact de la Conférence de Beijing (1995) sur les droits des femmes africaines et les défis auxquels les mouvements féministes font face aujourd’hui. Enfin, nous explorons ses réflexions et pensées sur divers sujets, tels les féminismes africains, la sororité et la construction d’un mouvement féministe intergénérationnel (quatrième partie).

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Bonsoir Tata Awa. J’espère que vous allez bien. 

Ça va très bien. 

Pouvez-vous vous présenter, s’il vous plaît ?

Je suis Awa Fall-Diop. Je suis féministe panafricaniste, militante révolutionnaire pour la libération de l’Afrique, pour la libération du genre humain, pour la libération de toutes les femmes.

Merci d’avoir accepté d’échanger avec moi. Je suis curieuse de savoir ce qui a façonné votre parcours. Où avez-vous grandi ?

Je suis née et j’ai grandi dans un quartier populaire et bien connu au Sénégal, Grand Dakar. Au Sénégal, il suffit de dire “Je suis de Grand Dakar” pour qu’on sache que c’est une personne qui a vécu, qui a du tempérament, qui n’accepte aucune forme d’oppression, aucune forme de subordination. C’est la marque déposée de notre quartier. C’est un quartier formé par nos parents depuis la période coloniale où j’ai grandi et où je me rappelle que chaque famille était ma famille. J’avais la possibilité de manger dans n’importe quelle famille, si ce qui était préparé à la maison ne me plaisait pas. Je passe devant une autre maison, je sens l’odeur d’un plat qui m’attire, j’entre et on ne me pose pas de questions. J’ai le droit de mettre la main au plat. Je suis dans une cour, on discute et il se fait tard, j’ai le droit de dormir dans cette maison et en toute sécurité.

Ce que vous décrivez est magnifique. Quand vous repensez à votre enfance à Grand Dakar, quels sont les souvenirs qui vous reviennent ?

Cette solidarité et cette convivialité entre les familles, c’est quelque chose qui m’a toujours marquée. Je pense que c’est aussi un des fondements qui font que je me sens à l’aise dans les mouvements. Telles que les concessions étaient organisées, tu pouvais passer d’une maison à une autre dans tout le quartier sans sortir dans la rue, parce qu’il y avait des passages entre toutes les maisons. Ce n’est malheureusement plus le cas aujourd’hui avec la violence urbaine, les vols et autres. Maintenant, chacun·e s’est barricadé·e dans sa maison, ce qui est regrettable, car cela constitue un frein aux relations humaines, à la solidarité humaine tout simplement.

Qu’est-ce qui était à l’origine de cette convivialité dans votre quartier à l’époque ?

Ce qui peut expliquer cette convivialité dans le quartier à l’époque, c’est le processus d’établissement même du quartier. Parce que nos parents ont été les premières familles à habiter le quartier, pour l’essentiel. C’étaient de jeunes couples d’origine paysanne, mais qui étaient venus en ville travailler comme ouvrier·ère·s. Il y avait une similarité générationnelle, d’origine et de statut social, ce qui faisait que les enfants d’une famille étaient les enfants d’une autre famille. Et ça a duré. Des personnes comme moi continuent d’habiter le quartier… Beaucoup de personnes sont nées dans le quartier et continuent à y habiter. Nous nous sommes même marié·e·s entre nous. (Rires…)

Ça doit être une belle expérience de grandir dans ce quartier 

Il y a un moment, nous avons organisé un grand rassemblement avec les originaires qui sont encore là. Les originaires, dont les parents ont eu à vendre leurs maisons ou qui ont habité dans d’autres quartiers, se sont également joints à nous. C’était un rassemblement formidable où nous avons rappelé nos souvenirs d’enfance et partagé des histoires. On s’est retrouvé·e·s, et on a promis de faire ce rassemblement chaque année. Car la façon dont nous avons vécu dans ce quartier est une véritable marque déposée de ce lieu.

Ces retrouvailles ont dû être émouvantes. Vous disiez que quand on vient de ce quartier, on vous voit en tant qu’une personne qui n’accepte pas les oppressions.

Comme une personne déterminée.

Pouvez-vous expliquer ?

C’est peut-être à cause de l’histoire de nos parents, qui ont quitté le monde rural et voulaient se forger un destin en ville. Non seulement se forger eux-mêmes un destin, mais aussi celui de leurs enfants. Ça veut dire éduquer les enfants, les installer dans un processus qui leur permet d’être des personnes qui savent se défendre, qui savent ce qu’ils ou elles veulent, des personnes qui sont déterminées. Cela demande une grande détermination.

Y a-t-il des histoires de votre enfance dans ce quartier qui vous reviennent en mémoire ?

Je me rappelle deux histoires. Il y avait quelqu’un qui avait loué une chambre dans le quartier. C’était un enseignant, et j’étais en classe de CE1, donc je devais avoir neuf ou dix ans. J’avais une amie qui habitait dans la maison où il avait loué une chambre. De temps en temps, quand nous passions – nous étions un groupe de filles –, il nous appelait et nous donnait un peu d’argent, dix francs, cinq francs. À ce moment-là, dix francs, c’était beaucoup d’argent. Ou bien, il nous donnait des bonbons. On lui nettoyait sa chambre, on lui nettoyait ses verres. Un jour, je suis passée, j’étais seule, alors il m’a appelée. Il m’a dit : « Lave-moi mes verres. » Je lave les verres. Puis il m’a demandé : « Est-ce que tu as tes règles ? » Aussitôt, j’ai répondu : « Oui. », et je suis sortie précipitamment. Je suis allée à la maison et j’ai pris mon sac d’écolière pour sortir mes règles à tracer. 

Ma grande sœur était assise à côté. Elle m’a dit : « Mais tu es agitée comme ça, qu’est-ce que tu cherches ? » Je lui ai répondu : « Je cherche mes règles. » Elle m’a dit : « Pourquoi as-tu besoin de tes règles ? Je ne te vois pas travailler. » J’ai dit : « Non, c’est untel qui m’a demandé si j’ai mes règles. » Ma grande sœur est sortie comme une furie. Je l’ai vue partir, elle est allée taper le monsieur, elle l’a frappé. J’étais fâchée contre ma grande sœur.

Pourquoi fâchée ?

J’étais fâchée contre ma grande sœur, parce que je me disais : « Elle va me priver de bonbons. Elle va me priver des cinq francs et des dix francs qu’on me donne tout le temps. » Elle m’a dit : « Que je ne te voie plus jamais entrer dans sa chambre. » Le lendemain, quand on s’est réveillé·e·s, le monsieur avait déménagé. J’en ai voulu à ma grande sœur et c’est des années plus tard que j’ai compris de quoi il s’agissait. Ce monsieur voulait savoir si j’étais pubère ou pas. Tu vois, quand on parle de violences basées sur le genre, d’abus sexuels et de viol des petites filles, c’est une réalité. Et cette réalité ne date pas de maintenant.

C'est malheureusement toujours une réalité dans nos communautés. Quelle est la deuxième histoire ? 

Celle-ci m’a marquée positivement, haha ! Une nuit, nous avons organisé une soirée. En organisant la soirée, les garçons, sans nous le dire, avaient loué une chambre à côté du lieu où se déroulait la fête. Pendant la soirée, de temps en temps, l’un d’eux s’échappait avec sa petite amie pour aller dans la chambre. Tant que vous n’étiez pas allé·e dans la chambre, vous ne saviez pas qu’elle existait. Mais j’avais remarqué que, quand un couple sortait, il ne s’écoulait même pas cinq minutes avant qu’il ne revienne. Je ne comprenais pas.

Quand ce fut mon tour, mon amoureux me dit : « Viens, on va aller quelque part pour être seul·e·s. » Dès que nous avons pris la rue, nous avons croisé les grandes personnes qui étaient là et qui nous ont dit : « Hé, retournez au bal. » C’est ainsi que j’ai compris pourquoi chaque couple qui sortait revenait en moins de cinq minutes.

Hahaha… En parlant des grandes personnes, quelle était votre relation avec vos parents à cette époque quand vous étiez fille ?

Mes relations avec ma mère étaient très conflictuelles jusqu’à mes 22 ans. Parce que je suis une personne qui fait ce qu’elle veut. Quand je pense à moi, je vois une Awa libre. J’étais libre, libre de mes mots, libre de mes gestes, libre de mes mouvements. Je n’aimais pas qu’on m’interdise de faire ce que je veux. Heureusement que je suis une personne relativement raisonnable. 

C’est ce qui a créé les conflits dans les relations avec votre mère ?

Oui. Ma mère était aussi une femme d’une force extraordinaire. Je vais faire une petite diversion, je vais vous raconter un peu l’histoire de ma mère. 

Allez-y 

Deux années dans l’histoire de ma mère. Ma mère est Lébou. Les Lébous, c’est une communauté de pêcheurs au Sénégal. Ce sont des communautés très endogames. Donc, ma mère a d’abord épousé un de ses cousins. C’est elle qui me raconte. Elle me dit qu'elle a fait onze ans de mariage, elle n’a jamais eu un retard de règles. Ils vivaient dans de grandes concessions. Il y avait donc les frères de son mari qui étaient là avec leurs femmes qui avaient des enfants. Durant les fêtes, les maris des autres femmes leur achetaient plusieurs pagnes. Elle, on lui achetait un pagne en lui disant : « Puisque personne ne te salit, un pagne, c’est suffisant pour toi. » Dans la maison, quand elle appelait un enfant pour l’envoyer à la boutique, on lui disait : «Si tu veux envoyer un enfant, accouche.» Tu vois la violence qu’il y a ? Quand on parle de violence conjugale, ce n’est pas seulement les coups et blessures, ce n’est pas seulement économique, mais aussi la violence psychologique, la violence émotionnelle. Elle a vécu ça pendant des années et un soir, elle était en train de piler le mil. Tu sais, quand tu piles, ça te fait des  ampoules.

Oui, dans les mains.

Voilà. Elle pilait, et elle avait des ampoules. À un moment, elle s’est dit : « Mais pour qui je pile ? Personne ne me salit dans cette maison, (c’est-à-dire qu’elle n’a pas d’enfant qui lui pisse dessus). Pour qui je pile ? » Elle pose le pilon, entre dans sa case, sort ses bagages et retourne chez ses parents. Et pour ce mariage-là, c’est terminé !

Deux ans après, ma mère a pris le train et a rencontré mon père. Le train était plein, et un homme (mon père) lui a cédé sa place. C’est ainsi qu’ils se sont rencontrés et que leur histoire a commencé. Et ma mère a eu sa première grossesse…

Quelle histoire ! 

Oui. Elle ne savait pas qu’elle était enceinte, parce que, pour elle, elle était définitivement stérile. Donc, elle prenait des plantes, des potions, etc. Quand sa grossesse a été confirmée, son premier mari est revenu. Il est revenu pour dire que c’était son enfant, parce qu’il y a des enfants qui se cachent sous les côtes pendant des années avant de naître. Ils sont même allés au tribunal. Plus tard, mon père est décédé. Il avait la maison où je suis né·e et où j’habite jusqu’à présent. J’aime cette maison. Ses frères sont venus et ont dit à ma mère : « Tu es une femme, tu ne peux pas diriger une maison. Tu ne peux pas diriger un foyer. Donc, il faut vendre la maison et retourner chez tes parents. » 

Ça continue encore aujourd’hui. Beaucoup de femmes continuent d’être perçues comme incapables ou illégitimes, alors qu’elles sont au cœur même du fonctionnement des familles. 

Ma mère a refusé. Elle leur a dit : « Là où j’ai vécu avec mon mari jusqu’à sa mort, c’est là que je vivrai jusqu’à ma mort. » Ils lui ont dit : « Si tu restes là, on ne viendra pas te trouver avec un grain de riz. » Ma mère leur a répondu : « Un jour, je vous trouverai chez vous avec des sacs de riz. » Et c’est ce qui s’est passé. Par la suite, chaque fois que ces frères ont eu des problèmes, c’est elle qui se battait pour régler les problèmes de nourriture, de scolarité de leurs enfants, de santé, etc.

Je comprends quand vous disiez que votre mère était d’une force extraordinaire. Vous aviez quel âge comme ça quand votre papa est décédé ?

J’avais six mois et ma mère en avait 32 ou 33. Elle était jeune et en ce moment-là, en 1956. Il n’y avait pas de femme cheffe de ménage. Dans notre quartier, elle a été la première femme à être cheffe de ménage. C’est cette femme, qui a un caractère tellement trempé, qui m’a élevée peut-être à son image, et nécessairement deux caractères trempés, ça fait des étincelles. Nos relations se sont vraiment apaisées quand j’ai eu 21 ans, 22 ans. Et là, on était vraiment devenues des confidentes.

Ça se passait comment ? 

Pour parler d’un sujet sérieux, elle attendait toujours que je sois là. Mon grand frère et ma grande sœur se plaignaient. Avant sa mort, c’est moi qu’elle a appelée pour me dire : « Awa, c’est à toi que je confie la famille. » Peut-être parce que c’est moi qui ai hérité le plus de son caractère, de son tempérament.

Pourriez-vous partager quelques conversations marquantes que vous avez eues avec votre mère, des échanges qui vous ont touchée ?

On avait des conversations sur beaucoup de choses, y compris sur la sexualité. Par exemple, mon premier enfant est une fille. Elle me disait : « Il faut lui masser le clitoris. Si tu ne masses pas le clitoris, après, elle ne sera pas une vraie femme. » Tu vois ? Ou bien elle me disait : « Tu sais, dans la relation sexuelle, ce n’est pas qu’à chaque fois qu’il faut la pénétration. Vous pouvez avoir des jeux sexuels. » 

Ça change tellement du récit où l’on nous dit que ces sujets sont souvent tabous dans les familles africaines. Pensez-vous que cette ouverture vous a influencé·e dans d’autres aspects de votre vie ?

Je pense qu’elle m’a transmis ça aussi. Je suis sans tabou. Je parle de sexe, de plaisir, de la vie, parce que ça fait partie de la vie. Il n’y a aucun aspect de la vie dont je ne puisse pas parler en toute tranquillité et en toute sérénité.

C’est inspirant. Quel était le contexte sociopolitique pour les filles à l’époque de votre enfance  ?  

La scolarisation des filles n’était pas aussi importante qu’elle l’est aujourd’hui. La prise de conscience de la nécessité de l’éducation des filles n’était pas aussi prégnante qu’elle l’est aujourd’hui. Par contre, pour ma mère, qui était analphabète, elle estimait que tous ces enfants doivent aller à l’école. Tu veux savoir pourquoi je suis incollable en français ?

Dites-moi

Pendant les vacances, ma mère achetait un dictionnaire, elle me le donnait. Je devais réciter le dictionnaire.  

Rires

Je connaissais le dictionnaire par cœur, le Petit Larousse. Sa logique était simple : si tu veux connaître l’Islam, tu apprends le Coran. Si tu veux connaître le français, tu apprends le dictionnaire. Et tant que tu n’avais pas récité ta page de dictionnaire, tu ne pouvais pas jouer.  

Dans la deuxième partie, nous parlerons de la construction de ses convictions politiques et féministes, façonnées par son éducation et son engagement dans des organisations marxistes et panafricanistes, ainsi que de son combat pour l’égalité des femmes dans l’enseignement. Cliquez ici pour lire cette partie.



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Afrifem en Action : Edwige Renée Dro et 1949, la bibliothèque des écritures féminines d’Afrique et du monde noir de Yopougon en Côte d’Ivoire

En 1949, plus de 2000 femmes ont organisé une manifestation en Côte d’Ivoire. Elles ont marché d’Abidjan à Grand Bassam (45 km) pour protester contre le pouvoir colonial français et réclamer la liberté de leurs compatriotes. Cependant lors du récit de ce mouvement remarquable, le rôle de ces femmes est souvent réduit à celui d’épouses et de mères de dirigeants politiques masculins.

Dans cette édition de notre série Afrifem en action, Jama Jack discute avec Edwige Renée Dro, féministe africaine et fondatrice de 1949, la bibliothèque des écritures féminines d’Afrique et du monde Noir. Nous en apprenons sur la marche des femmes sur Grand-Bassam de 1949, qui a inspiré la création de la bibliothèque et son nom, ainsi que sur ce que c’est de diriger cet espace au cœur de Yopougon à Abidjan.

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Edwige, c’est un véritable honneur de t’avoir dans notre série #AfrifemEnAction, d’autant plus que tu faisais partie de notre équipe. Peux-tu te présenter ?

MERCI ! C’est une de mes meilleures interviews. Je m’appelle Edwige Renée Dro. Je viens de Côte d’Ivoire et je vis actuellement à Abidjan. Une chose que je n’aurais jamais pensé faire ; j’ai toujours pensé que je vivrai peut-être à Yamoussoukro – je ne suis pas fan des grandes villes, mais me voici aujourd’hui. Je suis écrivaine et traductrice littéraire. Je suis également une activiste littéraire.

 Et c’est justement ce dont nous allons parler. Mais dis-nous d’abord ce que signifie être une féministe africaine pour toi.

C’est la preuve que le féminisme n’est pas un phénomène étrange tombé sur les africaines « évoluées », quel que soit le sens que les gens donnent au mot « évoluées ». C’est même risible lorsque les gens décident de te jeter la pierre en disant que si tu es féministe en tant que femme africaine c’est parce que tu es occidentalisée. Je ne mâche pas mes mots, car dire qu'une femme africaine qui sait qu'elle mérite d'être traitée comme un être humain est occidentalisée m’émeut et me met en colère. Comment peut-on décider d'effacer complètement les histoires et les contributions de femmes telles qu’Abra Pokou, Akwa Boni, Aline Sitoé Diatta, Tata Adjatché, Marie Angélique Savané, Andrée Blouin, et j'en passe. Ce sont des femmes qui n'ont pas vu ou laissé quelqu'un les considérer comme inadéquates parce qu'elles sont des femmes. Et dans leur liberté, elles ont inspiré d'autres femmes (et des hommes), se sont battues pour la dignité de leur peuple, de tous les peuples. En tant que féministe, notamment avec les mentalités actuelles, parce que nombre de personnes ne s’instruisent pas, il est essentiel pour moi de dire que je ne fais rien d’exceptionnel. En réalité je me détends. Je lis l’histoire d’Andrée Blouin, féministe et chef de cabinet de Patrice Lumumba, et je suis époustouflée ! Mais certains de nos concitoyens s'imaginent qu'il s'agit là des femmes douces qu'ils veulent que nous soyons aujourd'hui. Oh non ! Elles étaient les grandes gueules d'origine. Nous sommes nos ancêtres !

J'aime la passion et la résistance très claire contre un récit unique de ce que sont les femmes africaines et les féministes africaines. Comment décrirais-tu ton parcours d'écrivaine par rapport à ton identité de féministe africaine ?

Écoute, j’estime que ta politique transparaît dans tout ce que tu fais. Plus j'évolue dans mon parcours de féministe, plus je veux être libre dans ce que j'écris, dans les projets que je choisis. J'ai commencé́ à écrire professionnellement en 2012 ; je me suis identifiée comme féministe en 2016. Mais j'ai commencé à questionner les choses et les gens autour de moi à l'âge de 5 ans. C'est le premier souvenir que j'ai d'un moment où j'ai remis quelque chose en question. Et c'est ainsi que je décris ma relation entre le fait d'être écrivaine et le fait d'être féministe. Ce sont mes deux identités. Je ne peux rien faire d'autre qu'écrire ; je ne peux rien être d'autre qu'une féministe parce que je refuse d'être limitée par le fait que je suis née femme. Je veux dire par là qu'être une femme est la plus belle chose qui soit.

Tu es également très passionnée par la traduction et tu as parlé de son caractère politique. Pourrais-tu nous en dire plus à ce sujet ?

Tout est politique dans mon monde. Je suis une femme très politique et politisée. Et j'ai choisi de m'identifier comme traductrice littéraire – remarque que je fais toujours précéder le mot “traductrice” par le mot “littéraire”. Je crois au pouvoir des histoires, et les gens ont le droit de raconter leurs histoires dans la langue de leur choix. En qualité de traducteurs et traductrices, nous avons le devoir de transmettre cela et de respecter tout ce qu’il y a autour : le contexte culturel, le registre de langue, etc. 

Ainsi, si quelqu'un écrit “Ivorians do”, je le traduirai par “les populations ivoiriennes font”, de sorte que lorsque nous en viendrons au pronom, j'utiliserai “elles”. Je ne veux même pas utiliser le “iels”(contraction de ils et elles, pour they en anglais) ou “ivoirien.ne.s” (pour désigner les hommes et les femmes ivoiriens) ou bien Dieu m’en garde “travailleur.euse.s” (pour les travailleurs, hommes et femmes) parce que si vous remarquez dans ces exemples que j'ai donnés, c'est toujours le pronom masculin qui l'emporte. Donc, pour l'instant, mon travail consiste à faire en sorte que le pronom masculin ne soit pas trop en tête. En ce qui concerne les œuvres de fiction, c'est un peu plus difficile, mais c'est là que réside le défi : choisir des œuvres d'auteurs et autrices ayant une conscience politique et féministe. Cela ne veut pas dire que les auteurs et autrices dont je choisis les œuvres sont toujours féministes. Parfois ce n’est pas le cas. Et c’est très bien. Mais il est important que leur travail ait une conscience.

Que signifie ce travail de traduction politique pour la construction du mouvement féministe africain ?

Nous avons besoin de plus en plus de traduction, de traductrices conscientes et de traducteurs conscients que nous ne remplaçons pas simplement les mots par leurs équivalents. Des traductrices et traducteurs qui désirent encourager la traduction de textes moins traduits et combler le fossé. Il existe un tel déséquilibre linguistique dans les documents féministes, que nous pourrions être tentés de penser que le féminisme africain est anglophone. L'une des choses que j'ai aimées dans Eyala, et que j'aime toujours, c'est la manière dont la traduction est réalisée. Lorsque vous nous présentez Lorato Modongo, vous n'essayez pas d'expliquer aux francophones que Lorato Modongo est une puissance au Botswana. Eyala respecte notre intelligence, et cette compassion dans l'activisme m'a beaucoup inspiré lorsque j'étais au stade de la réflexion pour 1949. Oui, je serai exigente. Oui, ce sera un lieu intellectuel, mais nous viendrons avec le désir d'apprendre des autres qui ont d'autres qualités. Nous ferons preuve de compassion. J'apprends des gens qui s'enlisent, par exemple. Ce n'est pas un trait de caractère très fort chez moi. Je vis dans mon esprit. Je réfléchis beaucoup, je traite mieux les choses par l'écriture, etc.

Tu as mentionné de 1949, et je veux que nous en parlions. C'est ton bébé, la bibliothèque des écritures féminines d’Afrique et du monde noir. D’où vient son nom ?

J'aime que vous parliez de LA bibliothèque des écritures féminines africaines. Je l'appelle LA bibliothèque ou THE library et j'aime ça. Ce n'est pas une bibliothèque indéfinie (rires). 1949 est l'année où les femmes politiques du PDCI (Parti démocratique de Côte d'Ivoire) et du RDA (Rassemblement démocratique africain) ont manisfesté contre l'administration coloniale française en Côte d'Ivoire. Cette manifestation n'était pas une marche organisée comme celle à laquelle nous pensons lorsque nous parlons de “marche”. Pour éviter d'être arrêtées, les femmes se sont déplacées par groupes de deux ou trois à la fois, en prétendant aller à la ferme ou rendre visite à un ami ou à un membre de leur famille. C'est ainsi que 2 000 femmes environ sont arrivées à Grand Bassam.

Quelle a été l'inspiration pour la création de la bibliothèque, au-delà de l'histoire qui lui donne son nom ?

La bibliothèque a été créée le 5 mars 2020, nous avons donc quatre ans maintenant et sommes donc encore au niveau de la maternelle. J'ai choisi ce nom parce que soit l'histoire de la marche des femmes est soit quasiment oubliée, soit, lorsque les gens s'en souviennent, ils disent que plus de 2 000 femmes ont marché pour libérer leurs maris (7 hommes) de prison, ce qui minimise donc l'histoire et les sacrifices de ces femmes.

Pour en revenir à la première question sur le fait d'être une féministe africaine, tu comprends pourquoi il est très important d'insister encore et encore sur les contributions des femmes.

L'inspiration pour la création de la bibliothèque était aussi de ne pas arrondir les angles. L'une de nos sources d'inspiration à la bibliothèque est Stephanie St Clair. Nous ne cachons pas qu'elle était un gangster à Harlem dans les années 20. Ainsi, de la même manière que nous mentionnons qu'elle a joué un rôle actif dans le mouvement des droits civiques, en écrivant et en donnant de l'argent au mouvement, nous mentionnons également qu'elle était un gangster. Les deux ne sont pas exclusifs. Ou bien nous parlons de Nana Benz. J'ai parlé tout à l'heure d'inspiration. Certains diront que leur travail en tant que Nana Benz n'a profité qu'à leurs enfants et non aux nombreuses autres femmes du Togo, du Bénin ou du Ghana. Mais qu'y a-t-il de mal à inspirer son enfant ? Et sommes-nous sûrs que ce ne sont que leurs enfants qu'elles ont inspirés ?

Nous qui observons les actions des femmes qui nous ont précédées, des femmes qui sont plus visibles aujourd'hui... devons cultiver la compassion. Je te le dis, lorsque tu n’es pas au cœur de l'action, il y a tant de choses que tu ferais mieux.

Je pense qu'il est utile de se pencher sur ces choses et de les améliorer à notre époque. Quelles sont les activités que vous proposez à la bibliothèque ? J'imagine qu'il ne s'agit pas seulement d'un espace de lecture, comme c'est le cas dans la plupart des autres bibliothèques.

Nous sommes toujours en train de faire quelque chose ou l'autre dans cette bibliothèque. Je vous le dis, c'est l'âge de l'école maternelle !
Nous organisons des conversations féministes tous les deux mois –  nous les appelons “Le bissap féministe”. Nous buvons du bissap, nous choisissons un thème et nous en parlons. Nous invitons également des experts : avocats, médecins, etc. Si nous discutons du taux de mortalité des femmes, nous invitons un médecin, un gynécologue, de sorte que lorsqu'une femme sort de cette conversation, elle sait où aller et elle sait ce qui ne devrait pas lui arriver. La bibliothèque se trouve dans une zone où le niveau socio-économique est plus bas, et nous en tenons compte dans notre programmation.

Nous avons également des conversations avec des jeunes filles tous les quinze jours – les jeunes hommes sont autorisés à nous rejoindre, mais s'ils ne viennent pas, nous n'allons pas chercher quelqu'un dans la rue. En réalité, nous ne faisons pas ça, nous ne tirons pas les hommes ou les femmes de la rue ; nous voulons simplement être si bons que les gens n'ont pas d'autre choix que de venir chez nous. Je veux dire, uniquement des écrits de femmes, d'Afrique et du monde noir, organisant des choses avec des noms comme Le bissap féministe ! À Yopougon ! Hahaha ! Alors oui, nous avons des conversations avec des jeunes filles, et nous lisons ensemble. On joue en invitant un coach vocal. Si nous voulons que les femmes et les jeunes filles s'expriment, il faut leur apprendre COMMENT s'exprimer. Si tu mumures et que ta voix est monotone, personne ne t’écoutera.

Nous racontons aussi des histoires aux enfants de 5 à 8 ans (nous poussons jusqu'à 10 ans car personne ne veut partir) ; nous ne lisons que des histoires écrites par des femmes africaines et noires. C'est un travail difficile. Nous avons besoin de plus d'histoires pour les enfants qui ne cherchent pas à conclure avec une belle morale à la fin.

J'apprécie le fait que vous ayez quelque chose à offrir à des personnes de différentes générations. Quels sont vos principaux projets pour cette année ?

Les enfants en maternelle n'ont jamais de programme. Hahaha ! Leurs enseignants en ont un, mais eux n'en ont pas. Pour la Journée mondiale du livre, nous avons décidé de présenter les cinq femmes ivoiriennes à lire. Nous avons maintenant une librairie. Nous organisons des ateliers d'écriture créative. Nous devons documenter, et pour cela, nous devons apprendre à documenter. Nous devons apprendre à raconter une histoire. Parfois, vous rencontrez des gens qui veulent vous raconter l'histoire de leur souffrance, mais qu'est-ce qui rend l'histoire de votre souffrance intéressante ? La souffrance est la souffrance, à des degrés divers, mais comment la raconter ? Nous avons accueilli deux résidences jusqu'à présent, une résidence d'écriture pour des femmes écrivains de Côte d'Ivoire en début de carrière, et une résidence de recherche ouverte aux femmes noires du monde entier. Nous avons présenté une pièce de théâtre : un groupe de femmes griots. Nous avons l'habitude de voir des griots hommes, mais ici nous avions des femmes.

En gros, nous n'avons pas de programme ; nous agissons au gré de notre inspiration et, heureusement, tout se passe bien jusqu'à présent. Certaines d'entre elles, comme le podcast, ont dû être interrompues pour des raisons de financement, de temps ou de ressources humaines. La recherche prend beaucoup de temps !

J'ai hâte d'écouter le podcast lorsqu'il sera lancé, et nous serons ravies de le partager avec la communauté Eyala. Comment la bibliothèque a-t-elle été accueillie dans votre communauté et au-delà ?

Écoute, nous n’avions pas la moindre idée de ce que nous faisions, et je n'ai rien fait pour m'aider en choisissant les livres que j'ai choisis ou en tenant le genre de conversations que j'ai eues. Je suis quelqu'un d'amusant, mais j'ai tendance à dire les choses telles que je les vois. Je le fais avec beaucoup de compassion et d'attention, mais je dis les choses telles qu'elles sont. La bibliothèque possède un restaurant et un jour, un homme est venu manger et s'est étonné que nous ayons tous ces livres.

Puis il a dit : “J'espère que c'est une bibliothèque panafricaine ! Vous, les Africains, de nos jours.” Je lui ai répondu que c'était une bibliothèque panafricaine. Il a regardé autour de lui et, sans doute parce qu'il ne voyait pas Cheick Anta Diop, il a demandé ce qui la rendait panafricaine. Je lui ai répondu qu'une bibliothèque qui possède des ouvrages de Mariama Bâ, Marie-Vieux Chauvet, Ken Bugul, Maryse Condé, etc. est aussi panafricaine que le panafricanisme peut l'être. Il a concédé à contrecœur, mais a dit que je savais ce qu'il voulait dire.

Je lui ai répondu que ce n'était pas le cas. Je savais exactement ce qu'il voulait dire, mais quel est le plaisir de la vie si vous devez secouer les toiles d'araignée dans l'esprit des gens ?

Un autre parent a décidé de ne pas autoriser sa fille à visiter la bibliothèque lorsqu'il a vu qu'au dos de nos T-shirts, nous avions écrit : la bibliothèque d’écritures féminines d'Afrique et du monde noir. Je lui ai simplement demandé ce qu'il y avait de mal à mettre en valeur les contributions des femmes africaines et noires.

Il est intéressant de voir tout ce que les gens peuvent perdre en s'accrochant à leurs points de vue et perspectives limités.

Lors de notre premier bissap féministe, nous étions cinq personnes : les deux orateurs invités, deux autres personnes et moi. Haha. Lors de la première séance de contes, il y avait deux enfants et l'un d'eux était le mien. Aujourd'hui, nous organisons un bissap féministe auquel participent 30 personnes, dont l'âge varie entre 20 et 65 ans et dont la plupart vivent à Yopougon. Nous avons des personnes qui ne sont pas impliquées dans les conversations féministes. Nous organisons des lectures de contes les mercredis et samedis avec 20 enfants à chaque fois.

Au cours de notre première année, personne ne savait qu'il y avait une bibliothèque dans le quartier ; aujourd'hui, si vous êtes perdu, ils vous montreront où elle se trouve. Au-delà de la communauté, des gens nous ont dit que la bibliothèque était trop loin, et je me suis toujours demandé : loin de quoi ? De qui ? De qui ? Maintenant, les gens viennent.

Quel est, selon toi, l'impact de cet espace ? Cela correspond-il à la vision que tu avais lorsque tu as fondé la bibliothèque ?

Je constate que nous nous concentrons sur les productions littéraires qui placent les femmes au centre des conversations. Ce parent qui ne voulait pas que sa fille vienne à la bibliothèque l'a maintenant autorisée et paie même son abonnement. Telle est la vision. Et elle s'aligne.

J'aime le fait que maintenant, des adolescentes viennent et passent du temps à lire, qu'il y ait une activité ou non. J'aime le fait que nous ouvrions les portes 6 jours par semaine, de 10 heures à 21 heures, et que parfois, personne n'entre ! C'est ce que je dis toujours aux gens. C'est pour cela que j'aime raconter l'histoire d'un événement qui démarre avec deux personnes qui viennent, où personne ne veut venir, mais où l'on continue, en poursuivant la vision et les objectifs que l'on s'est fixés. Mon ambition avec la bibliothèque n'est pas de courir comme un poulet sans tête.

Quels sont les trois conseils que tu donnerais à quelqu'un qui désire ouvrir une bibliothèque similaire quelque part en Afrique ?

  • Décidez pourquoi vous voulez créer une bibliothèque qui se concentre sur les contributions des femmes.

  • Sachez que vous ne pourrez pas tout faire et que c'est très bien ainsi.

  • Sachez qu'il y a des conversations que vous ne pourrez pas avoir maintenant ; notez-les dans votre carnet et trouvez un moyen de les avoir d'une manière créative ou plus tard.

Parlons un peu plus de ton lien personnel avec cette bibliothèque. Comment la gestion de la bibliothèque a-t-elle influencé ton travail en tant qu'écrivaine, femme africaine et féministe ?  

En tant que femme africaine féministe, je connais la valeur du sommeil. Surtout les siestes. Je n'aime rien tant que de tout arrêter à 13 ou 14 heures pour faire des siestes – et mes siestes sont longues ! En gros, je dors. Il m'arrive donc de me réveiller à 3h30, de brûler de l'encens, de boire du thé, puis de recommencer à travailler. Plus je lisais, plus je me rendais compte que les femmes qui m'ont précédée, les femmes que j'admire aujourd'hui, prenaient du temps pour elles-mêmes. Et chacun a sa façon de prendre du temps. Pour moi, ce sont les siestes, c'est choisir de ne pas voir les gens. C'est choisir de lire. Ou d'aller nager. Ce n'est certainement pas un massage, par exemple.

On ne fait pas le genre de musique qu'elles ont composé, on n'écrit pas les choses qu’elles ont écrites, on ne peint pas sans prendre du temps pour soi. C'est pourquoi nous n'insistons pas sur la création lors des résidences. Il n'y a pas de mal à s'éloigner pour dormir, lire, manger, faire de courtes promenades, boire du bon vin, dormir encore, être avec soi-même. En fait, l'une de nos devises à la bibliothèque est la suivante : J'ai tellement de choses à faire que je vais lire.

Nous avons tant à faire. Notre continent a tant à faire. Reposons-nous et lisons au lieu de courir partout avec l'obligation de produire.

En tant qu'écrivaine, je veux apprendre à écrire des pièces de théâtre et à les voir sur scène. Dans le cas de la Côte d'Ivoire, quelque 51 % de la population ne sait ni lire ni écrire le français (et peut-être les 70 autres langues de Côte d'Ivoire). Nous avons toutefois une culture orale et personnellement, je m'intéresse à l'oralité de la littérature. Mais je prends le temps d'écrire. Je ferme la porte de mon bureau tous les lundis et mardis pour écrire. Je lis tous les matins.

Quel est ton plus grand rêve pour la bibliothèque ?

Le rêve est trop grand pour que je puisse le mentionner.

Vive les grands rêves et espérons que nous les verrons se concrétiser. Qu'est-ce qu’Edwige l'écrivaine va bientôt écrire ?

Je suis occupée à éditer un roman – le mien – et à écrire un recueil d'essais.

Comment la communauté Eyala peut-elle vous soutenir, toi et la bibliothèque ?

Nous avons toujours besoin de bons livres. Nous avons besoin de bénévoles. Et de fonds ! Ce qui signifie le sponsoring fiscal (longue histoire mais nous sommes prêts à en parler).

 Terminons par notre question finale préférée : quelle est ta devise de vie féministe ?

 Remettez toujours les choses en cause. Soyez libres. Soyez compatissants.

Merci beaucoup Edwige. Nous espérons pouvoir nous joindre à toi pour un bissap féministe bientôt.

 

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Afrifem en Action : Salematou Baldé et Aude N’depo racontent le festival Mes Menstrues Libres en Côte d’Ivoire

Le 28 mai de chaque année,  la journée mondiale de l'hygiène menstruelle est célébrée. Dans le cadre de cette journée, diverses activités sont organisées. Dans cet entretien, Salematou Baldé et Aude N’depo nous partagent leur expérience au festival Mes Menstrues Libres, premier festival axé sur la dignité menstruelle en Afrique de l'Ouest francophone, qui se déroule les 25 et 26 mai 2024 à Abidjan.

Découvrez la manière dont des féministes africaines ont créé cet espace de discussion, de sensibilisation et de plaidoyer  visant à combattre la précarité menstruelle et à déconstruire les préjugés sur les menstrues.

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Salut Salematou et Aude. Merci de vous présenter.

Salematou : Je m'appelle Salematou BALDE. Je suis une militante féministe, présidente de l'ONG Actuelles et co-organisatrice du premier festival en Afrique de l'Ouest, Mes Menstrues Libres. L'ONG Actuelles s'engage à promouvoir le respect des droits en matière de santé sexuelle et reproductive des filles et des femmes, ainsi que des personnes ayant des besoins spécifiques. Notre activité se concentre sur la lutte contre les actes de violence sexuelle et sexiste. Nous nous concentrons également sur l'acquisition de connaissances, le développement de compétences, la formation, ainsi que sur le plaidoyer, qui est un aspect stratégique au sein de l'organisation. Le plaidoyer, en particulier en faveur de l'adoption d'une loi sur la santé de la reproduction en Côte d’ivoire.

Aude : Alors moi je suis Aude N'depo, coordinatrice de projet pour l’organisation Gouttes Rouges qui est co-organisatrice du festival Mes Menstrues Libres. Gouttes Rouges est une organisation qui travaille pour la dignité menstruelle. On lutte contre l’illettrisme et la précarité menstruelle.

Pouvez-vous me parler des origines du festival Mes Menstrues Libres ?

Aude : Le festival a été initié par deux grandes féministes africaines qui luttent contre la précarité menstruelle, Amandine Yao qui est la présidente de l’ONG Gouttes Rouges et Salematou ici présente. 

Salematou : Cela te fera sourire. Depuis des années, Amandine et moi sommes engagées dans la recherche sur la précarité menstruelle en Côte d'Ivoire. Notre travail consiste à rendre les protections menstruelles accessibles aux jeunes filles, à restaurer leur dignité et à leur faire comprendre que les règles sont normales. Un jour, à l'aéroport, nous nous rendions à Niamey pour assister au premier Agora féministe. Je dis à Amandine : "Attends, nous partons à Niamey, c'est vrai, nous allons rencontrer d'autres féministes et ensuite nous reviendrons en Côte d'Ivoire. Ça ne te dirait pas que cette année, nous organisions un truc spécial pour célébrer la Journée mondiale de l'hygiène menstruelle ?" Elle répond "oui, c'est une bonne idée". Ensuite, j’ai dit : "et si nous organisions un festival ?" Elle répond, "c'est génial, on en discute quand on rentre". L'idée est apparue de cette manière, à l'aéroport pendant que nous attendions l'embarquement.

Hahaha, c’est super :)

Salematou : L'idée a commencé à se développer. Quelles activités peuvent être proposées, qui doit être intégré, de quoi faut-il parler, comment obtenir des financements ? Après avoir quitté l'Agora, nous avons poursuivi notre processus de réflexion. Puis, il était nécessaire de déterminer un nom. 

Il y avait plusieurs propositions de noms. Et Amandine me demande : et si on disait Menstrues Libres ? Cela s'accordait parfaitement avec l’idée que nous avions de l’initiative. Et voilà comment commence cette belle aventure. Au départ, nous étions deux mais avec des personnes extérieures à nos organisations pour la réflexion. Ensuite, nous avons convenu qu'il était nécessaire de rassembler les organisations qui œuvrent dans la lutte contre la précarité menstruelle, que ce soit dans les prisons, dans les marchés, dans les communautés, dans les écoles. Ainsi, nous avons réuni tout le monde et avons réussi à organiser la première édition avec des ressources peu importantes, mais grâce à l'engagement et à la dynamique de nos membres. Et maintenant, la seconde édition les 25 et 26 mai 2024 à Abidjan.

Aude : C’était une belle idée d’organiser le festival. Déjà, nous sommes deux organisations. Nous travaillons sur la question, on connaît les réalités que rencontrent les filles et les femmes. On sait à quel point le corps de la femme, il ne faut pas en parler parce que c’est sacré. Créer un festival où on vient libérer la parole était nécessaire.

Un tel festival était nécessaire en effet. Les tabous autour des menstrues sont pesants. Il y a beaucoup de stigmatisation et de stéréotypes. Vous vous rappelez quand vous avez eu vos premières règles ?

Aude : Je me souviens, j’étais en classe de quatrième quand j’ai eu mes premières règles, et j’étais très gênée. Je ne voulais pas du tout en parler. D’ailleurs, je n’en ai pas parlé. Je suis arrivée à la maison. Comme j’avais beaucoup de grandes sœurs et tout, je les voyais faire. Donc, je me suis débrouillée avec mes propres moyens. Je n’avais pas de serviettes à disposition. Donc, j’ai essayé de trouver un morceau de pagne que j’ai plié et que j’ai mis. Et arrivé un moment, c’était tellement mouillé que ma grande sœur avait remarqué et elle m’a dit. Elle m’a demandé : depuis quand tu as tes règles ? Elle m’a appris, elle m’a expliqué un peu comment ça se passe, ce que je devais faire et tout. Je me suis dit, si j’avais été éduquée sur la question, les choses se seraient passées autrement. Après, quand j’ai commencé à côtoyer d’autres jeunes filles, elles me disaient qu’à l’école, elles ne pouvaient pas parler de leur menstruation parce que leurs voisins, qui sont des garçons, se moquent d’elles et tout, que j’ai réalisé en fait à quel point c’était tabou et stigmatisé. Ce sont les raisons pour lesquelles je milite pour cette cause.

Quels sont les objectifs du festival ?

Salematou : Lorsque nous avons organisé le festival Mes Menstrues Libres, notre objectif principal était de briser les tabous, de déconstruire et ensuite de favoriser le partage d'expériences. Prenons l'exemple des jeunes filles qui croient que lorsqu'elles commencent à avoir leurs règles, si un garçon les touche, elles tombent enceintes. C'est cette notion qui circule depuis longtemps. Il est essentiel de résoudre l'omerta sur cette question et de transmettre les informations pertinentes. Selon nous, il est primordial de proposer un lieu de discussion, de sensibilisation et de réseautage. Il ne faut pas négliger les échanges intergénérationnels afin qu'elles se rendent compte qu'elles ne sont pas les seules à faire face à ce phénomène, qu'il s'agit d'un phénomène naturel et que nos mamans, nos grand-mères et d’autres femmes sont passées et certaines continuent de vivre ce phénomène naturel. Par la suite, notre objectif est de mettre en place un cadre de réflexion sur les mesures à prendre pour lutter contre la précarité menstruelle en Côte d'Ivoire.

Je suppose qu’avec l’État et d’autres parties prenantes, vous aviez aussi des objectifs en initiant le festival. 

Salematou : Oui. Comment peut-on les amener, au niveau de l'État, à voir la question de la précarité menstruelle comme un problème social important ? Comment peut-on faire face à tout cela ? Afin de répondre à toutes ces questions, nous avions besoin d'un grand nombre de personnes et d'un environnement propice à la discussion. 

Il existe des traces de serviettes en Côte d'Ivoire, ainsi que des traces de coupes menstruelles. Actuellement, le tampon n'est pas fabriqué, mais il est commercialisé ici. Par conséquent, comment les rassembler dans le même espace avec les professionnels de la santé ? Car fréquemment, la question de la composition des protections hygiéniques se pose. Comment peut-on les rassembler, susciter des débats et trouver des solutions ? Voilà nos objectifs au départ de ce festival.

Cette année, c'est la deuxième édition du festival. Comment s'est passée la première édition ? Comment les gens l'ont-elle accueillie ? 

Salematou : Le premier jour, dès que nous avons commencé à en parler, les gens disaient : "Attendez, un festival sur les menstrues, les règles... un festival ? Les deux ne collent pas. Quand on va à un festival, c'est pour danser, c'est pour s'amuser. Mais vous ajoutez menstrues à côté. Non, non, non, non, non. Il va falloir que vous nous expliquiez l'idée qui est derrière."

C'est vrai ! J'ai eu la même réaction aussi. Mais plutôt dans le sens de : "Oh, voilà un espace où on peut parler de choses sérieuses avec joie." J'adore ! Personnellement, je suis fatiguée des symposiums, des espaces lourds. 

Salematou : Et c'était précisément cela, en réalité. Nous avons convenu que, fréquemment, nous organisons des panels, des webinaires, des événements de discussion. Cependant, lorsque l'on souhaite rassembler les jeunes aujourd'hui et obtenir une majorité, il est nécessaire de les impliquer, de faire ces activités dans les espaces où ils se trouvent. Et les festivals, même le simple nom, suscite l'intérêt. La première édition a eu lieu à l'Agora de Koumassi, qui reste un lieu de rassemblement et de vie commune. Il existe de nombreuses écoles à proximité, des quartiers et des jeunes. Les jeunes sont arrivés et manifestaient un vif intérêt pour les activités. Il y avait des activités ponctuelles et des activités fixes.

Par exemple, nous avions l'atelier de peinture pour lequel nous n'avions pas pu accueillir un grand nombre de participants, la participation était limitée. Beaucoup de jeunes n’ont pas pu prendre part. Nous avons décidé de nous rattraper pour la deuxième édition.

Qu'est-ce qui t’a marqué personnellement lors de cette première édition ? 

Salematou : Ce qui m'a le plus marqué, lors de cette édition, c'est l'arrivée de l'adjoint au maire de Koumassi, à qui nous avions envoyé un courrier. Il est arrivé et a visité les stands. A la fin du festival, nous avons déposé le rapport et durant nos discussions, nous avons décidé de revenir dans la commune pour la deuxième édition. C'est un bon début de collaboration et d’engagement de la part des autorités.

Et toi Aude ?

Aude : Ce qui m’a personnellement marqué, c’était l’engagement des jeunes filles que j’ai vues. On avait des jeunes filles de 9 ans, 10 ans, 11 ans qui étaient vraiment impliquées, qui écoutaient les panels, qui se retrouvaient à poser des questions. Et surtout, on avait une salle spéciale qu’on a appelée « la salle des expériences » où chacune devait venir raconter son histoire, une anecdote avec ses menstruations. Il y avait tellement d’histoires tellement choquantes et surprenantes que je me suis dit, franchement, c’était une très belle idée de faire ce festival-là et on a vraiment libéré la parole.

C’est quoi la salle des expériences ?

Salematou : Il s'agit d'une salle vide où l'on dispose d'une table centrale avec des papiers, des stylos, ainsi que des cordes à linge déjà placées en haut, puis des pinces. Ainsi, lorsque tu arrives, tu prends un papier, de toutes les teintes, la couleur qui te convient. Tu choisis la couleur de stylo qui te convient le mieux, dans laquelle tu te sens le mieux. Tu nous fais part de ton expérience avec les menstruations de manière anonyme. De manière anonyme. Et une fois que tu as terminé, tu prends ta pince et tu la mets sur l'une des cordes. La proposition consiste à ce que les filles qui arrivent ensuite dans la salle puissent regarder, lire les expériences et se dire : tiens, je ne suis pas la seule à vivre cette expérience. Il y a déjà cette autre personne qui a vécu cette expérience. C'est un peu ça la salle d'expérience.

C’est magnifique ! 

Salematou : Oui. C’est une trouvaille, une pépite qu'Amandine nous a dégoté. C’est mon coup de cœur dans ce festival, parce que chaque année, les expériences qu'on recueille dans cette salle, c'est tout simplement magnifique.

Aude : L’autre chose qui m’a marqué aussi, c’est l’impact du festival. L’un des projets sur lesquels je travaille, c’est le projet Club Rouge. Via ces clubs, on organise une série d’ateliers dans les établissements où je discute avec des jeunes filles particulièrement. Ces jeunes filles-là ont été invitées à la première édition. Et ensuite, quand je suis retournée dans ces établissements, leurs copines venaient me dire "Ah, mais nous, on n’a pas été invitées. Voici ce qu’on a eu comme retour de nos copines à propos du festival. Vraiment, on aimerait participer. On a beaucoup de choses à dire. Déjà, nous, dans notre établissement, on n’a pas de toilettes. Donc, on ne peut même pas se changer quand on a nos menstruations." Donc il y a eu un retour parce que ces jeunes filles qui ont participé sont revenues partager ce qu’elles ont reçu avec leurs copines, ce qui a aussi motivé leurs copines à parler également.

On parle souvent des menstrues, mais c'est très rare qu'on entend parler des menstrues d'un point de vue féministe. Quelle est la contribution du festival en ce sens ? 

Salematou : Déjà, le festival est organisé par deux organisations féministes. Le cadre est bien posé. On ne peut pas dissocier les deux, les menstruations et le féminisme. On adresse une question qui concerne les femmes et les filles. Nous ne pouvons pas laisser les autres parler pour nous. Nous ne pouvons plus continuer à laisser les filles sans la bonne information. Il faut qu’on explique aux filles ce que c’est, renforcer leur confiance, leur estime en elles-mêmes et leur dignité. Nous devons déconstruire les mythes ou toutes ces idées reçues que nous impose la société. Vraiment être dans quelque chose et construire cela. Et ce festival, c'est aussi pour créer, pour impulser l'esprit féministe aux filles.

Tu parlais de dignité. Je vois de plus en plus “dignité menstruelle” à la place de “hygiène menstruelle". Pourquoi ?

Aude : Depuis toujours, on a tendance à dire « hygiène menstruelle ». En parlant d’hygiène menstruelle, on est en train d’apporter une vision hygiéniste aux menstruations. C’est comme accepter que les menstruations sont sales. C’est comme accepter que les menstruations, c’est quelque chose qu’il faut nettoyer, ce n’est pas propre. On parle de dignité menstruelle parce que c’est quelque chose de normal, de naturel. Dans certaines communautés, on voit que les règles sont célébrées. Nous ne voulons pas renforcer les idées reçues sur les menstruations. Pour nous, les menstruations, ce n’est pas sale. C’est quelque chose de complètement naturel. C’est un renouvellement du cycle. Voilà pourquoi on parle de dignité menstruelle.

En effet, le terme "hygiène menstruelle" sous-entend que les menstruations sont intrinsèquement sales ou honteuses, ce qui contribue à la stigmatisation. Utiliser "dignité menstruelle" aide à combattre ces tabous et à mettre en avant le fait qu'il s'agit aussi de garantir que toutes les personnes menstruées aient accès à l'éducation, aux produits menstruels et aux installations sanitaires sans discrimination. Est-ce que le festival offre aussi un espace ou un cadre pour parler de sexualité en général ?

Salematou : Oui. Tu connais les ateliers du Minou Libre ? On va animer un atelier Minou Libre pendant le festival. Et puis en même temps, il y aura des cercles de paroles et des panels sur différentes thématiques liées à la santé sexuelle et reproductif. 

Super. Quelles sont les activités prévues pour cette deuxième édition ? 

Salematou : D’abord, cette année, ce sera au foyer des jeunes de Koumassi. C'est la mairie qui nous a proposé cet espace-là. Pour les activités fixes, on a les ateliers, la salle des expériences, le couloir des expositions, où les partenaires, les organisations qui travaillent dans la santé sexuelle et reproductive viennent exposer et discuter avec les festivaliers. Il y aura cette année des ateliers couture, peinture et sculpture. On a également un shop avec des tasses, des mugs, des tote bags qu'on va vendre. L'idée derrière, c'est de pouvoir collecter des fonds et rénover les toilettes dans les établissements, les collèges et les lycées surtout, pour permettre aux jeunes filles d'avoir des espaces safe en toute sécurité et en toute dignité, que ce ne soient pas des toilettes qui soient mixtes. Et puis, on a la salle "Nous". C’est une salle de repos, de réseautage. On sait que quand on vient à un festival du matin au soir, parfois, on est fatigué. On peut avoir un coup de mou. Donc, vraiment, on a aménagé une salle où tu peux aller te reposer, networker, discuter, mais vraiment de façon très intime et très safe. Ça, ce sont les activités fixes.

Maintenant, sur les activités temporaires, il y a les panels, les discussions avec les experts. Il y a des cercles de parole avec un petit groupe très intime et puis, évidemment, on a notre soirée de présentation de la production des initiatives, des organisations qu'on a appelées "Period party". Parce que quand on dit festival, on dit quand même musique et danse. On va s'amuser, on va danser.

C’est très intéressant.

Aude : Oui. Les 25 et 26 mai au festival Mes Menstrues Libres, ce sera top. On va libérer la parole. Le premier jour, c’est ouvert à tout le monde et on aura des panels comme l’an dernier. On aura des activités qui visent à démystifier les menstruations. Ensuite les ateliers entre femmes, partager nos expériences, en tout cas, libérer la parole. On va parler des initiatives qui sont mises en place dans le contexte de lutte contre la précarité menstruelle. On va se partager leurs bonnes pratiques, s’en imprégner, s’en inspirer. 

Salematou : L’autre chose intéressante, cette année, c'est qu'on aura une charte féministe. Cette charte-là va nous aider à pouvoir gérer, ou si tu veux, cadrer tout ce qui va se faire au niveau du festival, que ce soit les propos, les gestes, les commentaires. Tout doit se passer dans un esprit féministe. La charte sera présentée aux participantes, à tous nos partenaires. Nous avons aussi avancé dans la construction scientifique du festival. Qu’est-ce qu’on peut faire ? De quoi on peut parler ? Nous avons pensé à nos sœurs féministes des autres pays pour nous apporter leur lumière, co-créer. Cela montre aussi tout ce à quoi on réfléchit pour consolider le festival.

Quels sont les défis que vous avez rencontrés dans l’organisation du festival ?

Salematou : Je pense que l'un des gros défis quand on organise un festival de cette envergure, c'est d'abord financier. Les partenaires réagissent, on va dire, un peu tardivement. La première édition, ça a été très difficile parce que certains partenaires ont réagi dans la semaine du festival. Et pour nous, quand tu sais que tu dois faire des productions, que tu dois lancer des commandes, c'est un peu complexe. Ensuite, c'est le temps. Parce que le temps joue contre nous. Parfois, on a l'impression qu'il nous reste assez de temps. Et après, on se rend compte qu'il ne reste plus beaucoup. Là, on sait que le festival, c'est la semaine prochaine. Et je te dis, c'est full.

Est-ce que vous avez d’autres projets avec le festival ? Comme d'étendre le festival à d'autres pays, par exemple ?

Salematou : Oui, on a l'idée. Par exemple, avec Amandine, on est en train de réfléchir en ce moment. Là, on a fait la première et la deuxième édition en Côte d'Ivoire. La troisième édition, si on a des partenaires qui nous suivent, pourquoi ne pas le faire dans un autre pays ? Je garde la surprise. 

Quel est le plaidoyer du festival à l’endroit des décideurs ? 

Salematou : Nos priorités en matière de Droits et Santé Sexuels et Reproductifs (DSSR) sont nombreuses. Nous utilisons le cadre de ce festival pour pousser ces plaidoyers. On parle de l’impératif d'avoir un cadre légal dans lequel les filles et les femmes sont aptes à jouir de leurs libertés et de leurs droits en matière de santé sexuelle et reproductive. Parce que cela constitue un frein en Côte d'Ivoire. N'ayant pas de cadre juridique légal, on va dire que tout est biaisé. On a ce vide juridique-là. La deuxième priorité, c'est l'information sur la santé sexuelle et reproductive. Les jeunes n'ont pas très souvent la bonne information. Ils ont l'information, mais pas la bonne information en ce qui concerne leur santé sexuelle et reproductive. Donc pour nous, c'est aussi une priorité que les jeunes soient informés, qu'ils puissent prendre des décisions éclairées sur leur santé sexuelle et reproductive. Et l'autre priorité, c'est en lien avec le premier, c'est d'intensifier et d'engager les autorités, les gouvernants à prendre en compte la santé sexuelle et reproductive dans leur agenda et se dire que c'est vraiment une priorité, c'est une question de santé publique.

Aude : Nous avons invité des décideurs au festival parce qu’on veut des actions concrètes dans la lutte contre la précarité menstruelle. Nous montrerons un aperçu de ce qui est fait lors du festival tout en exigeant plus d’actions. 

Il y a une question qu'on pose souvent aux personnes qu'on reçoit pour les conversations à Eyala. Quelle est votre devise féministe ? Une pensée, une phrase, une citation, quelque chose qui vous anime en tant que féministe.

Salematou : Alors, je pense que chez moi, ma devise, elle change parce que j'en ai plusieurs. Déjà, je me dis que toutes les filles et les femmes doivent avoir accès à leurs droits en santé sexuelle et reproductive. Moi, je rêve d'un monde où toutes les filles et les femmes jouissent de leurs droits en santé sexuelle et reproductive, ça c'est la première chose. Autre devise, amour parce qu’il faut de l'amour, de la sororité et de l'intersectionnalité. Il faut qu'on arrive à adresser ces trois points ensemble. On est dans un monde, dans un système qui évolue certes, mais est-ce que le monde évolue selon notre conviction ? Est-ce que ce monde évolue selon ce que nous, on veut ? Nous devons faire mouvement ensemble. Et chez moi, c'est la sororité, c'est l'écoute, c'est l'empathie, le respect, la bienveillance, l'ouverture d'esprit, et tout est englobé dans l'amour. L'amour nous rend fortes. L'amour nous rend puissantes et épanouies.

Exactement. Nous avons trop besoin d'amour et de sororité dans nos mouvements en ce moment avec tout ce qui se passe dans le monde. Je ne pense pas que nos chances d’y arriver seront grandes sans amour et bienveillance dans nos mouvements.

Salematou : C'est ça et c'est à nous de le construire. 

Et toi Aude ? 

Aude : En tant que féministe, pour moi  c’est mon corps, mon choix. Moi, je me dis, en tant que femme, on doit être libre d’avoir nos propres choix concernant notre corps, parce que c’est avant tout notre corps. On est dans l’objectif de lever ce système qui impose aux femmes ce que la société veut. Donc, moi, mon credo en tant que féministe, c’est mon corps, mon choix.

C’est ce que je souhaite de toutes mes forces aux femmes : que nous puissions nous appartenir, et entièrement.

Merci à vous. Ce fut un plaisir. Bon vent au festival Mes Menstrues Libres. 

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« Être une artiste féministe, c’est utiliser son art pour faire grandir le combat. » -  Mafoya Glélé Kakaï  (Bénin) 3/3

C’est la troisième et dernière partie de notre entretien avec Mafoya Glélé Kakaï, juriste, peintresse et poétesse féministe béninoise. 

Dans la partie 1, nous avons exploré son enfance marquée par l'amour de la lecture et de l'écriture, ainsi que ses questionnements sur les inégalités de genre. Dans la partie 2, elle a partagé ses réflexions sur sa relation avec sa mère et les stéréotypes de genre, en particulier les attentes sociales associées au rôle des femmes. Dans cette dernière partie, nous explorons son parcours personnel et artistique, sa conception de l’artivisme, ses créations, sa vision féministe et ses projets futurs en tant qu’arriviste féministe. 

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Artiste, militante, féministe, comment décrirais-tu la façon dont tout ça se trouve interconnecté dans ton quotidien ?

Je suis une femme qui a grandi dans une société patriarcale et mon art est un peu, à certains égards, un journal. J’ai beaucoup de choses abstraites, mais j’ai beaucoup d’œuvres qui expriment ce que je vois. Je suis très sensible à la condition féminine et bien souvent quand je peins, je retranscris le sentiment que je ressens lié au fait d’être une femme et ce que je vois du traitement des femmes dans la société. Quand tu es une femme, qui vit dans une société patriarcale, quand tu parles de toi, tu ne peux pas ne pas parler des réalités des femmes. Tu ne peux pas ne pas parler de la douleur qui est liée au fait d’être une femme. Être une femme africaine, c’est rempli de douleurs et de difficultés. Ce qui fait que, même sans le vouloir, même sans le chercher, mon art devient naturellement une façon pour moi de militer. Il y a aussi de la poésie. J’ai tendance à lier certaines toiles que je peins à des poèmes. Je peux écrire un poème engagé et peindre une toile ensuite que je vais trouver qui correspond à ce poème engagé-là. Ce qui fait que j'ai parfois des toiles liées à des poèmes.

Je suis très sensible à la condition féminine et bien souvent quand je peins, je retranscris le sentiment que je ressens au fait d’être une femme et de ce que je vois du traitement des femmes dans la société.

Si tu dois parler des sujets au cœur de ce que tu crées, au cœur de ton travail artistique, quels sont les sujets que tu énumérerais ?

Les sujets, déjà les femmes. La façon dont je vois les femmes, africaines surtout, parce que je suis une femme africaine. Je parle aussi de la façon dont la société voit les femmes. J’ai une toile que si tu vas sur mon Instagram, tu vas la voir : Femmes invisibles. Enfin, je crois que c’est comme ça que je l’ai appelée. En tout cas, c’est une toile qui, pour moi, exprime la façon dont les femmes sont présentes dans le monde. Elles font le monde, mais elles sont aussi invisibles, invisibilisées. Je parle aussi de moi, de mes ressentis, de mes émotions. Il y a beaucoup de toiles que j’ai peintes qui sont simplement le reflet de mon ressenti à un moment donné.

C’est quoi l’artivisme selon toi ?

L’artivisme, c’est le fait d’utiliser son art pour exprimer notre vision de la société, pour exprimer ce qu’on aimerait que la société soit, pas seulement ce qu’on voit. Ce qu’on voit oui, mais ce qu’on aimerait voir dans la société. C’est une façon d’utiliser notre art pour dénoncer ce qu’on trouve qui ne va pas dans la société et d’user de cet art-là pour lutter contre les oppressions. C’est ce que je fais. Je me revendique artiviste, artiviste féministe. Comme j’ai commencé à le dire, je crée des œuvres qui montrent les vécus des femmes et en même temps le changement que je souhaite. 

J’anime aussi des ateliers d’art avec des militantes féministes au Bénin. En novembre 2023 au Bénin, la Fondation des Jeunes Amazones pour le Développement (FJAD) qui est une organisation féminine et féministe a organisé LA TRÊVE FÉMINISTE, un espace sûr et apaisant, où les femmes ont pu participer à des ateliers de bien-être, des thérapies, et des activités de détente, favorisant ainsi leur rétablissement physique et émotionnel. J’y ai animé un atelier d’art-thérapie. L’art-thérapie permet d’extérioriser les ressentis, se ressourcer. Je sais que pour moi, par exemple, quand je suis vraiment en colère et que je vais dans mon atelier, que je peins, que je mets cette colère-là sur une toile, je me sens beaucoup mieux après. Je me sens renaître, revivre. Et pour avoir fait de l’art-thérapie avec des militantes, je sais que c’est une activité qui nous permet vraiment de nous détendre et de nous exprimer. Je pense qu’on doit plus souvent utiliser l’art dans le milieu militant comme moyen d’expression ou de régénération. C’est une idée intéressante parce que, comme tu le sais, le travail militant est extrêmement épuisant. On essaie de naviguer dans un milieu qui n’est pas favorable à nous.

Je crée des œuvres qui montrent les vécus des femmes et en même temps le changement que je souhaite.

Comment est-ce qu’on peut davantage utiliser l’art au service des causes féministes selon toi ?

L’art n’a jamais été séparé des luttes féministes. Il y a déjà dans les années 70 plein d’artistes qui ont utilisé l’art pour parler des violences que les femmes vivent et pour dénoncer la façon dont la société traite les femmes. L’art est un outil, un reflet de la société. Et quand tu utilises l’art pour dénoncer la société, tu arrives à toucher des couches que tu n’aurais pas forcément réussi à toucher en dehors de l’art. Il y a le graffiti, par exemple, qui est un art qui au départ était beaucoup utilisé en subversion de la société, mais que des femmes artistes ont utilisé aussi pour dénoncer les violences basées sur le genre, les violences sexistes et sexuelles. L’art suscite aussi la discussion. J’ai beaucoup d’œuvres en ce moment que j’ai peintes pour une exposition qui sont totalement féministes. Je les ai montrées à mon cercle privé pour le moment et les œuvres ont suscité beaucoup de discussions. Ces œuvres peuvent créer la discussion féministe et j’ai vraiment hâte de les montrer. Je bouillonne d’impatience rien que d’y penser parce que parmi ces œuvres, il y a des sujets, des choses qui me sont vraiment propres à mon histoire personnelle et que je sais que plusieurs femmes partagent. C’est ainsi que l’art est au service de la cause.

Au-delà, il y a beaucoup d’artivistes qui ont utilisé une partie de leurs revenus d’artistes qu’elles ont réinjectées dans la lutte féministe pour nourrir les collectifs féministes. Personnellement, c’est une idée qui me séduit beaucoup et que je vais probablement faire quand j’arriverai à vraiment vivre de mon art. En fait, être une artiste féministe, c’est une façon d’user son moyen d’expression pour faire grandir le combat.

Le sexe faible , 80x80 cm acrylique et collage sur toile _ Par Mafoya Glele Kakaï

Très inspirant. Comment décrirais-tu ton processus créatif ?

J'ai des processus créatifs. Souvent, ça part d'une impulsion. On peut dire une intuition. Je vois l'œuvre finale se façonner dans ma tête et puis je vais dans mon atelier, je peins. Ou si je ne peux pas être dans mon atelier, j'ai toujours un petit carnet de dessin avec moi et je fais de petits croquis pour matérialiser l'idée et puis je vais peindre. Pour la poésie, c'est pareil. Ça part d'une impulsion, d'une intuition, d'un ressenti, puis je commence à écrire. 

Et parfois, il y a la situation qui se présente à moi et j'ai envie de créer quelque chose à partir d'une situation. Et là, je fais de la recherche. Je réunis mes envies. Je définis le médium avec lequel je vais exprimer ce que je veux exprimer à partir de la situation que j'ai vu ou entendu. Et là, je fais de la recherche. Je prends mon petit carnet et j'essaie d'imaginer comment est-ce que je voudrais exprimer cette chose dont j'ai été témoin. Là, je prends le temps. Ce n'est plus comme une urgence alors que mon premier processus, c'est vraiment dans l'urgence, c'est-à-dire je dois extériorise ça sur le moment, c'est comme un besoin pressant. Je dois extérioriser ça pour ne pas le perdre et tout. Si à ce moment-là, c'est la poésie et que je suis au milieu d'une conversation par exemple, j'arrête la conversation et je demande à la personne de m'excuser. Je prends mon téléphone ou mon carnet, j'écris ou je fais mon petit dessin et tout ça. 

Utilises-tu intentionnellement des moyens pour susciter ton processus créatif ?

Oui, il y a des activités ou des situations que je crée intentionnellement en vue de déclencher un processus créatif. Par exemple, si j'ai envie de faire une œuvre purement féministe, je vais me mettre dans mon atelier et commencer à écouter un podcast féministe. Et souvent, ça m'inspire. Je peux écouter le podcast, la présentatrice du podcast ou l'invitée va dire un mot, une phrase qui va me donner en fait l'idée qu'il me faut pour travailler.

Quelles sont les matières avec lesquelles tu travailles, les matières avec lesquelles tu crées ?

Je crée avec de la peinture acrylique, du sable, des coquillages, des cauris, des fleurs, avec aussi des objets, des perles, voilà, des perles et du papier mâché que je fabrique moi-même. J'utilise assez de perles dans mon travail.

Est-ce que ces outils ont des significations spécifiques dans ton travail en général ?

Oui, oui. Quand je prends le cauri, par exemple, à chaque fois que moi j'utilise le cauri, c'est pour symboliser le sexe féminin. Le cauri, déjà de par sa forme, ressemble à une vulve. Du coup, à chaque fois que j'exprime, j'utilise le cauri dans mes œuvres, c'est pour exprimer le sexe féminin. C'est vrai que ça m'est déjà arrivé de le dessiner, mais souvent je l'exprime de façon abstraite comme ça, en essayant des cauris dans des œuvres données. 

Et les fleurs, en fonction de la fleur, j'utilise beaucoup dernièrement de l'isaora. L'isaora, c'est une fleur qui symbolise la force et le courage. Et quand j'utilise l'isaora dans mes œuvres, c'est beaucoup pour symboliser la force et le courage des femmes dans l'adversité. Parce que vivre en tant que femme, c'est vivre dans l'adversité tout le temps. Les perles, si tu remarques bien, j'utilise quand même des outils qui sont assez socialement associés à la féminité. Les femmes africaines, on porte les perles aux hanches, on porte les perles à la chevillère, on s'habille avec des perles. J'aime beaucoup faire ces rappels du féminin quand on travaille avec l'usage des perles. Le sable et les coquillages, c'est simplement pour rappeler la terre et la nature dont je suis assez proche dans mon travail.

J'ai vu que tu as beaucoup de créations avec des cheveux afro. Est-ce que cela a une signification spécifique dans ce que tu crées, un peu comme les éléments que tu viens d'évoquer ?

Oui, totalement. Il faut dire que quand j'ai découvert le cheveu naturel, c'est trop drôle même pour moi de dire ça parce que c'est quelque chose avec lequel on naît. C'était fin 2015, quand j'ai été prise par la vague du retour au naturel. J'ai été passionnée par ça. J'ai eu une certaine fascination pour le cheveu afro parce que, c'est totalement ancré dans notre histoire. Aujourd'hui, je dirais que porter son cheveu naturel, c'est un acte totalement politique. Et le fait d'intégrer cela à mes toiles, c'est une façon de rappeler le naturel de la femme africaine, qui est ses cheveux afro. La façon de vivre dans une société où les critères de beauté ne sont pas forcément fixés par nous-mêmes, mais on souscrit. Il y a cet héritage colonial du lisse pour les cheveux que j'ai envie de combattre, j'ai envie de montrer dans mon art que les femmes noires sont belles avec leurs cheveux naturels et même au-delà de la beauté que c'est acceptable de porter ses cheveux afro.

Comment est-ce que tu vis tout cela personnellement, le fait de parler de toi et des femmes via ton art ?

C'est une bonne question parce que je ne me la suis pas vraiment posée. Pour moi, c'est beaucoup plus facile de m'exprimer à travers l'art que de m'asseoir et de discuter avec une personne. Je suis quelqu'un de très renfermé sur moi-même. Avec l'art, je ne pose pas de questions, je ne réfléchis pas, je m'exprime juste. C'est mon état d'expression propre à moi, en fait. C'est l'état d'expression qui m'est propre. Quand je me suis remise à peindre, c’était souvent à partir d'impulsions, et c'était comme mon jardin secret, mais pas si secret. Étant donné que je ne fais pas du figuratif et qu'il faut un peu d'interprétations pour comprendre, surtout les toiles qui ont rapport avec mes sentiments, avec mes propres sentiments. Comment je le vis ? Je le vis comme une libération.

Quelles sont les femmes artistes qui t'inspirent ?

Il y a Frida Kahlo. Franchement, ça, comment dit-on ? C'est un peu cliché d'aimer Frida Kahlo quand tu es une artiste, mais son travail, la façon dont elle est, la façon dont elle s'exprime dans son art, la façon dont elle se rend vulnérable dans son art, c'est quelque chose qui m'a toujours attirée. Même à l'époque où je ne la connaissais pas, il y avait certaines de ses œuvres que j'avais vues sur internet comme ça, qui me fascinaient. Parce que quand on parle d'artistes qui se dévoilent totalement dans leur art, c'est Frida Kahlo. Elle a parlé de sujets assez sensibles comme la perte d'enfants, enfin des sujets que beaucoup de femmes peuvent vivre, mais dont on voit rarement les femmes parler à cause du tabou qu'il y a autour. 

Comme femme africaine, il y a une peintresse sénégalaise que j'aime beaucoup, Younousse Sèye, à cause de son travail précurseur. Elle est l'une des précurseures de l'art contemporain africain et j'adore la façon dont elle dispose les cauris sur cette toile. Donc, je pense que ce sont les deux que je peux te citer pour le moment.

Quels sont les défis que tu rencontres dans le fait de vivre, le fait de créer et de vivre en tant qu'artiste féministe ?

Pour le moment, le défi, c'est surtout d'arriver à se faire connaître. C'est assez compliqué pour moi qui ne suis pas naturellement une personne extravertie. Mais bon, j'essaie de sortir tant bien que mal, de montrer mon travail et aussi, il y a ce côté intime qu'il y a avec mon travail. Étant donné que beaucoup de ce que je fais vient du plus profond de mon être et que je suis une personne introvertie, j'ai tendance à ne pas vouloir forcément... J'ai du mal à montrer ce que je fais parce que j'ai l'impression d'être mise à nu. Mais je sais que c'est important que je montre parce que je n'ai pas tant de choses à partager. Je n'ai pas tant de choses à partager pour le garder pour moi. Il faut que je le fasse sortir. Donc, je dirais que pour le moment, ce sont les défis que j'ai.

Quels sont tes projets, non seulement dans le domaine de l'art, mais aussi alliant l'art et le féminisme ?

Déjà, j'ai envie de faire des expositions, montrer mon travail. J'ai envie d'évoluer plus dans le milieu de l'art et de me faire plus connaître. Ensuite, j'ai envie d'user mon influence artistique que j'aurais gagnée pour influencer le combat féministe, pour le nourrir encore plus, pour donner plus de voix à mes consœurs qui travaillent sur le terrain. J'ai envie de travailler aussi avec des communautés qui auraient besoin de l'art, m'inspirer de l'histoire de femmes pour créer de l'art et montrer leur expérience à travers mon art. 

Tu vas y arriver. Vis-tu une certaine sororité avec d'autres femmes dans la pratique de ton art ?

Je dirais que j'ai rencontré beaucoup de femmes artistes et c'est toujours un plaisir de discuter avec elles, de se rendre compte qu'on a tellement de choses qui nous lient. J'ai un petit projet et j'en ai déjà parlé avec quelques femmes artistes béninoises et j'espère qu'on arrivera à le faire. C'est de créer une association de femmes artistes béninoises et africaines, parce que je ne pense pas qu'on va se fermer en étant totalement engagé. Et ce sera une façon intéressante de vivre notre sororité. Je discute toujours avec d'autres femmes artistes, ça a été vraiment révélateur pour moi. Parce qu'entre nous, on se donne des conseils, on discute de parcours, on se donne des petites astuces. Je dirais que les femmes sont quand même assez solidaires dans ce milieu, de ce que j'ai vu, de ma petite expérience. Et au-delà du milieu artistique, j'essaie de cultiver de plus en plus mes relations avec d'autres femmes. Étant donné qu'on a grandi dans une société qui ne nous a pas encouragées, aller les unes vers les autres. 

Je prends un malin plaisir aujourd'hui à créer des liens avec d'autres femmes, discuter avec d'autres femmes, même si je suis une personne introvertie qui a du mal à aller vers les autres. Quand je rencontre d'autres femmes, surtout dans le milieu militant, j'essaie vraiment de discuter avec elles. J'ai fait de très belles rencontres dans le milieu militant, j'ai eu plein d'opportunités grâce à des femmes que j'ai rencontrées et je suis quand même heureuse de dire qu'on est en train de construire cette sororité-là. C'est quelque chose qui me tient à cœur parce que moi je suis une fervente croyante dans le fait que c'est la sororité qui va réellement nous permettre d'aller au bout, d'aller au bout des contraintes du patriarcat et même de vaincre le patriarcat.

J’y crois aussi fermement. Pour toi, c'est quoi être féministe ?

Pour moi, le féminisme, c'est se lever contre les choses qui nous oppriment en tant que femme et qui nous empêchent de nous réaliser et d'être nous-mêmes. C’est d'œuvrer à ce que les femmes, les autres femmes autour de nous, puissent également le faire. C'est comme ça que je vois mon féminisme. Parce que je sais qu'on n'a pas toutes la possibilité de faire des choix qui vont nous permettre de nous libérer. Alors, pour nous qui avons la possibilité de faire ce choix-là, nous avons l'obligation de le faire pour les autres et d'œuvrer de la façon dont on peut pour permettre à d'autres femmes d'avoir la possibilité de faire ces choix aussi.

Quelle est ta devise féministe ?

Waouh ! C'est quelque chose que je n'ai pas vraiment pensé. Est-ce que j'ai une devise féministe ? Je ne sais pas si on va dire qu'elle est féministe. Je ne sais pas. Je dis souvent que je veux être une femme qui va laisser ses éclats de rire en héritage. Parce que souvent, en tant que femme africaine, ce qu'on laisse en héritage, c'est notre souffrance. Quand on parle de nos mères, ou des femmes qui ont vécu avant nous, on se penche beaucoup plus sur ce qu'elles ont fait, comment elles ont souffert, comment elles se sont éteintes, comment elles se sont sacrifiées pour la société. Et on parle rarement de femmes qui ont été heureuses, qui ont été épanouies. Et c'est un peu ce que j'ai envie de laisser en héritage. C’est ma devise personnelle. Je l'ai écrite dans mes notes, je l'ai écrite dans mes journaux. Je veux être une femme qui laissera ses éclats de rire en héritage.

Merci à toi.

Faites partie de la conversation.

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« Je ne voulais pas être une bonne femme aux yeux de la société » - Mafoya Glélé Kakaï (Bénin) 2/3

Notre conversation avec Mafoya Glélé Kakaï  juriste, peintresse et poétesse féministe béninoise se poursuit. Dans la première partie, nous avons parlé des moments qui ont marqué son enfance, notamment son lien fort avec ses grands-parents, son amour pour la lecture et l'écriture, ainsi que ces questionnements liés aux inégalités de genre qu'elle a observées.

Dans cette deuxième partie, elle partage ses réflexions concernant son rapport avec sa mère et les stéréotypes de genre, en particulier les attentes sociales liées au rôle des femmes et le début de son parcours d’artiviste.

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Comment réagissaient-ils tes parents face à tes questionnements ?

J’ai eu la chance d’avoir des parents assez ouverts d’esprit, qui n’éteignaient pas mes élans. Mon père surtout puisque c’est de sa famille qu’il s’agit concernant mes questionnements quand on allait à Abomey. Il répondait à mes questions comme il pouvait y répondre. Et quand je lui disais que moi, je n’étais pas d’accord avec la façon dont ça se passait et qu’il y avait des choses qui m’écœuraient, il me laissait m’exprimer sans pour autant me restreindre. Mais parfois, mes réactions choquaient un peu mon père. Quand j’ai découvert le mot féministe et que j’ai commencé à m’exprimer sur le féminisme et tout, j’ai acheté un tee-shirt un jour qui avait écrit féministe dessus. La première fois que je l’ai porté, que mon père l’a vu, il a souri, il m’a dit, tu n’as pas besoin de l’écrire, on le sait déjà. 

Dans tes questionnements et prises de conscience, est-ce que ta relation avec ta mère a joué un rôle ? On en a parlé très peu jusque-là. 

Oui, la relation avec ma mère a joué un rôle, mais pas dans le sens de l’encouragement. Ma mère, c’est une femme exceptionnelle. Dans son travail, elle excelle. Elle est un vrai modèle professionnel pour moi. Elle est très organisée. Elle est professeure de français de formation. Ensuite, elle s’est formée, elle est devenue inspectrice. Et pour ça, elle a dû reprendre les études alors qu’elle travaillait déjà. Mais il y a des choses sur lesquelles ça a été un peu difficile. Quand j’observais ma mère, la façon dont elle se gênait, surtout quand il y avait des fêtes, c’était de la douleur que je ressentais. Ce qui faisait que je voulais m’éloigner du modèle qu’elle était. Je trouvais qu’elle se démenait trop, qu’elle en faisait trop, qu’elle allait au-delà de sa santé pour la cuisine.

Ma mère pouvait passer toute une journée ou deux jours à préparer la fête et au moment où tout est prêt, où la fête doit avoir lieu, je la regarde et elle est toute fatiguée, toute épuisée. Elle n’arrive pas à profiter du travail qu’elle a effectué, elle n’arrive pas à manger. Elle est encore aux aguets à surveiller que tout le monde soit en train de profiter, que tout le monde soit bien au lieu de se détendre et de profiter de la fête elle aussi. Et à la fin de la fête sur le moment, il y a le rangement qui suit en même temps. C’est du travail sur du travail. Ça, c’était, je pense, la première chose que j’ai remarquée et qui m’a fait me dire que je n’avais pas envie d’être une femme de cette façon. Parce que si être une femme signifie travailler avec tant de labeur, sans gratification, à part les « Waouh, c’est délicieux ! Vraiment, Madame GLELE, je ne sais pas comment tu arrives à faire tout ça. Tu es une femme exceptionnelle », je n’ai pas envie de l’être. Il y a un truc que la famille de mon père avait l’habitude de lui dire : « A non sin asou ». Et ça, c’est quelque chose que je n’aimais pas parce que, si on traduit en français, ça donne un peu « tu célèbres ton mari, tu es vraiment bien soumise à ton mari ». Je n’aimais pas. C’est très paradoxal quand même.


Pourquoi dis-tu cela ?

Parce que dans son travail, ma mère ne s’est jamais laissée marcher sur les pieds. Elle a toujours été brillante. Et elle m’a donné l’amour de la littérature et nous avons souvent eu des discussions par rapport à des personnages de livres. Elle me donnait des livres à lire, et ensuite, puisque j’ai fait une série littéraire et qu’elle était prof de français, nous discutions, nous travaillions sur ce que j’avais lu. Quand je lisais des livres comme “Une si longue lettre”de Mariama Bâ, ou “Sous l’orage” de Seydou Badian, nous discutions des personnages féminins. Je lui disais ce que je pensais de la façon dont tel personnage féminin avait été conçu. Je lui disais que je n’étais pas toujours d’accord avec telle issue qu’on avait donnée à tel personnage ou telle chose. Et elle me disait ce qu’elle en pensait. Nos discussions étaient vraiment très intellectuelles.

J'ai souvent remarqué ce paradoxe aussi. Entre ce que certaines femmes sont en tant qu'elles-mêmes et ce qu'elles sont lorsqu'elles essaient de se conformer aux attentes de la société patriarcale, ce n’est pas la même chose.

Quand je voyais ma mère se démener, malgré sa santé fragile et tout faire pour plaire, enfin, pour remplir le rôle social qu’on lui avait dit qu’elle devait remplir, je me disais, ah non, moi, je ne veux pas avoir cette vie-là. Et ça a été un gros, comment dit-on, un sujet de dispute entre elle et moi parce que moi je lui disais que je ne voulais pas. Dans la peur de la façon dont j’allais être perçue dans la société, elle me disait qu’il fallait que je le fasse, pour être une bonne femme aux yeux de la société. Moi, je lui faisais comprendre que je ne voulais pas être une bonne femme aux yeux de la société, que je voulais être une personne entière. Une personne humaine entière et pas juste une femme de la façon dont la société voit les femmes. Et j’ai un peu lutté avec elle contre ces choses-là.

Comment as-tu lutté contre cela ?

J’ai pris un malin plaisir à apprendre à cuisiner les choses que j’aimais manger. Malheureusement, ça lui a causé beaucoup de soucis et de douleurs. Justement pour ça, parce que je lui disais que ça ne servait à rien que j’apprenne à cuisiner telle chose si je n’aime pas manger ça. Et elle me disait, « mais si ton mari aime ». Et je lui répondais qu’il le cuisine lui-même. J’ai vu mon père cuisiner plusieurs fois et ma mère, comme je l’ai dit, elle a des soucis de santé. Quand j’étais enfant et qu’à cause de ses soucis de santé, elle devait être à l’hôpital, mon père cuisinait pour nous. Du coup, pour moi, c’est normal que si tu aimes manger quelque chose, tu saches le cuisiner. Quand on cuisinait quelque chose, quand ma mère faisait une cuisine qui ne lui plaisait pas, il ne disait pas à ma mère, « va me faire telle chose, ça j’ai envie de manger.» Il allait à la cuisine et il se faisait ce qu’il avait envie de manger. Et ce sont ces petits exemples-là qui m’ont montré qu’il y avait d’autres modèles de couple qui pouvaient être possibles.

Autre chose, quand mon frère s’amusait et qu’elle me disait de venir forcément à la cuisine pour apprendre et que ça m’énervait, je lui disais, on est deux, pourquoi il n’y a que moi qui dois venir ? Et elle me répondait, « ben lui, il aura une femme et toi, tu auras un mari ». Ça m’énervait parce que je comprenais d’où elle venait. Elle ne voulait pas que je sois mal vue dans la société. Elle me parlait souvent de ce fameux test de la belle-mère, le test sur la cuisine, et elle me racontait avec fierté comment elle a passé son test à elle, qui lui a été fait par l’une des tantes de mon père. Et elle me racontait comment elle a passé son test avec brio et elle espérait que je passe le mien avec autant de succès. Et moi, je ne voulais pas apprendre à cuisiner juste pour passer un test de cuisine.

J’en entends parler, mais vraiment très vaguement. C’est quoi le test de cuisine ?

En fait, le test de cuisine, c’est souvent chez la belle-mère ou chez l’une des tantes du futur époux lors d’une visite, demande à la future belle-fille de cuisiner certaines choses. Et c’est un test dans le sens où ce n’est pas automatiquement au moment où tu vas rencontrer ta belle-famille qu’on va te demander de cuisiner. Ça vient à l’improviste. Tu vas arriver un jour, on va te dire, ah tiens, il y a telle chose dans la cuisine. Est-ce que tu peux faire la cuisine pour qu’on mange  ? Est-ce que tu peux me dépanner aujourd'hui  ? Mais c’est simplement un test et à la fin, quand tu finis de cuisiner, on va dire, ah tiens, tu as bien cuisiné, tu as bien tout rangé, tu es prête pour être l’épouse de notre fils. C’est quelque chose comme ça. Pourtant, il n’y a pas de test. Dans le sens inverse, tu vas entendre rarement que la famille de la fille a testé le futur beau-fils d’une façon ou d’une autre. C’est toujours un test pour la belle-fille.

C’est l’une des pratiques qui réduisent les femmes à la cuisine, aux tâches ménagères et perpétuent des stéréotypes sexistes. 

C’est incroyable et c’est aberrant pour moi. Cela dit, je suis heureuse de dire qu’aujourd’hui, ma mère est plus libre de ce regard-là. Et je suis heureuse d’avoir contribué à cela. On s’influence toutes les deux. Et avec le temps, mes prises de positions, mon féminisme, lui ont ouvert les yeux sur certaines choses. Quand, par exemple, au 8 mars dernier, elle m’a demandé de l’aider à écrire un texte qui parle de l’essence même du 8 mars, qu’elle a refusé d’acheter le pagne, qu’elle a fait de la vulgarisation féministe. J’étais fière d’elle. Je me suis dit, wow, ça, c'est ma mère. Quand elle va dans les assemblées pour discuter avec les élèves de sexualité et qu’elle parle de consentement, qu’elle parle de droit sexuel et reproductif, je suis contente parce que je me dis, en vrai, on discute beaucoup, mais elle écoute quand je lui parle aussi. Maintenant, quand elle voit la société, elle se rend compte que la société est en train d’évoluer et que, effectivement, je n’ai pas forcément besoin d’apprendre à cuisiner tel ou tel plat puisqu’il y a plein de services de traiteurs. Et je lui dis, au-delà des services traiteurs, si tu aimes manger quelque chose en tant qu’être humain, il faut que tu saches cuisiner ce que tu aimes manger.

Avec le temps, mes prises de positions, mon féminisme, lui ont ouvert les yeux sur certaines choses.

Bravo à toi ! Au début, tu t’es présentée comme peintresse, historienne, poétesse. Peux-tu m'en parler ?

Après mon bac, j’ai étudié d’abord la diplomatie et les relations internationales à l’université. Ce n’était pas un choix personnel. Je ne savais pas trop quoi faire quand j’ai eu le bac parce que ce qui me passionnait, moi, c’était l’art et la poésie, l’écriture, mais il n’y avait pas vraiment de formation artistique. Aujourd’hui, je sais qu’il y a une école sur le campus, mais avant, il n’y en avait pas. Il y avait aussi les préjugés sur le travail artistique chez nous parce qu’il y a tellement peu de sécurité dans ce métier que les parents n’encouragent pas forcément les enfants à poursuivre cette carrière-là.

On m’a parlé de la diplomatie, du fait que tu peux voyager quand tu es diplomate et tout ça. J’ai aussi vu cette formation comme une opportunité parce qu’avec les voyages, je peux parler d’art. Je me suis dit pourquoi pas. Et comme j’étais aussi passionnée par l’histoire, c’est quand même une filière où on parle beaucoup d’histoire, de géopolitique. Je ne vais pas dire que j’ai détesté ma formation. J’ai pris beaucoup de plaisir à étudier la diplomatie et les relations internationales. J’ai appris beaucoup de choses. 

Donc, tu t'es d’abord orientée vers la diplomatie et les relations internationales, mais tu avais toujours une passion pour l'art, la poésie et l'écriture. Comment as-tu vécu la transition entre tes études académiques et ta décision de revenir à tes passions artistiques ?

Deux ans après les études en diplomatie, je me suis inscrite à la fac de droit pour avoir la licence en droit. Je n’ai pas fini cela quand j’ai entendu parler de la chaire UNESCO et du master en droit de la personne humaine et de la démocratie. Et comme j’avais déjà commencé un peu à me documenter sur le féminisme, je me suis dit, tiens, en faisant un master sur la défense des droits de la personne humaine, je peux aussi déboucher sur quelque chose qui va me permettre de contribuer à la défense des droits des femmes. J’ai fait mon master.

Entre-temps, j’ai discuté avec mon père et il m’avait dit, t’as une licence maintenant. Je pense que c’est le moment que tu reviennes à tes passions, le dessin, l’art. C’est le moment que tu t’y consacres, parce que t’as déjà un diplôme, si tu dois trouver un travail avec un diplôme, c’est déjà fait. Il faut dire que j’avais commencé un peu à douter de ma capacité à être une artiste, même si je pense que, qu’on en vive ou pas, quand on est un artiste, on l’est. C’est après mon master que je me suis dit, bon, je ne peux pas continuer comme ça. C’est quelque chose que j’aime. C’est quelque chose qui est... Je ne peux pas expliquer mon lien avec l’art. Il faut que j’essaie. J’ai acheté du matériel et j’ai recommencé à dessiner.

Comment est née ta passion pour l’art ?

C’est quelque chose qui m’est venu naturellement parce qu’autour de moi, je ne connais personne qui dessine ou qui peint. Ça m’est venu naturellement. Je sais que le dessin faisait partie des cours que je préférais aux cours primaires. J’ai toujours été attirée par le fait de créer quelque chose qui n’est pas, quelque chose qui vient de moi. Quand j’étais enfant, j’avais l’habitude d’écraser de la craie. Comme ma mère était professeure de français et mon père aussi était professeur de français. Je prenais les bâtons de craie de couleur qu’ils amenaient à la maison et puis je les écrasais, je mélangeais avec de l’eau. Et sur des papiers A4, je faisais des petits dessins et tout ça. Pour la fête des Mères, par exemple, j’offrais des dessins à ma mère ou des petites peintures qui étaient toujours abstraites à l’époque. Ou soit je m’intéressais déjà au collage à l’époque. Le collage, c'est une technique que j’utilise beaucoup dans ma pratique artistique aujourd’hui. Je prenais des coquillages, je faisais des fleurs à base de coquillages que je collais sur du papier ou des vieux calendriers pour que ça tienne plus et je lui offrais ça pour la fête des Mères. Ça m’est venu, je vais dire naturellement.                 

Dans la troisième et dernière partie de la conversation avec Mafoya, nous parlons de l'artivisme, de son parcours personnel et artistique qui combine son art et ses convictions féministes. Cliquez ici pour lire la partie 3.

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« Ce qui semblait aussi légitime à mes yeux, l’égalité entre les genres, ne l’était pas aux yeux des autres. » - Mafoya Glélé Kakaï (Bénin) 1/3

Mafoya Glélé Kakaï est une jeune artiste féministe béninoise. Elle est poétesse, peintresse et sculpteuse introspective, engagée dans une exploration personnelle à travers sa pratique artistique. Elle utilise son art comme un moyen d'expression authentique, pour raconter son histoire, ses émotions et ses expériences vécues en tant que femme et celles des autres femmes depuis ses propres lentilles. Elle se revendique artiviste, car son art est militant et se met au service des luttes féministes de diverses manières. Mafoya est également une blogueuse, juriste spécialisée en droits de la personne humaine. Elle se focalise sur la défense des droits des femmes béninoises et africaines.

Dans cette conversation, Chanceline Mevowanou discute avec elle sur son parcours féministe et son engagement en tant qu'artiviste. Dans la première partie de la conversation, elle partage des moments significatifs de son enfance, notamment son lien fort avec ses grands-parents, son amour pour la lecture et l'écriture, ainsi que ces questionnements liés au traitement des femmes qu'elle a observé, notamment dans les traditions et les attitudes sociales. Dans la deuxième partie, elle parle de ses réflexions concernant son rapport avec sa mère et les stéréotypes de genre, en particulier les attentes sociales liées au rôle des femmes et le début de son parcours artistique. Enfin, dans la troisième partie, la discussion porte sur le parcours personnel et artistique de Mafoya lié à l’art et à ses convictions féministes. 

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Bonjour Mafoya. Merci d’avoir accepté de discuter avec moi. Peux-tu te présenter, s’il te plaît ?

Je m’appelle Mafoya Glélé Kakaï. Je suis juriste, peintressse, et poétesse féministe. Je suis la coordonnatrice du programme Girl Talk au Bénin avec l'organisation Choose Yourself. Je suis aussi blogueuse. Mon blog, c’est Agoodojie. C’est un blog féministe qui veut briser les tabous sociaux en abordant des sujets comme les règles, la sexualité féminine, la santé physique et mentale des femmes et aussi des faits de société qui touchent les femmes. Je suis originaire d’Abomey, plus précisément de Sinwé-Lègo. J’ai grandi et je vis à Cotonou. Je ne sais pas si mon nom de famille te le donne. Je suis descendante d’une famille royale du Bénin.

Oui, lorsque j’ai entendu le nom, j’ai fait un peu le lien. Alors, comment grandit-on en tant que descendante d’une famille royale ?

J’ai grandi à Cotonou, comme je le disais. J’ai passé le début de mon enfance à Akpakpa avec mes parents. On ne vivait pas très loin de mes grands-parents maternels. J’ai passé beaucoup de temps de mon enfance avec mes grands-parents du côté de ma mère. On passait énormément de temps avec eux. Nos parents étaient à cette étape de la vie où tu te construis, où tu travailles beaucoup. Les grands-parents étaient là. Ça faisait qu’on avait des adultes de confiance qui pouvaient prendre soin de nous en journée quand les parents allaient travailler. Quand je dis nos parents, je parle de moi et mes cousins/cousines. J’ai eu une enfance plutôt calme, plutôt bien, si on peut dire. J’étais une enfant assez sensible et curieuse. Je posais beaucoup de questions.

Tes grands-parents ont marqué ton enfance on dirait. C’était comment avec eux ?

Je me sens très proche de mes grands-parents. Il y avait ce respect qu’on devait avoir envers les grands-parents, mais ils étaient quand même assez ouverts à nous, leurs petits-enfants. Ils s’impliquaient beaucoup dans notre vie, au-delà du respect qu’on doit aux aînés, ce qui fait qu’ils ont beaucoup marqué notre enfance. 

Des deux, j’étais plus proche de ma grand-mère. À cet âge-là, on va dire que c’était ma meilleure amie. J’avais beaucoup d’humeurs et une façon de penser bien tranchée, ce qui faisait que je n’étais pas forcément acceptée dans mon environnement immédiat. J’avais souvent des disputes avec mes cousins/cousines, des choses comme ça. Et ma grand-mère, elle était cette personne-là qui me comprenait. Aujourd’hui, je ne peux pas dire qu’elle me comprenait, mais elle m’acceptait pleinement et entièrement. Et à chaque fois qu’il y avait des petites difficultés, j’allais me réfugier auprès d’elle. Elle me mettait souvent sur ses cuisses pendant qu’elle cuisinait. Je ne me souviens pas vraiment qu’on discutait, mais il y avait ces petits instants-là où je pouvais avoir un refuge en elle et tout.

Quant à mon grand-père, il était vétérinaire. Je pense que c’est lui qui m’a donné mon amour des animaux. Avec ma cousine, qui a quelques mois de plus que moi, il la tenait par la main et on allait nourrir les animaux dans le poulailler.

Tu situes ces moments à quel âge ?

De ma naissance à mes 6 -7 ans.

En dehors de la relation avec tes grands-parents, il y a d’autres choses qui ont marqué ton enfance ?

Oui. Les livres. Il y a la première fois que j’ai été inscrite à l’Institut Français qui s’appelait le Centre Culturel Français (CCF)  à l’époque. Je crois que j’avais entre 7 et 8 ans. Ça m’a beaucoup marquée parce que j’ai toujours aimé les livres. Je dévore les livres depuis ma tendre enfance et je me souviens que la première fois qu'on m’a emmenée au CCF et que je suis entrée dans la bibliothèque, j’ai eu l’impression de me trouver au paradis. C’était ma mère qui m’avait emmenée là-bas. C’est quelque chose qu’on partage, cette passion pour les livres. Et ça a été une expérience positive pour moi.

Et quels sont les livres que tu aimais lire à l’époque ?

C'étaient surtout les livres de contes que je lisais. Dans mon enfance, j’ai été marquée par les contes d’Ahmadou Kourouma. J’ai aussi lu Pourquoi le bouc sent mauvais et autres contes du Bénin. C'étaient beaucoup les livres de contes qui me fascinaient quand j’étais enfant. Il y a la poésie que j’écrivais aussi. Mon père est un poète publié. Et j’ai grandi avec cet homme qui, quand il avait une inspiration, tout devait s’arrêter autour de lui pour qu’il écrive. Il nous réunissait les soirs dans le salon, mon frère, ma mère et moi, et il nous lisait ses poèmes.

Tu te rappelles la première fois que tu as écrit un poème ?

Oui. Il y avait un concours qui avait été organisé dans mon école quand j’étais au cours primaire, où on devait créer des objets qui seraient mis dans un coffre à trésor qui devait être ouvert en 2050 pour montrer aux enfants de 2050 comment nous, on vivait à l’époque. J’ai eu envie de participer, mais je ne savais pas quoi faire. Je dessinais déjà depuis ce moment-là, mais je n’ai pas eu envie d’utiliser le dessin comme médium. Le jour où on devait rendre nos idées, parce que d’abord, on devait rendre les idées, les meilleures idées seraient sélectionnées. Et quand ton idée est sélectionnée, tu vas au bout de l’idée. Je me souviens du jour où on devait rendre les idées, c’était à la rentrée après les congés de Noël. J’étais dans la salle de bain en train de me laver et je me suis souvenue de mon père qui écrivait. Je me suis dit, tiens, je vais m’essayer à la poésie. 

Mon idée a été sélectionnée, puis j’ai écrit le poème. Mes parents ont lu, ils ont corrigé les petites fautes qu’il y avait. Mon poème a été retenu et j’ai dû le clamer, le déclamer, lors de la cérémonie où on enfermait les œuvres dans le coffre. Pour une enfant hyper timide comme moi, c’est un événement qui m’a marqué, qui m’a donné envie d’écrire encore plus.

C’est super. Il y a des choses négatives qui ont marqué ton enfance ?

Oui. La mort de mes grands-parents pour commencer. Ils sont décédés l’un après l’autre en deux mois d’intervalle et puis on a déménagé. C’est là qu’on est venu vivre dans le quartier où je vis actuellement qui est Fifadji. Le décès de mes grands-parents m’a énormément affectée.

Oh, je suis désolée.

Ensuite, ce sont les moments d’inégalité que j’ai pu remarquer. Au cours primaire, souvent quand on voulait élire les responsables de classe, on faisait en sorte que ce soit toujours un garçon qui soit le premier responsable et que le second responsable soit une fille, comme si les filles ne pouvaient pas occuper le poste de responsabilité aussi bien que les garçons. Je n’avais pas, à ce moment-là, assez de force de caractère pour me proposer moi-même aux élections, mais à chaque fois qu’il y avait une fille qui se présentait, même quand le garçon qui se présentait, c’était un ami très proche de moi, je votais toujours pour la fille. J’ai l’impression d’être née un peu comme ça, avec cette préférence, cette envie de faire en sorte que les femmes soient rayonnantes. Ce qui faisait que j’étais toujours dans le camp des femmes, quoi qu’il arrive.

J’ai l’impression d’être née un peu comme ça, avec cette préférence, cette envie de faire en sorte que les femmes soient rayonnantes.

Quand en 2006, Marie-Élise GBEDO (première femme béninoise à se présenter aux élections présidentielles) s’est présentée aux élections et qu’à l’école, on me demandait, si toi tu pouvais voter, tu allais voter pour qui  ? Je disais toujours que je voterais pour la seule personne qui me ressemble parmi les candidat.e.s : Marie-Élise GBEDO. C’est la seule femme que je vois, donc c’est pour elle que j’allais voter. La première pièce de théâtre que j’ai écrite, et d’ailleurs la seule que j’ai écrite, c’était au CM2. On devait faire un spectacle de fin d’année, et j’ai écrit une pièce de théâtre qui montrait une femme qui allait essayer de convaincre les gens de son village de voter pour elle à une élection et qui finissait par réussir par gagner les voix des gens de son village. Cette pièce, elle m’a été clairement inspirée par Marie-Élise GBEDO parce qu’à l’époque de mon CM2, elle allait aux élections et les gens étaient généralement contre elle. Et je pense que ça aussi, c’est une prise de conscience féministe, même si à ce moment-là, je ne savais pas. J’ai longtemps cru que j’étais peut-être bizarre, que j’étais une alienne, parce que ce qui semblait aussi légitime à mes yeux, l’égalité, entre les genres, égalité de sexe, ne l’était pas aux yeux des autres et je ne comprenais pas.

Parlant de prise de conscience féministe, ou de tout ce qui s'en approche, y a-t-il d'autres moments qui te viennent à l'esprit ?

Il y a mes constats liés aux impositions de couleurs. Je n’étais pas contente qu’on essaie de m’imposer l’amour du rose, soi-disant parce que c’était une couleur féminine. Je n’aimais pas le fait qu’on genrait les couleurs. Pour moi, c'étaient juste des couleurs. Et pour quelqu’une qui a la fibre artistique depuis l’enfance, je n’ai jamais vraiment eu de couleur préférée. Je les aime toutes parce que pour moi, elles expriment des choses différentes à différents moments. Et le fait qu’on voulait m’imposer le rose, ça m’énervait. Quand il y avait tout plein d’objets qu’on doit distribuer, qu’on me disait « ah tiens, toi t’es une fille, il faut prendre le rose », ça me mettait hors de moi. C’est un moment de prise de conscience féministe, même si à l’époque j’ignorais pourquoi, je me suis juste mise à haïr le rose avec une profondeur que je ne comprenais pas. Même si maintenant je me suis réconciliée avec la couleur parce que le fait de ne pas genrer les couleurs, c’est accepter toutes les couleurs comme elles sont et ne pas rejeter les couleurs dites féminines.

Tu évoquais le fait que tu sois descendante d’une famille royale. Y a-t-il des choses que tu observais au sein de ta famille et qui ont également suscité des prises de conscience ?

Oui. Quand on allait par exemple à Abomey avec les parents, je voyais la façon dont on traitait mon frère, comparativement à moi. Quand les adultes s’adressaient à moi pour me demander d’après mon frère, ils avaient tendance à me demander « et ton grand frère ? » et je répondais « je n’ai pas de grand frère. C’est mon petit frère et il va bien ». Et on me répondait « ah, même s’il a un an et que tu en as sept ou six, c’est ton grand frère ici ». Et je disais « non, c’est moi l’aînée, c’est moi la grande sœur. »

Quand on doit saluer le roi ou les chefs de collectivité, les hommes, eux, ils se frottent, ils apposent juste leur front sur le sol. Je ne comprenais pas pourquoi les femmes devaient s’annihiler à ce point-là. Moi, j'ai rarement embrassé le sol. Je faisais à la manière des hommes. Je n’aimais pas non plus le fait qu’à chaque cérémonie, les hommes soient assis en train de rigoler, que ce soit les femmes qui se gênent à la cuisine. J’ai toujours pensé à ce moment-là que c’était une vie que je ne voulais pas pour moi. Ce sont des choses qui m’ont négativement marquée.

Dans la deuxième partie de la conversation avec Mafoya, nous explorons ses réflexions concernant son rapport avec sa mère et les stéréotypes de genre, en particulier en ce qui concerne les attentes sociales liées au rôle des femmes et le début de son parcours d’artiviste féministe. Cliquez ici pour lire la partie 2.

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Afrifem en Action : Amandine Yao et Meganne Boho partagent l'expérience de la campagne féministe #CANSafe pour la CAN 2024 (Côte d'Ivoire)

Nouvelle interview de notre série Afrifem en Action qui met en lumière les initiatives, les actions et les mouvements créés et dirigés par et pour les féministes africaines.

Nous parlons avec Amandine Yao et Meganne Boho, toutes de la Côte d’Ivoire à propos de la campagne #CANSafe initiée par le collectif Voix Féministes d’Afrique Francophone dont elles font partie, dans le cadre de la Coupe d'Afrique des Nations de football 2023 qui s’est déroulée du 13 janvier au 11 février 2024.

(Avertissement : Cette conversation contient des mentions de violence et d’abus qui pourraient choquer les personnes qui nous lisent. Veuillez prendre un moment pour décider si vous souhaitez continuer la lecture. Si vous continuez, nous vous encourageons à vous concentrer sur votre bien-être et d’arrêter la lecture à tout moment, selon vos besoins.)

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Bonjour à vous deux. Merci de vous présenter.

Amandine : Je m’appelle Amandine Yao, militante féministe ivoirienne. Je suis présidente d’une organisation qui s’appelle Gouttes Rouges qui lutte contre la précarité menstruelle et l’illettrisme autour des menstruations. Nous travaillons avec les jeunes filles dans les lycées notamment grâce à la création de clubs de jeunes filles et de camps de vacances dans les établissements scolaires et les quartiers. Professionnellement, je suis Social Media Manager et j’aime dire que je travaille pour des marques éthiques et très cool.

Meganne : Je suis Meganne Boho, présidente de la Ligue des droits des femmes et aussi promotrice de la marque “Féministes Radicales” ou “Radical Feminists”. Je suis présidente de la Ligue des droits des femmes depuis 2020. Nous travaillons principalement sur le féminisme. Nous faisons la promotion du féminisme. Nous travaillons également sur la question des violences faites aux filles et aux femmes et sur l'empowerment des femmes. Depuis que nous travaillons sur ces questions-là, nous avons pu aider plus de 2000 femmes en Côte d'Ivoire dans les zones rurales et dans les zones urbaines.

La Côte d'Ivoire était l'hôte de la CAN de cette année. Avez-vous assisté à des matchs au stade pendant le tournoi ? Si oui, comment avez-vous trouvé l'ambiance et l'expérience ?

Amandine : C’était ma première expérience au stade. Je n’avais jamais été au stade de ma vie. Je n’ai pas grand intérêt pour le football. Mais la CAN est une fête qui réunit presque toute l’Afrique, donc on profite pour célébrer aussi. L’ambiance à Abidjan pendant la CAN était très bien. On sent la fête, il y a des villages CAN, plusieurs filles se déplacent pour aller voir les matchs aussi. C’est une belle expérience. Maintenant, en tant que femme, comment est-ce que je me suis sentie au stade ? C’est comme dans la vie de tous les jours. On se sent regardé, on a l’impression d’être de la viande, un produit. C’est l’endroit pour eux pour “chasser”, comme ils disent. Ce n’est pas forcément safe pour les femmes. J’étais accompagnée. Je me suis rendue au stade en me disant que je suis accompagnée et que rien ne va se passer. Il s’est passé quelque chose quand même. Les gens se sont permis de venir m’agripper, de me toucher et puis de s'enfuir après. Soi-disant que c’est l’euphorie, les gens infligent des attouchements aux femmes dans les espaces comme ça.

Meganne : Je suis allée au stade pendant la CAN, je crois dans 4 stades. Je suis allée au stade de Bouaké, de Yamoussoukro, au stade Félix-Houphouët-Boigny d’Abidjan et au stade Ebimpé d’Abidjan. C'était vraiment festif. Les forces de l'ordre étaient déployées. Je n’ai vraiment eu aucun problème au niveau de la sécurité extérieure, mais j'ai vécu une situation assez délicate. Au stade de Bouaké, j'ai été agressée par mon voisin d'à côté qui, pendant la célébration d'un but, a effectué des attouchements sur moi. Et on va dire que j'ai été bloquée la première fois. La deuxième fois, lorsqu'il a essayé, j'ai été stricte. Je lui ai dit de ne pas me toucher. Et ça m'a un peu cassé parce qu'après, je n'ai plus envie d'aller dans les stades seule. J'ai toujours été accompagnée lorsque j'allais dans les stades.

On voit à quel point les femmes ne sont pas en sécurité en ces moments. C’est pour prévenir ces agressions que la campagne #CANSafe a été initiée par le collectif Voix féministes d’Afrique francophone dont vous êtes membres. Parlez-moi de cette campagne.

Amandine : On nous a parlé de célébration, de football africain, de fêtes, de la CAN la plus chic et tout, mais on sait que ce n’était pas forcément un espace très sûr pour les femmes. On sait qu’il y aura des regroupements et quand il y a des regroupements, il y a malheureusement des risques d’agressions des femmes. Nous en tant que collectif, on a décidé de faire de la prévention en créant la campagne #CANSafe. Quelques membres du collectif dont moi avec l’approbation des membres ont travaillé sur cette campagne. Nous avons réalisé des affiches avec des messages qui ont été partagés en ligne. Notre message était de dire haut et fort que l’hospitalité, la grande hospitalité de la Côte d’Ivoire dont on parlait pour cette CAN, ce n’est pas les femmes.Venez vivre la plus belle fête du football sans prendre les femmes pour le trophée.

Comment vous vous êtes organisées pour concevoir et travailler ensemble sur la campagne #CANSafe ?

Meganne : Nous avons travaillé d'abord sur le brainstorming par rapport aux messages qu'on voulait vraiment faire passer. On a travaillé sur les questions de consentement, violence sexuelle et de violence physique. Ensemble, on a sorti les messages. Amandine est notre experte en communication digitale. C’est elle qui a fait des visuels qui ont été vulgarisés partout sur les réseaux sociaux. On a diffusé les numéros utiles pour les personnes qui auraient besoin d'aide. Par exemple, le numéro de la police, le numéro vert du ministère de la Femme, le numéro de la Ligue, le numéro de CPDFM… Ce sont des organisations qui interviennent dans la prise en charge des cas de violences faites aux femmes et aux filles.

Au niveau de la Ligue des droits des femmes, on a publié ces messages en ligne sur tous nos canaux. On a imprimé les messages sur les t-shirts qu'on a portés dans les stades. Des personnes de l’organisation ont participé à des marches avec d'autres associations qui travaillent sur la question des VBG. Nous avons aussi participé à une activité de sensibilisation à l'Agora de Port-Bouet ici à Abidjan pour permettre aux jeunes de comprendre la campagne #CANSafe.

Notre message était de dire haut et fort que la grande hospitalité de la Côte d’Ivoire dont on parlait pour cette CAN, ce n’est pas les femmes.

On a vu que les messages qui ont été amplifiés en ligne. Pensez-vous que ces messages ont touché beaucoup de personnes ? Y a-t-il eu un fort engouement pour les amplifier, et cela a-t-il joué un rôle significatif ?

Amandine : Oui, les messages ont été amplifiés et ça a même permis à d’autres personnes de pouvoir témoigner de ce qu’elles avaient subi comme agression dans les stades ou lors d’autres événements et regroupements. On a eu un témoignage d’une agression qui s’est passée, je crois, il y a deux ou trois ans, d’une femme dans un hôtel.

J’ai écouté son témoignage lorsqu’elle l’a partagé via ses stories Instagram.

Amandine : Voilà. Les messages de la campagne #CANSafe ont également été partagés par des personnes qui sont suivies par des millions de personnes et tout. 

Meganne : Nous avons vu que la campagne a été vraiment suivie. Nous avons eu beaucoup de retours des populations, des institutions qui ont dit qu'ils avaient suivi ce qu'on avait fait au niveau digital, mais aussi au niveau physique. Au début, quand on a lancé la campagne #CANSafe, on a eu beaucoup de retours négatifs, principalement des hommes qui disaient qu'on exagérait, qu'on en faisait trop, qu'on allait gâcher la fête avec des choses inutiles, mais on a tenu à rester ferme parce qu'on savait ce que c'était la violence liée à des périodes festives, liées au football ou au sport. Il y a des études qui ont été menées sur la question. L'année passée, il y a eu une collaboratrice de la Ligue qui a été agressée au Sénégal lors de la célébration de la CAN au Sénégal.

Son témoignage et celui d’une autre femme ont été partagés. Il y a un article et une vidéo de BBC dans laquelle des femmes racontent comment elles ont été agressées lors des célébrations de la victoire du Sénégal. 

Meganne : Ces choses ne sont pas éloignées comme les gens pensent. En continuant la campagne, on a vu que des gens ont commencé à prendre conscience que ça existait quand il y a eu des personnes qui ont été agressées, des filles qui ont été agressées. On a même eu en direct un monsieur qui a harcelé une dame pendant une victoire de la Côte d'Ivoire. Ça avait pris une ampleur lorsqu’une chaîne de télévision a voulu inviter cette personne-là sur le plateau.

Amandine : Les médias ne parlent pas des agressions jusqu’à ce que quelqu’un agresse. Et c’est l’agresseur qu’on met en tête d’affiche pour parler à la télévision. C’est impardonnable.

Meganne : On a fait, on va dire, une contre-campagne de masse sur internet. On a tagué le média et dénoncé ça. Finalement, ce qui était censé être un plateau de moquerie et tout, avec le coup de pression qu'on a mis, a changé automatiquement sa ligne conductrice et a été un plateau où on a essayé de faire de la sensibilisation sur la question. Ça prouve que la campagne a porté ses fruits parce que des gens ont compris qu'il y a des choses qui n'allaient pas se faire. Des gens ont compris que la Ligue et toutes les organisations étaient sur pied, on va dire, de guerre entre griffes parce qu'on surveillait les réseaux sociaux, on était disponible pour aider les survivantes au cas où.

Cette campagne m'a permis aussi de me sentir en sécurité, parce que lorsque je portais mon t-shirt et que je rentrais dans un stade, sur mon t-shirt il y avait déjà tout ce qu'il fallait que tu saches en tant que personne ou possible agresseur, parce qu'il y avait déjà le message que je voulais faire passer. Ça m'a permis aussi de sensibiliser mon entourage direct qui ne comprenait pas vraiment l'importance de cette campagne. Avec ce que j'ai vécu moi dans les stades, ce que des amis à moi ont vécu, ils se sont rendus compte que vraiment on n'exagérait pas du tout. 

Est-ce que la campagne #CANSafe a amené les autorités à renforcer les mesures qu’elles avaient déjà prises à leur niveau pour la sécurité dans le cadre de cette CAN ?

Amandine : Oui, il y a eu des efforts en tout cas. Le gouvernement ivoirien a profité du moment de la CAN pour mener une campagne de sensibilisation contre les violences basées sur le genre nommée « carton rouge au VBG ». Au début, on n'avait pas le bouton pour dénoncer les violences sur l’application du COCAN. Cela a été pris en compte au fur et à mesure qu’on amplifiait les messages de la campagne #CANSafe. Par contre, je ne l'ai pas testé, je ne sais pas si ça a marché. Je sais que le numéro déployé là, le 1308, il ne fonctionne pas. Il a fonctionné la première journée, après il n’a plus fonctionné.

C’est pourquoi, sur les affiches de la campagne #CANSafe, nous avons mis les numéros des organisations Stop Au Chat Noir, de la Ligue Ivoirienne des Droits des Femmes et de la police. L’autre impact de la campagne #CANSafe, c’est qu’on a vu d’autres organisations en Côte d’Ivoire aussi faire des campagnes dans ce sens. Donc nous, on se dit que le message est passé. Les organisations qui ne sont pas féministes se sont alignées dessus pour amplifier le message.

Si vous aviez la possibilité de faire plus dans le cadre de cette campagne ou de proposer des actions pour garantir la sécurité des femmes dans le cadre de cette CAN, qu’est-ce que vous auriez fait ?

Meganne : Lorsqu’on a su que la CAN arrivait en Côte d'Ivoire, avec mon équipe à la Ligue, on avait une idée. C'était d'avoir des stands dans les stades, des stands de sensibilisation, des stands de prise en charge, en fait, au cas où il y aurait des cas de violence. J'ai essayé dans les débuts d’approcher des personnes qui travaillaient sur la question au niveau du ministère des Sports. Ça n'a pas pu se faire. L'idée au début, c'était d'avoir des banderoles énormes dans les stades, d'avoir des stands, de pouvoir dérouler des messages de sensibilisation dans les stades. Je pense que si on avait assez de sous, assez de financement, on aurait fait ça. On se serait mis dans les stades, on aurait fait des convois pour aller rassurer les femmes dans les stades, se dire vous n'êtes pas seules, s'il y a quelque chose, vous pouvez nous appeler. C'était en fait le projet d'origine, mais ça n'a pas pu se faire pour faute de moyens. 

Amandine : Dans les mesures, parce qu’on a vu toutes les mesures qui ont été prises et qui ont été communiquées aux festivaliers et amoureux du football qui se rendaient en fait au stade, on aurait pu mettre des messages de sensibilisation sur les agressions sexuelles. On aurait aimé voir ça dans les interdits du COCAN. En tout cas, à ce niveau-là, tout le monde n’est pas sur internet et tout le monde n’a pas l’application. On aurait pu avoir aussi un espace dans les stades, pouvoir communiquer directement, que ce soit avec les femmes ou que ce soit avec les hommes, de la situation et de leur parler de cette culture d’agression qui règne quand il y a des festivités comme ça. Ça aurait été bien d’être sur place pour sensibiliser, mais on n’a pas pu. Néanmoins, il y a une ONG qui s’appelle BLOOM qui a créé un espace safe dans les villages Akwaba.

C’est quoi les villages Akwaba déjà ?

Amandine : Ce sont les villages qui sont déployés à Abidjan comme à l’intérieur du pays avec un écran géant pour aller regarder le match pour ceux et celles qui ne peuvent pas aller au stade. Donc, l’ONG BLOOM avec d’autres organisations ont créé dans ce village un espace safe où quand tu pars, tu es sensibilisé sur les questions liées aux VBG. C’était à Abidjan et Koumassi. On aurait aimé avoir un espace safe dans presque tous les villages Akwaba. Ça aurait été plus impactant et plus intéressant. Il y avait beaucoup de choses qu’on aurait pu faire d’autre. Comme occuper les médias, en parler.

Quel message souhaitez-vous adresser aux autorités concernant l'importance de la collaboration entre les institutions publiques et les organisations de la société civile dans la lutte contre les violences faites aux femmes et aux filles ?

Meganne : Si j'avais un message à adresser aux autorités, ce serait de donner de la place, de collaborer le plus souvent avec les organisations de la société civile. Parce que c'est important de mettre sur la table ce qu'on sait, nous, et ce qu'ils savent, pour qu'ensemble nous puissions arriver à renforcer les moyens de lutte contre les violences faites aux femmes et aux filles.

Mon message à ces autorités, serait de continuer à renforcer les moyens de répression contre les agresseurs, contre les criminels, contre les violeurs. Il faut qu'on continue de mettre nos efforts ensemble. Il faut qu'on accentue la formation sur les agents de santé, les agents de police, les agents de gendarmerie, parce que c'est comme ça qu'on pourra, à chaque niveau, déconstruire cette société patriarcale, parce que lorsque des femmes vont à la police et ce sont les mêmes hommes sexistes qui y sont, c'est un problème. Donc, il va falloir qu'on puisse ensemble se former pour déconstruire, se déconstruire ensemble pour que le bien-être des femmes et des filles en Côte d'Ivoire soit une priorité.

En voyant la campagne #CANSafe, j’ai réfléchi loin. Je me suis dit aussi que les grands événements peuvent devenir des plateformes qui prennent la responsabilité de sensibiliser parce qu’il y a une audience assez très large. Est-ce que vous voyez des perspectives dans ce sens par exemple pour les éditions à venir ?

Meganne : Je pense qu'il faut s'intéresser à tous les événements, les grands événements, parce que ça offre des opportunités de sensibilisation. La veille de la finale de la CAN, nous, la Ligue, on était à l'agora de Port-Bouët, pour participer à un festival CAN, au village CAN qui parlait un peu de la santé, de la reproduction des jeunes. Nous utilisons chaque opportunité comme ça pour sensibiliser sur la question. Et on était en partenariat avec TACKLE, qui est une ONG qui utilise le sport pour faire de la sensibilisation sur la santé de la reproduction des jeunes et des violences enceintes aux femmes et aux filles.

Et c'est un peu ce que la Ligue fait, c'est-à-dire qu'on essaie de trouver des lucarnes peu importe où, l'endroit, de poser en bas de notre kakemono, d'avoir des flyers, de sensibiliser sur la question. Et je pense que pour les prochaines fois, peu importe l'occasion, il y a plusieurs événements en Côte d’Ivoire qui se déroulent. Par exemple, il y a le Massa, il y a des grands événements et tout. Je pense que pour les prochaines fois, on va continuer de renforcer notre force de frappe pour pouvoir être visible un peu partout sur les grands événements. 

Alors, pouvez-vous me parler du collectif Voix Féministes d’Afrique Francophone ?

Amandine : Le collectif, alors c’est une réunion de sorcières… (rires) de la Côte d’Ivoire, de la Mauritanie, du Bénin, du Mali, du Cameroun, du Sénégal, du Burkina Faso, du Niger, du Togo. C’est un gros collectif de sorcières avec des pouvoirs magiques qui ont décidé de se mettre ensemble, de mettre leurs pouvoirs ensemble pour pouvoir contrer le patriarcat. Voix féministe d’Afrique Francophone s’est constitué à la suite du premier Agora féministe qui s’est déroulé en 2022. Après les rencontres à l’Agora, on a décidé de nous réunir et créer un groupe pour faire mouvement et agir ensemble. 

Et aujourd’hui Voix féministes d’Afrique Francophone, c’est un groupe de plus d’une centaine de féministes. On discute de ce qui se passe dans nos pays, on se nourrit des expériences des autres, on arrive à avoir en fait le soutien des autres féministes. On s’exprime et on arrive à dénoncer. Nous avons déjà mené plusieurs actions ensemble en ligne qui ont porté leurs fruits. Comme le communiqué sur l’affaire d’enlèvement de plus d’une cinquantaine de femmes au Burkina Faso, l’appel au boycott d’une chanson qui fait l’apologie du viol, et la campagne #CANSafe dernièrement.

Meganne : Nous essayons de coordonner nos actions dans nos pays respectifs, mais aussi de coordonner nos actions régionales pour avoir plus d'impact sur les questions du féminisme et les questions des violences faites aux femmes que nous combattons, et les questions des droits des femmes en particulier.

Et pour finir, notre légendaire question : quelle est votre devise féministe chacune ?

Amandine : Pour moi, ce qui est très important en tant que féministe, c’est l’amour. Tout simplement. Aujourd’hui, demain, après-demain. Je pense qu’en tant que personne amoureuse de l’amour, j’ai envie de dire ça comme ça, je suis quelqu’un qui n’écoute pas beaucoup son cerveau et qui écoute beaucoup son cœur. Et je pense que c’est l’écoute de mon cœur qui m’a amenée dans le féminisme. C’est l’amour pour mes sœurs, c’est l’amour pour moi même d’abord, parce que je veux beaucoup mieux pour moi, je souhaite beaucoup mieux pour moi et pas cette case dans laquelle on m’a cantonnée en tant que femme. Et vu que j’ai de l’amour pour moi et que je vise beaucoup plus loin, cet amour-là se déploie aussi pour d’autres sœurs. J’ai de l’amour pour elles et je souhaite le meilleur pour elles et pour moi en tant que féministe. Ce qui compte le plus, c’est cet amour-là qui ne doit pas disparaître dans nos mouvements. Parce que dans tous les mouvements de lutte pour les droits des humains, c’est l’amour au centre. Parce que si tu veux que quelqu’un se sente mieux et que tu veux que la condition de vie de quelqu’un s’améliore, c’est parce que tu as de l’amour pour cette personne-là et voilà. Et c’est l’amour en fait qui régit nos mouvements. En tant que féministe, je me définirais comme très amoureuse. Amoureuse des femmes.

Meganne : Je ne sais pas si c'est une devise, mais je pense que moi en tant que féministe radicale, quand je me lève c'est le féminisme, je bois c'est le féminisme. Je pense que le féminisme c'est un peu ma propre religion. C’est, comme on dit souvent, c'est un ministère de toute une vie pour moi en fait. Je pense que si on m'enlève le féminisme, on m'a tout enlevé. Je suis la femme que je suis aujourd'hui parce que j'ai découvert le féminisme. Je pense que c'est la plus belle histoire d'amour que je n’ai jamais eue avec moi-même, c'est d'être féministe et d'être féministe radicale.

Merci beaucoup à vous deux !

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Afrifem en Action : Bénédicte Bailou présente Femin-In, un mouvement féministe qui promeut la participation des jeunes femmes en politique (Burkina Faso)

Notre série d’interviews Afrifem en Action met en lumière les initiatives, les actions et les mouvements créés et dirigés par et pour les féministes africaines. Dans cette interview, Chanceline Mevowanou discute avec Bénédicte Bailou, une juriste féministe originaire du Burkina Faso, fondatrice et présidente de Femin-In, un mouvement féministe qui travaille pour plus de femmes en politique. 

Bonjour Bénédicte. Merci de prendre le temps de discuter avec nous. Peux-tu te présenter ?

Je suis Bénédicte BAILOU. Je suis juriste, spécialiste des questions liées aux droits des femmes et violences basées sur le genre (VBG).  Je suis du Burkina Faso et je vis à Ouagadougou. Je suis la Directrice Exécutive de Fémin-in, une organisation féministe et de jeunesse du Burkina Faso. Je suis également députée désignée à l’Assemblée Législative de Transition (ALT) pour le compte des organisations féminines de la société civile au plan national.

Félicitations pour cette désignation. Députée pour la transition. Est-ce que tu peux expliquer un peu ?

Député.e pour la transition, c’est comme un.e parlementaire, juste qu’on n’est pas élu.e mais désigné.e par nos composantes. Moi je suis la représentante des organisations de la société civile féminine sur le plan national. Donc, ce sont des composantes de la société qui désignent des personnes pour venir siéger à l’Assemblée Législative de Transition, afin de pouvoir faire respecter la constitution, les prérogatives de la constitution, et accompagner le chef de l’État et le gouvernement à la résolution du problème que nous vivons aujourd’hui au Burkina Faso.

Pour toi Bénédicte, c’est quoi être féministe ?

Pour moi être féministe c’est être révoltée. Être révoltée contre le patriarcat qui est un système d’oppression des femmes sur la base d’une supposée suprématie naturelle des hommes sur les femmes. Donc je suis quelqu’une de révoltée. Je suis contre tous les rapports sociaux qui mettent la femme dans une position de subordination. Pour moi c’est ça être féministe.

Tu as dit tout à l’heure dans ta présentation que tu es la directrice exécutive de Fémin-In, qui est une organisation féministe et de jeunesse du Burkina Faso. Quelle est la signification de Femin-In ? 

L’objectif principal qui a conduit à la création du mouvement, c’est la promotion de la participation des jeunes femmes en politique de façon générale et aussi la promotion de la participation citoyenne des jeunes femmes. Donc Fémin-in veut dire « Fémin » pour femmes, « In » pour “dans”. Pour dire “Les femmes dans…la politique”.

Comment Femin-In est née ? 

L’idée de Femin-in est née au début de l’année 2017. J’avais participé à un programme de leadership féminin. Ce programme m’a aidé à mettre le point sur ce que je voulais faire, la vision que j’avais de ma vie et ce que je pouvais apporter à ma communauté. Ensuite j’ai rencontré notre secrétaire générale actuelle lors d’un forum et on a réfléchi ensemble. On avait la même façon de voir les choses. On dit que les jeunes femmes ne sont pas suffisamment engagées en politique. Pourtant, ce n’est pas vrai. Il y a cette présomption d’incompétence qu’on attribue aux femmes automatiquement quand elles sont promues. Pour combler ça, pour qu’on ne dise plus aux femmes qu’elles ne sont pas compétentes, on a qu’à les former à la chose politique. On va le faire et aussi on se forme en même temps, parce que nous avons des ambitions politiques dans ce pays-là. C’est ce qui a motivé la création de Femin-in. 

Inspirant. Comment Fémin-In a commencé ses actions alors pour plus de jeunes femmes en politique ? 

Femin-In a été lancé en 2019 après la phase d’idéation. Nous avons la reconnaissance légale depuis le 06 Novembre 2021. Nous avons fonctionné depuis 2019 sans reconnaissance légale. Mais les réalités nous ont fait…On va dire nous ont un peu obligées. Les réalités nous ont un peu forcé à faire la démarche de l’enregistrement légal. Nous avons commencé les actions en mettant en place un programme d’incubation qui offre aux jeunes femmes qui veulent s’engager une formation sur un an. Pour démarrer, on s’est rapproché d’une grande sœur qui travaille aussi pour la promotion de la participation politique de la jeune femme. Elle nous a donné des conseils, nous a montré comment nous pouvons agir.  Nous avons ainsi lancé le programme. 

Comment se passe le programme de façon concrète ? 

Nous commençons par un appel à candidatures pour des jeunes filles et jeunes femmes de 18 à 35 ans. Lorsqu’on finit de faire le recrutement, il y a la première phase d’entretien. Puis la formation de façon pratique. Parce qu’on n’a pas des financements pour ce programme-là, on se rapproche des formateurs et formatrices qui sont convaincus de la nécessité de capaciter les jeunes filles et aussi qui épousent la vision de Femin-In. Nous les contactons, nous demandons à ce qu’ils•elles mettent leur temps à la disposition de ce programme pour les formations. Lors du programme, les participantes sont formées sur la rédaction des discours, la communication politique, l’analyse des programmes politiques des candidats et candidates. On travaille les samedis et en ligne. Parce que nous avons des participantes qui ne sont pas à Ouagadougou. 

Et est-ce qu’à la fin de l’incubation, il y a d’autres actions avec les participantes en matière de suivi ? 

Oui, on fait un suivi. Au cours de l’incubation, on a un programme de mentorat. C’est-à-dire qu’on met les jeunes filles en contact avec des hommes et des femmes engagé.e.s en politique, pour qu’elles puissent toucher du doigt la réalité des choses. Parce qu’il ne sert pas de former et de les laisser. Le programme de mentorat rentre dans le cadre du suivi que nous faisons. Il y a aussi des missions terrain qu’on fait comme des visites auprès des municipalités, au parlement pour que les jeunes filles puissent voir. Pour la première édition du programme d’incubation, nous sommes parties avec quinze jeunes femmes. Parce que nous estimons que quinze jeunes femmes, c’est un nombre qu’on peut suivre après le programme. Le suivi peut se faire sur cinq ans. Notre objectif c’est d’aller avec le moins de personnes, mais d’avoir des résultats palpables. 

En 2021, on devait avoir les élections municipales et législatives. On avait des incubé.e.s de notre programme qui voulaient se présenter à ces élections. Certaines avaient rejoint des partis politiques et voulaient participer à ces élections en tant que candidates. Malheureusement, la situation politique devenue problématique dans notre pays a fait que les élections ont été annulées. Elles n’ont pas pu se présenter.

Très intéressant à savoir. Vous êtes déjà à combien d’éditions de ce programme ?

C’est juste la première édition que nous avons faite en 2021. On est en train de réorienter le programme. Parce qu’on s’est rendu compte qu’une année, c’est lourd pour les filles. On est en train de revoir le format. En 2023 nous allons relancer. 2022 a été une année pour solutionner toutes les lacunes de la première édition.

Quelles sont les défis que vous avez rencontrés pour la mise en œuvre de ce programme  ?

Femin-in c’est une organisation féministe. Dès le départ, la couleur était déjà donnée. Fémin-In est féministe, Bénédicte est féministe, toutes celles qui sont à Femin-In sont des féministes. Donc, le premier défi qu’on a eu c’était la compréhension du mot féministe, l’acceptation du mot féministe dans notre société. 

On a eu beaucoup d'attaques, de cyber harcèlements. On continue toujours à le vivre, mais on va dire que malheureusement on s’est habitué. Ce n’est plus quelque chose d’exceptionnel. Le deuxième défi c’était la participation politique des femmes. Pourquoi est-ce qu’on veut que les femmes participent ? Pourquoi est-ce qu’on veut que les femmes occupent les postes de responsabilité ? Pourquoi est-ce que les femmes doivent être présentes dans les sphères de décision ? Les responsabilités traditionnelles des femmes dans les partis politiques c’est chargée à la mobilisation, chargée à la restauration, chargée de la trésorerie. Ça, c’était le deuxième défi, faire accepter à la société que les femmes doivent participer, ont leur mot à dire, leur partition à jouer aussi dans le développement du Burkina. 

Pour surmonter ces défis et pour la mise en œuvre en général du programme, vous avez eu du soutien des  femmes aînées qui sont déjà dans le milieu politique au Burkina ?

On va dire oui, en général…Il y a eu quelques-unes qui n’étaient pas disponibles pour nous accompagner, parce qu’elles estimaient que l’idée devrait venir d’elles. Mais dans le grand nombre de soutien qu’on a eu, c’est vraiment des gouttes d’eau dans la mer de soutien qu’on a reçu. On a eu beaucoup de femmes qui nous ont soutenues, beaucoup de devancières qui nous ont portées, qui nous ont fait rencontrer des personnes formidables, qui ont été des mentors pour nos jeunes incubées. 

Comment est-ce que tu penses que la collaboration intergénérationnelle peut aider à pousser le travail de participation politique et citoyenne des jeunes femmes que Femin-In fait  ? 

La collaboration intergénérationnelle est une belle chose hein. Elle est importante parce que ça permet aux jeunes, aux plus jeunes, de voir les réalités, de connaître les réalités et aussi d’éviter les erreurs, d’éviter de commettre les erreurs que ces devancières-là ont faites.

Mais je pense que le problème qu’on a franchement pour avoir l’accompagnement des devancières, c’est la communication. Parce qu’elles ne voient pas forcément les choses de la même façon que nous. Certaines voient toujours les choses sous le prisme de l’après-colonisation. Enfin, je veux dire des indépendances, des réalités des indépendances. Pourtant, aujourd’hui, l’ouverture au monde qu’ont les États africains nous offre des facilités qu’elles n’ont pas eues malheureusement. Et ces facilités qu’on a, même s’il y a encore des difficultés dans ces facilités-là, nous placent dans une position où elles vont dire “on n’a pas souffert”. Mais c’est important de discuter, de collaborer avec elles.  

Dans le mouvement féministe au Burkina Faso, les collaboration avec des devancières se passe comment selon toi ? 

Le problème au Burkina Faso c’est qu’il n’y a pas beaucoup de devancières qui se déclarent féministes. Elles se disent défenseurs des droits des femmes, mais elles ne se disent pas “féministes”. Donc on ne peut malheureusement pas discuter avec quelqu’un qui refuse même la terminologie féministe… Féminisme. C’est difficile. Il y en a quelques-unes qui se disent féministes. Notamment une, que je connais beaucoup, qui accompagne les organisations féministes, Monique Ilboudo. Elle a été ministre des droits humains ici au Burkina Faso et est professeure de droit à l’université. Elle a même écrit beaucoup de livres. Elle est écrivaine. Elle porte la casquette de féministe. Il y a aussi Madame Mariam Lamizana qui lutte contre les mutilations génitales féminines. Elle aussi, elle se dit féministe. Elles ont participé à faire évoluer les textes de loi ici. Avec elles, le dialogue peut se faire…

Quelles sont les autres actions que Fémin-In mène aujourd’hui en dehors du programme pour la participation politique des jeunes femmes ?

Après le programme pour la promotion de la participation politique des jeunes femmes, Femin-In a commencé par organiser des sensibilisations sur les violences basées sur le genre et sur la santé sexuelle et reproductive. Nous faisons de la sensibilisation, de la formation et de la documentation. En Afrique de l’ouest, nous avons une absence de données réelles et récentes en matière de santé sexuelle et reproductive. Nous faisons beaucoup d’études comme par exemple des études sur la disponibilité des intrants en matière de santé sexuelle et reproductive pour les jeunes, pour les adolescents et pour les minorités. Fémin-In mène aussi des actions de réparation des violences faites aux femmes. Nous avons mis en place la clinique juridique et psychologique qui accompagne les filles et femmes victimes de violences sur le plan judiciaire et automatiquement sur le plan psychologique. 

C’est bien cet accompagnement psychologique. Nous en avons besoin. 

Oui. Parce que malheureusement les organes étatiques ne prennent pas automatiquement en compte le volet psychologique. Même des organisations de la société civile ne mettent pas ça en priorité automatiquement quand une femme ou une fille est victime de violences. Nous avons aussi le volet social qu’on met en marche quand il se trouve que la femme, la survivante n’a pas de revenus pour pouvoir se prendre en charge. C’est par exemple la mise en place d’une activité génératrice de revenus pour elle. Notre accompagnement est holistique.

Fémin-In fait aussi de l’éducation au féminisme. Nous sommes une organisation féministe et nous pensons que plus il y aura de féministes au Burkina Faso, plus les problèmes que les femmes et les filles vivent pourront être résorbés. Nous éduquons la population de façon générale et les filles et les femmes de façon spécifique au féminisme, à la compréhension du féminisme et à ce qu’elles deviennent des féministes. 

Est-ce que le travail que tu fais avec Femin-In pour la participation politique des femmes a un impact sur toi-même ? 

Oui, indéniablement. Parce que j’aime dire que moi aussi j’ai besoin d’être formée. Les formations, moi-même je les suivais. Parce que j’avais besoin de ça, et d’autres aussi avaient besoin de ça. Lors de la validation de notre mandat, on devait faire l’élection du président ou de la présidente de l’ALT. Je tenais vraiment à me présenter à cette élection en tant que candidate présidente de l’ALT pour deux messages. 

Pour les plus jeunes, parce qu’on parle de représentativité, de représentation, jamais au Burkina Faso, une femme n’a été candidate à l’élection de président de l’assemblée. Donc, dans la conscience collective, la société pense qu’il n’y a qu’un homme pour occuper ce siège. Moi je me suis présentée pour dire que non, les femmes aussi peuvent occuper cette position. Le deuxième message aussi c’était pour dire que les femmes peuvent et les femmes font…et vont le faire. Elles sont capables. Les jeunes femmes sont engagées, sont suffisamment engagées, sont suffisamment compétentes pour occuper ces postes de responsabilité là. La formation du programme d’incubation m’a beaucoup servi pour le faire. 

Quelles sont tes ambitions avec Femin-In pour les années à venir et de quoi auriez-vous besoin pour arriver à concrétiser ces ambitions ?

L'ambition de Femin-In, c’est de former le plus de femmes possibles, le plus de jeunes femmes possibles à assumer qui elles sont, à avoir confiance en elle et à occuper les postes de responsabilité. Qu’elles puissent être aujourd’hui, qu’elles puissent être dans cinq ans, des candidates ou électrices. Qu’elles décident que si elles ne sont pas des candidates, qu’elles jugent les programmes politiques des candidats et des candidates. On ne va plus voter quelqu’un parce qu’il est de mon village. On ne va plus voter quelqu’un parce qu’il parle bien, il est éloquent. Non. On va voter la personne sur un projet de société. Quelle est la place des femmes dans son programme politique ? Quelle est la place de l’éducation dans son programme politique ? C’est ça que nous voulons faire. C’est ça que nous voulons avoir. Nous voulons former des femmes qui feront de la politique et qui verront la politique autrement. C’est ça l’ambition première de Femin-in. 

La deuxième ambition de Femin-in c’est de devenir une organisation féministe de référence au Burkina Faso et dans la sous-région, parce que nous croyons que le féminisme est politique. Nous savons que c’est en ayant une approche féministe des problèmes que nous vivons que nous pouvons avoir des solutions durables. Pour le faire, Femin-In a besoin de capacitation technique sur beaucoup de thématiques et aussi des financements pour pouvoir mettre en œuvre nos programmes. Le programme d’incubation n’a pas encore de financement.

Aujourd’hui si on veut suivre les actions de Femin-in, où est-ce qu’on peut se rendre ? 

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« Nous devons canaliser toute notre colère afin de préserver les droits concernant l’avortement qui existent déjà » - Dr Satang Nabaneh (Gambie)

Par Jama Jack

Une récente fuite a révélé l’intention de la Cour suprême des États-Unis d’annuler l’arrêt historique Roe v. Wade qui garantissait des protections constitutionnelles fédérales pour le droit à l'avortement dans le pays. Une indignation légitime a résulté de cette fuite, avec des appels à la résistance pour s’assurer que le droit à l'avortement reste accessible à toutes les personnes qui accouchent, partout dans le monde.  

Si cet événement affecte directement les États-Unis, les répercussions sur le droit à l’avortement, et d’un point de vue plus large, sur les droits sexuels et reproductifs dans la communauté internationale sont évidentes. 

Nous avons discuté avec le Dr Satang Nabaneh, universitaire et militante féministe originaire de la Gambie à propos de la récente évolution de la situation. Satang a mené des recherches approfondies sur le droit à l'avortement en Afrique. Elle a également participé à la création de mouvements et au plaidoyer politique dans ce domaine. Dans cet entretien, nous parlons de ce que la décision de la Cour Suprême des Etats Unis signifierait pour les pays africains, et la manière dont les féministes Africaines peuvent se mobiliser. Voici notre bref entretien.

Bonjour Satang ! Merci d’avoir accepté notre invitation à parler de cette question importante. Peux-tu brièvement te présenter et expliquer ce que tu fais à notre communauté ?

Je m’appelle Satang Nabaneh, je suis originaire de la Gambie et je vis actuellement aux États-Unis. Je suis universitaire et militante féministe, et fière de l’être. Mon objectif est de lier la théorie et la pratique. Mon travail féministe, à travers l'activisme, la recherche orientée vers l'action et la production équitable de connaissances sur diverses questions dans le cadre d'efforts collectifs continus, est largement orienté vers la remise en cause des inégalités entre les sexes et d'autres inégalités croisées.

Parle moi un peu de ton travail autour du droit à l’avortement. Qu’est-ce qui t’as menée vers ce parcours et à quoi ressemble ton expérience jusqu’ici ?

Je suis née et ai grandi dans une société essentiellement musulmane en Gambie, où le droit à l’avortement est très restreint. Si la religion a une place primordiale dans ma vie, je me considère comme une féministe avec de très fortes convictions pro-choix, et ayant défendu toute ma vie l'autonomie corporelle, la santé et les droits sexuels et reproductifs, ainsi que l'égalité des sexes. C'est ce qui a suscité mon intérêt dans la cocréation du Sexual Reproductive Rights Network, organisé par Think Young Women, une organisation féministe dirigée par des jeunes femmes que j'ai cofondée en Gambie.

En raison de mon désir de longue date de contribuer à la promotion de la justice sociale et reproductive, j'ai plaidé et mené des recherches visant à découvrir comment les lois, les politiques, les facteurs socioculturels et institutionnels affectent la santé et les droits sexuels en Afrique. À l'université de Pretoria, j'ai mené des recherches féministes sociojuridiques pour ma thèse de doctorat, et j’ai un livre à paraître sur l'avortement et l'objection de conscience en Afrique du Sud. J'ai également dirigé plusieurs projets universitaires sur les droits de l'homme, le genre et la santé et les droits sexuels et reproductifs. J'ai été chargée de fournir un soutien technique au rapporteur spécial de l'Union africaine sur les droits de la femme en Afrique, d'entreprendre des actions de plaidoyer pour la mise en œuvre du protocole de Maputo et de former les gouvernements africains et la société civile aux systèmes africains des droits de l'homme.

Aux échelles internationale, régionale et nationale, mon activisme et mes recherches ont été clairement axés sur la remise en question et le développement d'idées sur les facteurs politiques et juridiques déterminants dans le cadre d'un discours plus large sur les droits sexuels et reproductifs liés à l’Afrique.

« Si la religion a une place primordiale dans ma vie, je me considère comme une féministe avec de très fortes convictions pro-choix.»

Il y a quelques jours, nous avons appris par la fuite d’un document de la Cour suprême, que cette dernière envisageait d’annuler l’arrêt Roe v. Wade. Quelles sont tes premières réactions face à ce rebondissement ? 

La fuite indique que la Cour suprême des États-Unis pourrait annuler l’arrêt Roe v. Wade de 1973. Lorsque (et non si) cela arrivera, cela constituera une violation manifeste des traités internationaux relatifs aux droits de l’homme ratifiés par le pays. Les personnes qui peuvent donner naissance ne devraient pas être forcées à mener des grossesses à terme. Cela représente un éloignement dangereux des normes internationales en matière de droits de l'homme et un geste politique fort signalant une position conservatrice à l'égard du droit à l'avortement. Cela exacerbera l'opposition internationale et nationale à l’accès aux services sexuels et reproductifs tels que l'avortement, le planning familial et l'éducation complète à la sexualité (ECS).

Cela se déroule actuellement au États-Unis, mais l’impact potentiel de cette décision sur le monde est alarmante. À quelles répercussions pouvons-nous nous attendre, et que signifieront celles-ci pour les personnes qui accouchent dans les pays africains ?

En raison du pouvoir et de l’influence des États-Unis, ce qui s’y passe actuellement pourrait sérieusement menacer le droit à l’avortement dans le reste du monde et l’Afrique ne fera pas exception. Malgré l'engagement à faire progresser l'accès à l'avortement, cela révèlera la position des États-Unis sur la question, surtout si les Républicains gagnent du pouvoir, cela affectera également le financement et les politiques dans le pays.

Nous avons vu les implications de la « règle du bâillon mondial », selon laquelle les organisations internationales (non américaines) qui reçoivent des fonds américains ne peuvent fournir un accès, donner des informations ou faciliter l’accès à l'avortement. Le président Joe Biden a mis fin à cette règle lorsqu’il est entré en exercice en 2021. 

Il est important de souligner que l'Afrique a connu des développements régionaux significatifs et des réformes nationales qui ont abouti à ce qu'au moins plus de la moitié des pays africains autorisent désormais l'avortement pour des raisons qui concernent la santé de la femme. Le Protocole à la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples relatif aux droits des femmes en Afrique (protocole de Maputo) de 2003 est l'un des instruments les plus complets et les plus progressistes en matière de droits fondamentaux des femmes adoptés par l'Union africaine (UA) et a été ratifié par 42 États membres. Il existe des preuves montrant la progression des pays africains dans l'amélioration de la législation et des politiques grâce à une sensibilisation soutenue, notamment à propos de la libéralisation de la loi sur l'avortement, élargissant ainsi les motifs de viol, d'inceste et de danger pour la santé ou la vie du fœtus.

Et crois-tu que cela suffira à bloquer les retombées des événements aux États-Unis ?

Le renversement envisagé des progrès obtenus grâce à Roe v Wade pose un précédent négatif pour la communauté internationale. Nous avons vu la montée des activités et de la visibilité du mouvement anti-choix sur le continent lié à des acteurs ultra-conservateurs basés dans les pays du Nord. Ces organisations situées localement en Afrique sont financées et affiliées à des acteurs occidentaux en créant des bureaux satellites ou des branches régionales. Elles font des campagnes conjointes et autres stratégies collectives. 

Par exemple, les arguments avancés dans l'affaire de l'enterrement des restes de fœtus en Afrique du Sud, Voice of the Unborn Baby NPC et l'archidiocèse catholique de Durban contre le ministre de l'Intérieur et le ministre de la Santé sont similaires aux arguments avancés dans l'affaire Box v Planned Parenthood de 2019. Dans cette affaire, la Cour suprême des États-Unis a décidé de confirmer la constitutionnalité de la loi sur l'avortement de l'Indiana qui impose à tout clinicien ou établissement fournissant des services d'avortement d'enterrer ou d'incinérer les restes fœtaux plutôt que de les éliminer comme déchets médicaux.

J'ai récemment fait partie d'une équipe d'universitaires et de militant.e.s qui a réalisé une cartographie commandée entre 2020 et début 2021 de la mobilisation contre les droits sexuels et génésiques dans trois pays : le Ghana, le Kenya et l’Afrique du Sud. Nous avons cherché à comprendre la nature transnationale de ce lobbying, les discours principalement utilisés, et l'impact sur le débat public et les sphères juridiques, politiques et éducatives dans les trois pays. Nous avons découvert comment des ONG ultra-conservatrices ont non seulement coopté le discours sur les droits de l'homme, mais également l’existence de liens clairs entre les organisations nord-américaines, qui se décrivent comme « pro-famille », et les groupes locaux du continent africain qui partagent les mêmes idées.

Au fil des années, nous avons également constaté que les représentant.e.s des gouvernements africain.e.s aux Nations Unies étaient du côté conservateur de l’échiquier. Par exemple, les États membres du Groupe africain se sont opposés à plusieurs résolutions relatives aux questions d'éducation complète à la sexualité, d'orientation sexuelle et d'identité de genre. Cela n'est pas surprenant car les organisations conservatrices ont non seulement des liens étroits avec les acteurs de la lutte contre les droits de l'homme en Afrique, mais elles mènent également un plaidoyer ciblé sur les représentants de l'Afrique au sein des Nations Unies.

En substance, je vois une « menace politique » plus évidente pour de nombreux pays africains, notamment pour des pays tels que l'Afrique du Sud qui disposent d'une législation solide, et peut-être une menace juridique pour les pays africains qui veulent faire pression pour une législation plus conservatrice limitant l'accès à l'avortement.

Si cette situation a suscité une grande indignation (à juste titre !), des voix se sont également élevées pour exprimer l’espoir de la mise en place d’une résistance. Que pouvons-nous réellement faire ? Comment crois-tu que les féministes africaines pourront s’organiser et agir pour protéger le droit à l’avortement ? 

Nous devons canaliser toute notre colère pour agir afin de sauvegarder les droits concernant l’avortement qui existent déjà et empêcher tout retour en arrière. Les féministes africaines doivent continuer à se contre-mobiliser et à répondre aux réactions négatives et aux efforts continus pour réduire les droits durement acquis en Afrique. Bien qu'ils ne soient pas monolithiques, les réseaux pro-SRR ont besoin d'une action plus unifiée. Compte tenu de l'agilité et de la présence d'un fort mouvement anti-SRR, nous ne devons pas ignorer les tendances mondiales. À l'ère de la montée des politiques de restauration masculiniste, de la gouvernance autoritaire, de la montée du populisme et de la suprématie blanche, nous devons être stratégiques. Nous devons tirer parti de l'organisation intersectionnelle comme une stratégie qui construit la solidarité entre les enjeux, les organisations et les communautés. Le pouvoir se trouve dans l'action collective !

Absolument ! Nous ne pouvons pas conclure cet entretien sans te poser la question phare d’Eyala : quelle est ta devise féministe ? 

J’ai récemment adopté « Lever les yeux au ciel = pédagogie féministe » tirée du livre Living a Feminist Life (en français : Vivre une vie féministe) de Sara Ahmed. Sara nous rappelle que lever les yeux au ciel est une stratégie du féminisme dit rabat-joie ; un langage commun que nous partageons avec les autres féministes pour exprimer nos opinions en public.

Je suis totalement d’accord ! Nous levons tous.tes les yeux ciel face à cette décision de la Cour suprême. Nous avons apprécié d’avoir ton ressenti, Satang. Merci d’avoir pris le temps de le partager avec nous.

Ressources supplémentaires

Satang Nabaneh, The Status of Women’s Reproductive Rights in Africa, Völkerrechtsblog, 09.03.2022, doi: 10.17176/20220309-120935-0.

Satang Nabaneh, ‘The Gambia’s Political Transition to Democracy: Is Abortion Reform Possible?’ (December 2019) 21(2) Health and Human Rights Journal 167-179.

Satang Nabaneh, ‘Abortion and ‘conscientious objection’ in South Africa: The need for regulation’ in E Durojaye, G Mirugi-Mukundi & C Ngwena (eds) Advancing Sexual and Reproductive Health and Rights in Africa: Constraints and Opportunities (Routledge, 2021) 16-34.

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« Je suis une diplomate qui a un esprit militant. » - Aya Chebbi (Afrique - Tunisie) - 2/3

Je suis en conversation avec Aya Chebbi, organisatrice féministe panafricaine et la première Envoyée de l'UA pour la jeunesse. Dans la première partie de notre entretien, Aya nous a parlé de son identité africaine et de son enracinement dans le panafricanisme. 

Dans cette deuxième partie, nous creusons un peu plus pour découvrir sa vision d’une Afrique unie et unifiée et nous explorons son expérience quant à son rôle en tant que Envoyée de l'UA pour la jeunesse. 

Je voudrais parler de ton style, parce que tu es toujours bien mise. J’ai le sentiment que ça n’est pas uniquement une question de style, mais que tu désires faire passer un message à travers les vêtements que tu portes. Est-ce que c’est le cas ?

Tout à fait. J’estime qu’il s’agit d’une question d’identité et de libération personnelle. Tu sais, nous grandissons en mettant ce que l’on nous dit de mettre et il y a des standards de beauté particuliers, surtout en tant que femme. Mon expérience capillaire m’a fait réaliser que la manière dont je suis perçue reflète qui je suis. J’ai été harcelée à cause de mes cheveux naturels et donc j’ai pris l’habitude de les couper très courts, mais ensuite j’ai été obligée d’avoir les cheveux lisses. Ma mère les enroulait dans de longs collants tous les soirs pour qu’ils soient disciplinés le matin. Dès que je prenais une douche, je devais aller au salon de coiffure. C’était normal dans ma famille. 

Lorsque je suis allée à l’université, je n’avais plus le temps ni l’argent pour faire ça et je me souviens avoir été choquée de découvrir que j’avais les cheveux bouclés. J’adorais être au naturel, prendre simplement une douche et sortir en laissant mes cheveux tels quels. Dans ma famille les 2-3 premières années, on me disait « Va t’arranger, tu ne ressembles à rien. C’est quoi cette coiffure ? C’est n’importe quoi ». Les cheveux lisses étaient la norme. Je me suis rendue compte que mes cheveux étaient politiques et je les ai utilisés pour montrer qui je suis et que j’aime les porter au naturel. Cela demande du courage également de porter certaines de mes tenues et d’entrer dans une pièce. Je ne porte ni de tailleur ni de jupe cintrée ou une tenue que la société estime qu’une jeune femme ou ce qu’une diplomate doit porter, même dans les couloirs de l’Union africaine. 

« Je me suis rendue compte que mes cheveux étaient politiques et je les ai utilisés pour montrer qui je suis et aimer cela. »

Mon identité panafricaine m’a permis d’avoir le courage d’affirmer : « C’est ainsi que je souhaite être perçue. J’aime mes boucles d’oreilles africaines. Je ne peux pas les retirer. Elles représentent qui je suis ». C’est pour cela que je m’habille tel que je le fais, parce que c’est une démarche panafricaine pour moi.  Toutes les pièces que je porte proviennent d’une partie de l’Afrique, c’est comme si je disais « Je suis toute l’Afrique en mouvement ». Surtout en Tunisie, j’adore le fait que lorsque les gens me voient, ils commencent à poser des questions du genre : « Oh mon Dieu, d’où est-ce que ça vient ? » et que ça lance une conversation. J’aime beaucoup ça ; j’aime provoquer cette réaction. Cela me permet de lancer des discussions sur l’Afrique en Afrique du Nord, ce qui n’est pas évident à faire. J’ai également remarqué que lorsque je voyage, je blogue sur la nourriture, les vêtements et nombre des personnes qui me suivent veulent aller visiter les pays africains où je me rends. Cela leur fait apprécier la culture ou bien ça éveille leur curiosité à ce propos et j’adore ça. Ça change l’image de l’Afrique.

À quoi ressemble une Afrique unie aujourd’hui ? Si nous pouvions faire vivre le panafricanisme tel que tu l’entends, à quoi ressemblerait-il ? Quelle vision as-tu de cette utopie ? 

Bien que les années 60 m’inspirent beaucoup, je pense que nous avons une vision différente. Les dirigeants ont créé des frontières et se sont battus pour avoir des États-nations. Je pense que c’est l’opposé de ce que recherche ma génération actuellement. Nous voyons une Afrique sans frontières qui n’est pas dirigée en fonction des intérêts personnels ou des frontières coloniales. Les gens pourraient se déplacer partout. Ils connaîtraient l’histoire de la Tunisie, ce que les Tunisien.nes ont fait en 2011. Un enfant Zambien, par exemple, saurait ce que les Tunisien.nes ont changé et cela pourrait l’inspirer à agir. Nous serions puissants sur le plan économique, sans nous soucier de l’impérialisme colonial, nous siègerions aux Nations Unies en ayant un pouvoir décisionnaire. Ma vision de l’unité consiste en une population dont la conscience est africaine. Une définition commune de l’africanité et de l’appartenance à cet espace. C’est également une question de leadership. Sans un leadership panafricaniste, il est facile de vendre nos ressources et nos idées. Nous avons besoin de dirigeant.e.s qui pensent : « Je ne vais pas agir ainsi parce que ça pourrait porter préjudice au Ghana, mon voisin, ou à l’Algérie. Je ne procéderais pas de telle manière car cela pourrait porter préjudice au Kenya. » Une mentalité altruiste, qui pense aux autres pays, au peuple en tant qu’Africain, d’un point de vue idéologique… C’est ce que devrait faire un.e dirigeant.e panafricaniste à mes yeux. 

Tout à fait, un.e dirigeant.e seul.e ne peut pas penser au panafricanisme; une action de groupe est nécessaire. Est-ce ce que tu avais à l’esprit lorsque tu as fondé Afrika Youth Movement ? 

Oui. J’ai appris de la révolution tunisienne, un mouvement sans figure de proue. Je ne crois pas en Ghandi, Mandela, Martin Luther King ou en l’idée d’une personne seule qui lance un mouvement et mobilise les autres. Cette théorie a en réalité effacé de nombreuses femmes de l’histoire. Je crois qu’il existe des dirigeant.e.s et des personnes qui ont une influence ou un impact sur la vie des gens, mais je crois que si ces gens n’en ont rien à faire, il ne se passerait jamais rien. L’idée initiale avec la création d’Afrika Youth Movement était de réunir des jeunes qui, comme moi en 2011, n’avaient aucune idée de qui ils/elles étaient, les rassembler dans un espace et leur dire : « Peut-être que ce que tu es, c’est ça, cette identité ». Je suis très extrémiste dans mon panafricanisme, c’est pour ça que je dis que je « radicalise » la jeunesse, parce que je pose des questions critiques en ayant une idée derrière la tête. Je ne m’adresse pas à elle en disant « Tu es peut-être ceci ou cela ». Je mène mon mouvement en déclarant « Tu es avant tout Africain.e ». J’enrôle autant de jeunes que possible avec cette idéologie d’être africain.e d’abord et de placer les intérêts de notre communauté en premier.

A quoi cela ressemble-t-il? J’imagine que ça doit être une tâche très difficile vu la diversité présente, et ce, même au sein d’une seule nation.

La construction de ce mouvement a pris sept ans, avant mon départ et maintenant, en regardant d'autres mouvements comme Black Lives Matter, que nous considérons comme des mouvements importants et massifs, j’estime qu'il faudrait plus que ce que nous faisons actuellement. Chaque fois que je voyage, je réalise que celles et ceux que je recrute font plutôt partie de l'élite. Et beaucoup de ces jeunes occuperont des postes à haute responsabilité, mais cela ne mobilisera pas la base. Et si mon cousin qui vit actuellement dans le nord-ouest de la Tunisie, à la frontière algérienne, au milieu de nulle part, ne croit pas en cela, alors nous ne ferons rien. Si une révolution éclate demain, ces personnes vivant dans ces endroits ne le sauront pas. Elles ne savent même pas que la révolution a eu lieu. Elles ne savent pas qui est le président. Donc, si nous ne mobilisons pas ces personnes-là, nous n’arriverons à rien.

Est-ce à cela que tu souhaites te consacrer à l’avenir ? Quelle est ta vision pour ce projet ? 

Mon rêve serait que les 300 millions de jeunes en Afrique soient toutes et tous panafricanistes. Si j’avais les ressources nécessaires dans quatre ans, c’est mon objectif. Entre 2012 et 2015, lorsque nous avons créé le groupe Facebook et lancé le mouvement, je suis allée dans 35 pays africains, que j’ai sélectionnés en connaissance de cause, et j’ai profité de la moindre occasion pour rester plus longtemps et organiser des rencontres.  Je me rendais à des conférences mondiales, et j'organisais des réunions sur l’Afrique avec des jeunes africain.e.s en parallèle. Tout était réalisé consciemment. J'avais une stratégie. Je me rendais également très souvent dans les universités, ces grands espaces où je pouvais rencontrer de nombreux jeunes en même temps. 

Avant d'être nommée Envoyée de l'UA pour la jeunesse, j'allais réaliser une vidéo et j'avais commencé une tournée afin de voyager et donner des conférences à propos de la décolonisation dans toute l’Afrique. Mon rêve était de toucher 3 millions de jeunes en un an. En m'inspirant de la révolution tunisienne, je voulais aussi les connecter au mouvement... c'est-à-dire à l'infrastructure. Je recrutais ces personnes et leurs partisan.nes, en rassemblant tous ces mouvements. 300 millions de personnes, c'est énorme, mais je pense que si nous ciblons les bonnes personnes, celles qui disposent d’un public important et du pouvoir de mobilisation, nous pouvons y arriver. Ce n'est pas impossible, nous pouvons le faire.  

Tu as évoqué avoir été inspirée par ce que tu as appris lors de la révolution. En y repensant, comment cette expérience a-t-elle façonné la femme Africaine et Tunisienne que tu es aujourd’hui ?

La révolution m’a changé la vie. Tout d’abord parce qu’à mon avis elle est arrivée au bon moment - l'année de la fin de mes études. Elle est survenue à une période où je me rebellais dans ma famille, je remettais en cause des membres de ma famille qui tentaient de m’opprimer parce que je suis une femme. J’étais assez radicale dans ma famille, mais je n’étais pas politique. J’avais peur d’être une militante ou de parler de politique parce que mon père est dans l’armée et ne peut pas prendre part à la vie politique. Ma mère était harcelée elle aussi parce qu’elle porte le voile. J’ai mis mon énergie dans le bénévolat en faisant de la photographie et des ateliers de lecture dans les hôpitaux pour enfants.

Lorsque la révolution est survenue, je n'avais pas peur et j'étais prête grâce à mon expérience de bénévole. Je suis allée au camp de réfugiés. J'ai rejoint la Croix-Rouge et d'autres organisations. Je vois mon intrépidité comme la conséquence de se trouver à un stade où l’on n’est pas seule et où l’on peut dire : « J'en ai rien à foutre que vous me tuiez parce que je vais gagner et si je meurs, nous aurons un héritage parce que toutes ces personnes vont se lever. » Les gens ont essayé de me frustrer en prenant mon appareil photo, parce que je tenais un blog à l'époque. Je me souviens avoir eu peur de la police toute ma vie, mais la révolution a brisé ma peur du système, de l'institution, de l'establishment. Je ne m'étais jamais sentie aussi puissante de ma vie. Le mot « liberté » avait à nouveau un sens. 

Tu as parlé du blogging et je sais que ton blog, Proudly Tunisian (Fière d’être tunisienne en français, NDLR) est très suivi, même en dehors de la Tunisie. Parle m’en plus en relation avec la révolution. 

La deuxième chose que j'ai apprise pendant la révolution est liée au blogging, car j'avais le devoir de dire au monde ce qui se passait. J'étais vraiment frustrée, et la technologie m'a donné du pouvoir. Lorsque mes articles ont commencé à être repris par des médias internationaux, j'ai vu à quel point ma voix était puissante. J'avais l'habitude d’interpeller le New York Times sur Twitter et de leur dire : « Non, cette manifestation avait tel nombre de personnes, pas tel autre. » Et les journalistes changeaient l’information ! J'ai compris la manière dont je pouvais me faire entendre et de quelle manière je pouvais façonner les conversations. J'ai compris que si je ne m'exprimais pas, je ne changerais jamais les choses.

J’ai aussi appris l’engagement communautaire, car tout était organique et magnifiquement chaotique. J’ai rencontré nombre de mes ami.e.s. actuel.le.s dans la rue. Nous nous organisions toutes et tous sur internet. Nous ne nous connaissions pas et, d'une manière ou d'une autre, nous étions coordonné.e.s. Lorsque Ben Ali est parti, nous avons dû nous organiser pour empêcher d'autres personnes de s'emparer de l'espace politique. J'ai appris que l’engagement communautaire demande du temps et des efforts, qu'elle rassemble beaucoup de gens et qu'elle exige l'inclusion. Les concepts de création de coalitions, d'organisation, de rassemblement des gens, d'écoute des gens, de retour d'information, ont pris tout leur sens au final. Au cours des deux premières années, il y a également eu beaucoup de trahisons et de détournements de notre mouvement. J'ai donc également appris que l’engagement communautaire consiste à observer et à écouter, à ne pas porter de jugements hâtifs, à prendre du recul et à faire participer les gens, car vous aurez besoin de tout le monde. 

« J’ai appris que l’engagement communautaire demande du temps et des efforts, qu’elle rassemble beaucoup de gens et qu’elle exige l’inclusion. »

C'est ainsi que j'ai réussi à créer l’engagement, car l'organisation de la jeunesse est mouvementée, mais celle de la jeunesse africaine, qui est si diverse dans un même pays, avec des ethnies, des clans, des langues différentes, etc. l’est particulièrement. Même les personnes originaires d'un même pays ne peuvent pas s'asseoir et dialoguer. Sans la force de croyance dans le panafricanisme, j'aurais plus d’une fois tout abandonné. C'est ce que j'ai appris plus tard dans le mouvement des jeunes : il ne s'agit pas seulement de gagner le combat, mais aussi de construire en son sein. J'ai appris tant de choses ; il faudrait qu’un jour j’écrive un livre sur une révolution. 

Tu devrais ! Je travaille dans les secteurs des ONG et dans le développement international, et tout ce mouvement d’engagement significatif des jeunes… Je ne sais même pas ce que cela veut dire à ce stade. Lorsque tu as été nommée en tant qu’Envoyée de l’UA pour la Jeunesse, qu’en as-tu pensé ?

C'était une surprise, et je ne m'attendais pas à être sélectionnée, car deux ans avant ma nomination, j’avais organisé un boycott à l’UA en quittant la même salle dans laquelle j'ai prononcé mon discours d’investiture. Un dialogue intergénérationnel avait été organisé et je n’ai pas aimé la façon dont le dialogue avait été organisé. Cela ne ressemblait pas à un dialogue, et ne semblait pas démocratique, j’ai donc quitté la salle avec 20 autres jeunes. 

J’ai tout de même posé ma candidature parce que j’estimais mériter ce poste et parce qu’il s’agissait de la prochaine étape que je désirais franchir dans le système. J'ai également postulé pour le poste d’Envoyée des Nations unies pour la jeunesse, et j'ai fait partie des finalistes. C'était une surprise totale, et j'ai apprécié la façon dont j'ai été sélectionnée. C'était un processus rigoureux et transparent qui a pris plusieurs semaines. J'aime raconter cette histoire pour inspirer les jeunes et leur montrer qu'elles et ils peuvent occuper les postes haut placés qu'elles méritent. Vous n'avez pas besoin de connaître quelqu'un ou de travailler pour votre gouvernement ou parce que vous connaissez ou êtes apprécié à l'UA. Et beaucoup de gens croient encore que mon gouvernement m'a nommée ou que j’ai été pistonnée, mais j'ai passé toute ma vie dans la société civile. Je leur montre aussi que l’activisme peut ouvrir les portes de la diplomatie, de la politique, ou de tout ce que vous voulez. Ce n'est pas le poste qui compte, mais ce que vous voulez accomplir. Les titres ne sont que des vecteurs de changement. Je suis très fière de ce rôle. Je l'adore. J'aime servir la circonscription des jeunes. J'espère lui avoir rendu justice. Je pense que l'UA est très pertinente pour l’unité. 

Et pendant les 2 années que tu as passées à ce poste, quels ont été à tes yeux tes succès ?

J'espère avoir rendu justice à ce rôle et avoir posé des fondations solides pour les jeunes au sein de l'institution. J'ai tout rassemblé dans un rapport consacré à l’héritage dans le but d’amplifier l'impact des jeunes et de montrer ce que les jeunes peuvent faire lorsque davantage d’espaces d’innovation sont disponibles.

J'ai grandi entre la révolution et aujourd'hui, je suis passée de la résistance au système à la volonté d’en faire partie pour changer les choses de l'intérieur. C'était effrayant pour moi. Je ne voulais pas faire de compromis sur mon identité – ma personnalité radicale et bruyante – ni sur mes valeurs. Je suis une diplomate qui a un esprit militant, et ce que je veux être, c'est être un pont entre les générations, entre des systèmes déconnectés. Le problème est qu'en tant que jeunes, nous sommes ces personnes là qui sont radicales et nous dénonçons le système. Mais ensuite, nous ne trouvons pas de terrain d'entente. Parallèlement, il est très frustrant pour moi de m'asseoir dans des salles avec des vieux monsieurs qui n'ont rien à faire de la jeunesse de leur pays. Et ce, au niveau le plus élémentaire. Je ne parle même pas de politique ou de mise en œuvre de mesures particulières. Je parle de convaincre l’autre de la raison pour laquelle elle devrait s’en soucier. 

Parle moi de cette expérience de naviguer ces espaces en tant que jeune, surtout jeune dans une position de leadership. Comment t’es-tu sentie?

Actuellement, je suis épuisée d'avoir tant blâmé le système et je pense que nous devrions trouver un moyen de dialoguer avec les institutions. Cela ne marche pas pour nous de nous organiser simplement en dehors des couloirs du pouvoir. C'est ce qui m'a incité à organiser le co-leadership intergénérationnel, pour dialoguer et trouver des solutions ensemble. Ces espaces existent parce que nous les acceptons, et nous acceptons d'être là, de nous y asseoir pour que nos idées soient mises à profit. Là je pars dans un espace où je vais m’occuper de l’engagement. J’inviterai ces personnes à se rallier à ma cause et à s’engager. Je me sens plus confiante, plus puissante, plus motivée, et personne ne se sert de ma jeunesse. 

Je souhaiterais, après ces deux années, que ce concept soit ancré, que ce soit une normalité, et que chaque espace soit intergénérationnel et dirigé conjointement. Le processus de leadership, de gouvernance, les conversations, tous les sujets de haut niveau dont nous parlons devraient comporter ce co-leadership intergénérationnel. Je vois aussi une différence dans les espaces réservés aux femmes. Je pense que dans ces derniers, les personnes se sentent inspirées par les autres générations et sont plus à l'aise pour parler à une aînée que dans les espaces avec des hommes âgés.   

Je suis d’accord avec toi à propos de cette différence dans les espaces féminins, ou le co-leadership est un modèle que la plupart de ces espaces adoptent. Je sais que tu as parlé de ton expérience en tant que jeune dans cet espace souvent dominé par des vieux monsieurs. Quelle a été ton approche en tant que femme ?

Je suis allée dans ce rôle en tant que femme dirigeante. Mon idée du leadership féminin est collaborative. C'est l'intelligence émotionnelle ; d'unir les gens autour du panafricanisme, autour de l'agenda africain. Les deux sont d'abord liés parce que j'ai le sentiment que nous n’avons aucune idée de toutes ces femmes qui ont contribué à la libération. Je sais au fond de moi qu'il y avait un mouvement massif de femmes derrière tout cela. Aussi, les hommes qui m'inspirent, comme Thomas Sankara, sont féministes. Je ne peux pas considérer que Thomas Sankara était féministe sans être panafricaniste, car il s'est battu pour que l'Afrique soit indépendante et a déclaré que cela ne pouvait se faire sans la participation et l'émancipation des femmes. 

On ne peut pas unir notre continent ou parvenir à quoi que ce soit sans être féministe, sans croire à l'égalité et sans croire que les femmes font fondamentalement partie de la révolution africaine.

Dans la prochaine partie de cet entretien, on parlera de comment Aya est devenue féministe et ses efforts d’organisation de l’engagement des jeunes africain.e.s sur le continent. C’est ici pour cette dernière partie.

Note d’Eyala: Cet entretien a été enregistré pour la première fois par Françoise Moudouthe en juillet 2019. Nous avons effectué des mises à jour en avril 2022 pour refléter les changements et les progrès dans la vie d’Aya depuis ce premier entretien. 

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Pour les actualités de Aya, c’est sur Twitter @aya_chebbi

« Je ne me considère pas comme originaire d’une seule partie de l’Afrique. » - Aya Chebbi (Afrique - Tunisie) - 1/3

Une des choses à propos d’Aya Chebbi est qu’elle ne passe pas inaperçue! Elle se démarque à tous égards, que ce soit par les vêtements et les bijoux qu'elle porte, par son langage ou par son approche féministe radicale. 

Lorsqu'Aya a participé à notre tout premier Cercle Eyala, qui s'est tenu à Vancouver en 2018, j'ai remarqué que c'était le plus calme que je l'ai jamais vue. Elle ne disait presque rien, et j'étais curieuse de voir comment elle pouvait être vocale dans des espaces qui exigent que nous le soyons, et combien dans un espace de communauté partagée et de vulnérabilité, elle était très silencieuse, réfléchie et repliée sur elle-même. 

Chaque fois que je vois une personne qui est si extravertie et audacieuse, je suis toujours intéressée à l'entendre, à connaître son histoire. Lorsqu'une personne a une forte personnalité publique, les gens oublient souvent qu'elle a des nuances et des complexités. Lorsque j'ai eu l'occasion de parler avec Aya, je lui ai demandé si elle voulait bien partager son histoire avec moi, et elle a accepté. Je voulais vraiment en savoir plus, et j'espère que notre conversation fera ressortir ces complexités. 

Nous parlons de son identité africaine et de la manière dont le panafricanisme constitue la base de son travail (première partie ci-dessous). Nous avons également parlé de son travail et des leçons qu’elle en a tiré en tant qu'organisatrice pendant la révolution tunisienne et de son expérience en tant que première Envoyée de l'UA pour la jeunesse (partie 2). Nous avons terminé notre conversation par une discussion sur son parcours en tant que militante féministe et sur sa façon de naviguer dans les espaces patriarcaux (partie 3).

C'est parti ! 

Bonjour Aya, merci d’avoir accepté mon invitation. Et quel plaisir de pouvoir discuter en vrai, ici au Maroc ! Je cherchais une manière brève de te présenter tout en rendant justice à tous tes accomplissements… ce n’est pas si facile ! Comment aimerais-tu te présenter ?

La première chose que je dis toujours c’est que je suis panafricaine. Lorsque je fais de nouvelles rencontres, on me demande toujours « D’où viens-tu ? » et quand je réponds que je suis Africaine, on essaie de limiter cette réponse au pays dans lequel j’ai grandi : la Tunisie. Mais je ne me considère pas comme originaire d’une seule partie de l’Afrique.

Je ne suis pas uniquement africaine. Je suis panafricaine. Ce sont deux choses distinctes. Être panafricaine c’est à la fois mon identité et mon idéologie. En me présentant comme telle, je ne dis pas seulement que je suis originaire d’Afrique mais aussi que je veux l’unifier. Comme l’a dit Kwame Nkrumah, « Je suis africain, non pas parce que je suis né en Afrique, mais parce que l'Afrique est née en moi ».

Commençons avec la question de l’identité.

Je viens d’Afrique du Nord ; j’ai une identité méditerranéenne, une identité amazighe, une identité maghrébine, mais également une identité africaine. Et aucune de ces identités n’efface l’autre, tu vois ce que je veux dire ?

Je vis en Afrique du Nord depuis un moment maintenant, et dire que tout le monde ne se sent pas aussi africain.e que toi, serait un euphémisme… 

C’est vrai et je le déplore. C’est parce que nous avons été privés de notre identité africaine. Les choses ont changé après l’indépendance : tout s’est arabisé et islamisé. On ne nous enseigne rien sur l’histoire africaine à l’école, et il y a la barrière de la langue qui rend difficile la lecture d’auteur.e.s originaires du reste du continent.

Dis-moi alors comment est né ton sentiment d’africanité ?

Je pense qu’il résulte de deux expériences que j’ai vécues très tôt dans mon parcours. J’ai rejoint mon père qui travaillait pour l’armée tunisienne dans le camp de réfugiés de Choucha à Ras Jedir. Il l’avait installé à la frontière tuniso-libyenne et il s’en occupait, à la suite du conflit entre les autorités pro Kadhafi et les rebelles libyens. Environ 1 million de réfugié.e.s, essentiellement des migrant.e.s africain.e.s, ont fui vers la Tunisie en passant par la frontière. C’était comme si j’étais dans un livre d’histoire sur l’Afrique. Je m’asseyais et je discutais pendant des heures avec des personnes venant de la « Sénégambie », du Bénin, de la Sierra-Leone et d’autres pays. Un pan de l’histoire dont je n’avais jamais entendu parler. Et pourtant, je me retrouvais dans certains de leurs récits. 

Ensuite, l’expérience de traverser les frontières coloniales et de visiter d’autres pays a été très importante. Mes premières destinations ont été le Kenya et le Sénégal. Je me suis sentie comme chez moi en partageant des repas, en rompant le jeûne et en ayant des conversations à propos de l’islamisation, en apprenant les liens entre le swahili et l’arabe ou en me promenant le long de l’avenue Habib Bourguiba à Dakar. Cette familiarité a été révélatrice, surtout parce que je viens d’un pays où les gens ont de nombreux stéréotypes sur le reste de l’Afrique. 

Et tu as été confrontée à des stéréotypes sur ta propre identité de la part d’autres Africain.e.s?

Lors de mon séjour au Kenya en 2012, j’ai réalisé que la plupart des personnes qui me voyaient ne me considéraient pas comme une africaine. Elles croyaient que je venais d’Espagne ou du Brésil et me surnommaient Mzungu (en swahili : la blanche). Cela a piqué ma curiosité, je voulais savoir pourquoi les gens ne me percevaient pas comme africaine et je leur ai donc demandé. Je leur expliquais presque tous les jours : « Je viens de Tunisie. C’est en Afrique du Nord, je suis africaine. » C’est comme ça que j’ai commencé à revendiquer mon identité. 

Plus je voyageais à travers l’Afrique, plus l’idée du panafricanisme me fascinait. J’ai commencé des lectures détaillant la relation de l’Afrique du Nord au reste du continent ainsi que sur le mouvement africain de libération. J’ai été fascinée par la manière dont les pays sont devenus indépendants les uns à la suite des autres grâce à la solidarité, à l’idéologie de se rassembler en tant qu’Africains pour se libérer. C’est de cette manière qu’est née mon identité actuelle, qu’elle s’est renforcée et qu’elle est devenue politique. Je crois sincèrement que nous sommes bien organisés.

Mon entretien avec Aya a bien commencé en effet. Dans la deuxième partie, nous explorons plus ses réflexions sur le panafricanisme, et on en apprend plus sur ces expériences en tant que première Envoyée de l'UA pour la jeunesse. Cliquez ici pour lire la partie 2.

Note d’Eyala: Cet entretien a été enregistré pour la première fois par Françoise Moudouthe en juillet 2019. Nous avons effectué des mises à jour en avril 2022 pour refléter les changements et les progrès dans la vie d’Aya depuis ce premier entretien. 

Faites partie de la conversation

On a hâte de savoir ce que vous en avez pensé. Vous pouvez écrire un commentaire ci-dessous, ou on pourrait se causer sur Twitter, Facebook ou Instagram @EyalaBlog.

Pour les actualités de Aya, c’est sur Twitter @aya_chebbi

« Etre une féministe est une lutte pour la réalité que je sais que je mérite. » - Dr Tlaleng Mokofeng (Afrique du Sud) - 4/4

Quand je pense à tout ce que tu m’as dit sur ton livre, il est clair que tu ne nous as pas seulement donné un guide sur la santé sexuelle, mais aussi un manifeste sur le pouvoir féminin. Tu donnes même un indice de cela dans la dédicace - un beau poème qui se termine sur un appel à te rejoindre à être des “indomptables”. The mot te vas si bien. Tu peux m’en dire plus sur pourquoi tu l’as choisi pour nous accueillir dans ton monde?

Plusieurs personnes ont fait référence à moi sur Twitter en m’appelant ‘l’indomptable Dr. T” et donc quand ma maison d’édition a utilisé le même mot pour annoncer mon livre, je suis allée chercher la signification dans le dictionnaire. (L’anglais est ma 6e langue, tu sais? Donc je cherche assez souvent la signification des mots). Je suis donc allée chercher la signification, parce que je me suis dit, avant d’internaliser ce mot, il faut que je sache ce qu’il signifie. Je m’inquiétais de ce que les gens projetaient sur moi. 

Pourquoi cela t’inquiétait-il? C’est un compliment, n’est-ce pas?

Je résiste délibérément à toute personne qui essaie de me coller l’étiquette de forte, tenace ou des choses comme cela. En Afrique du Sud, il y a ce mot, mbokodo, qui était utilisé pour décrire les femmes actives dans la lutte anti-apartheid. Les gens l’utilisaient pour dire qu’une femme était forte, qu’elle était une pierre, qu’elle ne pouvait pas être brisée.

Mais très souvent, cette force qui est célébrée vient avec la réserve que les femmes restent silencieuses devant des bêtises. Cette force est utilisée comme une arme pour maintenir la maison même si tout est en train de s'effondrer. Ce qui est célébré est le fait que nous acceptons une certaine forme de violence et quand tu élèves la voix, quand tu décides que tu ne seras pas utilisée, alors, tout d’un coup, tu n’es plus si forte.

Donc je voulais connaitre la signification de indomptable parce que je ne voulais pas être vue comme un objet qui n’avait pas d’émotions. Mais quand j’ai vu ce que ça signifiait, je me suis dit, d’accord, ce mot me ressemble. Je le prends. (Elle rit.)

Comment définis-tu ton esprit indomptable?

Dire que je suis indomptable veut dire que je sais exactement ce que je soutiens, et par extension, cela veut dire que je n’ai pas à perdre mon temps à convaincre les gens que ce que j’ai à dire est important. Si je n’aime pas quelque chose, je te dirai. Et s’il y a des problèmes dans ton combat, je te dirai. Je ne suis pas cette personne qui va garder le silence. 

Je me trouvais dans un vol et ce poème m’est venu à l’esprit et donc je l’ai noté. Et puis j’ai pensé, c’est ce qui va aller dans ce livre. Il m’a été demandé d’inviter quelqu’un à écrire la préface mais ça m’a paru judicieux d’avoir ce poème comme ma dédicace.

Je ne peux pas te laisser partir sans qu’on ne parle de féminisme. Qu’est-ce que ça veut dire pour toi quand tu te réclames féministe?

Je ne connaissais pas ce mot, féminisme, jusqu’à tard dans mon adolescence, quand j’ai commencé à lire sur le sujet. Mais j’ai vécu dans un monde féministe. J’ai grandi en voyant des femmes arriver dans des pièces et commander le respect. J’ai grandi avec des femmes qui riaient bruyamment. J’étais entourée de femmes qui m’ont permis de discuter, qui ne m’ont jamais dit que je ne pouvais pas dire ci ou ça ou de donner une réplique à mon père parce que je n’étais qu’une enfant.

Donc ce monde que beaucoup de féministes essaient de construire, j’y ai vécu. Mon féminisme n’est pas quelque chose que je lis ou une réalité qui existe quelque part au loin. Mon féminisme, c’est ma vie. C’est mon histoire. C’est ma mère, ce sont mes tantes. Ce sont ces souvenirs d’enfance de femmes assises sur des tabourets autour de marmites bouillonnantes et parlant des relations sexuelles incroyables qu’elles avaient sans nous chasser. Je sais ce que c’est que de vivre dans un monde où je suis considérée pour ce que je suis et ce que je veux être. 

C’est une vision tellement apaisante du féminisme.

Oui, mais pour les mêmes raisons, mon féminisme est aussi une lutte. C’est une lutte pour ne laisser personne me retirer ma réalité, mon vécu et mon histoire. Mon féminisme est ma lutte pour protéger qui je suis. Les gens aiment se plaindre que les féministes luttent tout le temps. Mais bien sûr que je lutte!

Je lutte pour protéger le monde que je sais peut exister parce que je l’ai vécu: un monde dans lequel je peux me mouvoir sans être traitée de tous les noms ou sans que les gens ne passent des commentaires sur mon gros derrière ou sur mes vêtements. Un monde dans lequel je peux me mouvoir sans être inquiétée que je vais être violée. Mais maintenant j’étouffe. Je suis réduite au silence. Je suis violentée, alors, je lutte. Etre une féministe est une lutte pour la réalité que je sais que je mérite parce que je l’ai vécue.

Et maintenant, la question rituelle de fin sur Eyala. Quelle est ta devise féministe ?

Ce n'est pas vraiment une devise féministe, mais il y a cette phrase que ma mère me dit chaque fois que je voyage ou que je me prépare à donner une conférence ou autre. Elle dit toujours : "sois audacieuse". Je l’ai même en tatouage sur mon avant-bras depuis quelques mois, et en braille.

En Braille? Pourquoi?

Dans les années 80, ma mère était enseignante pour les enfants aveugles et sourds, alors elle leur enseignait la braille et le langage des signes. La langue des signes est en fait la première langue que j'ai apprise. Je voulais que ce tatouage soit en Braille et en 3D, pour que si jamais je rencontre un-e aveugle, il/elle puisse lire le tatouage.

Wow, j’adore. 

Oui, donc "être audacieuse " est une devise qui me permet d'avancer dans un monde où ma réalité, mon histoire, qui je suis et à quoi je ressemble, est constamment remise en question ou réduite au silence. Un monde où je ne suis jamais assez bien comme je suis, donc je dois toujours appuyer les choses. Et donc, "être audacieuse" est un rappel à être moi-même.

Être audacieuse n'est pas la même chose qu'être forte, par ailleurs. L’audace donne de l'espace à la vulnérabilité là où la force n'en laisse pas. Être audacieuse signifie que je dis ma vérité même lorsque ma voix tremble. Chaque fois que je vois une personne qui a besoin de soutien ou qui est en difficulté, je partage ces mots avec elle. Soyez audacieuse. Même si vous pleurez en ce moment, soyez audacieuse face à votre vulnérabilité. Ne soyez plus calme ou respectable. Peu importe que vos pleurs retardent toute la conférence. Quoi que vous ressentez, ressentez-le pleinement. Soyons audacieuses. 

C’est la fin! Grand merci à toi, Dr. T. d’avoir partagé une si grande partie de ton histoire avec moi et avec la communauté Eyala sans craindre la controverse. Chères lectrices et lecteurs, j’ai hâte d’entendre ce que vous en avez pensé, alors envoyez-nous un commentaire ci-dessous, ou parlons sur Twitter, Facebook ou Instagram @EyalaBlog.

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Cherchez vos copies de son livre Dr. T., A Guide to Sexual Health and Pleasure. Vous pouvez commander chez Book Depository pour les livraisons en Afrique et en Europe; et chez Barnes and Noble pour les livraisons aux Etats-Unis.

« L’hymen est un morceau d’anatomie inutile. » - Dr Tlaleng Mokofeng (Afrique du Sud) - 3/4

Mon entretien avec la médecin et activiste des droits reproductifs sud-africaine, Dr Dr. Tlaleng Mofokeng, ne fait que commencer. Après avoir entendu ses motivations (partie 1) et sa voix (partie 2), le moment est maintenant là pour parler avec Dr T. de son livre: A Guide to Sexual Health and Pleasure (Un guide de la santé et du plaisir sexuels - inédit en français). Asseyez-vous et prenez un verre.

Maintenant qu’on en sait un peu plus sur toi, on va se plonger dans ton livre. Je devrais commencer par te dire que je l'ai adoré ! Il est instructif et déconcertant à plus d'égards que ce que l'on pourrait attendre d'un "guide de la santé et du plaisir sexuels".

Merci Françoise, cela me touche beaucoup. 

Je te propose de développer certains points du livre que j'ai trouvés puissants. Tout d'abord, tu nous invites tous à nous détourner de l'idée de normalité lorsqu'il s'agit de santé et de plaisir sexuels. N'y a-t-il vraiment aucune norme ? 

A la clinique dans laquelle je travaille, nous recevons beaucoup d'appels affolés de personnes, mais elles ne disent pas : "Je ne sais pas ce qui se passe, aidez-moi". Elles nous disent plutôt : " Il ne m'arrive pas ce qui est arrivé à ma sœur quand elle était enceinte de huit semaines " ou " Mon vagin ne ressemble pas à ceux que j'ai vu sur tel ou tel site web ". Résultat, je me retrouve en consultation, pensant qu'il s'agit de dépistage d'IST et de frotti, mais au fur et à mesure que je consulte les antécédents médicaux de la patiente, je réalise que cette personne ne fait que passer des tests pour prouver qu'elle est normale. Si elle connaît une personne qui a ses règles pendant trois jours alors qu'elle-même les a pendant sept jours, elle se dit que quelque chose ne va pas du tout chez elle. 

Il y a beaucoup d'anxiété qui se manifeste dans le pourquoi et le comment de la recherche de soins de santé. Les femmes, en particulier, comparent leurs maladies et partagent leurs observations, oubliant que nous n'avons pas les mêmes antécédents médicaux, ni les mêmes souhaits en matière de soins de santé, de bien-être ou de fertilité. Cette anxiété n'est pas seulement liée à nos processus physiologiques. Il s'agit également de notre apparence physique, de la façon dont nous gérons nos relations... C'est pourquoi nous nous retrouvons face à des listes de conseils qui vont vous énumérer toutes les choses que vous devez faire si vous êtes mariée et que vous voulez empêcher votre mari de vous tromper. Ce sont des idioties. Nous sommes toutes normales (et tous normaux), quelle que soit la forme sous laquelle nous sommes.

Cela concerne d'ailleurs les personnes intersexuées. Nous savons, par expérience médicale et anthropologique, qu'il existe d'autres représentations de l'aspect extérieur des organes génitaux, mais pour une raison qui m'échappe, nous considérons que la vulve et le pénis seraient les seules variantes des organes génitaux. Nous obligeons les gens à n'avoir qu'un pénis externe qui a un aspect bien précis, et une vulve qui a aussi un certain aspect - sans quoi on est considéré.e comme quelqu'un d'anormal.e. Même si nous savons que, statistiquement, l'intersexualité est une variation fréquente comme toutes les autres. C'est pourquoi je parle délibérément de ce qu'est la normalité, mais aussi de sa définition.

J’ai remarqué combien ton travail est naturellement inclusif des personnes LGBTQIA+.

Les gens me demandent toujours : "Comment pouvons-nous devenir inclusives et inclusifs vis-à-vis des personnes LGBTQIA+ dans notre travail ?" Dans le livre, j'essayais de montrer aux gens comment on peut y parvenir sans pour autant crier sur les toits: "Hé, regardez-moi, je suis inclusive (inclusif)". Il s'agit de briser l'idée préconçue de ce qu'est la normalité et d'informer tout le monde - chaque personne qui lit utilisera sa propre perspective et obtiendra les informations les plus pertinentes pour elle. 

Si une personne intersexuée lit mon livre, elle se sentira légitime. Si vous êtes une femme transsexuelle, vous trouverez la légitimisation dans le chapitre où je parle des hormones, ou celui sur les types de massage de la prostate et les orgasmes de la prostate. Et si vous n'êtes ni l'une ni l'autre, cette information peut vous passer par-dessus la tête, et c'est tout aussi bien ainsi.

Tu ouvres ton premier chapitre en demandant : "Quand avez-vous regardé votre vagin pour la dernière fois ?" et tu invites ta lectrice à poser le livre et à découvrir à quoi ressemblent réellement les choses là dessous. Je me suis rendue compte que je ne l'avais jamais fait, alors j'ai accepté - sur ordre du médecin, non? Je dois dire que ça m'a époustouflée ! Pourquoi penses-tu qu'il est si important de regarder notre propre vagin ?

Cette question interpelle tout le monde. Même les femmes se réclamant body-positives. Même les femmes se réclamant sex-positives. Même les féministes qui répètent haut et fort: "mon corps, mon choix".  Quoi que les gens disent sur Twitter, ou quoi que nous lisions dans le magazine Cosmo, je peux te dire que les femmes n'ont pas la relation avec leur vagin que nous pensons qu'elles ont. Je voulais que cette question figure dans le livre parce que je sais que nous ne pouvons pas déplacer le curseur dans cette conversation sans démystifier la vulve et le vagin. 

Il y a tellement de pouvoir à regarder son vagin. J'ai vu le visage de femmes s'illuminer lorsqu'elles prennent ce miroir dans la salle de consultation et le regardent. Des personnes sont venues me voir pour me dire : "Ma libido est très basse. Je n'aime pas les relations sexuelles". D'autres me disent que faire l'amour est douloureux. Voire même certaines atteintes de vaginisme, c'est-à-dire qu'elles sont totalement incapables de se faire pénétrer dans le vagin par un accessoire/sex-toy, un pénis ou autre. Je fais cet exercice avec toutes ces personnes. Et je vois le changement de leur posture corporelle, de leur expression faciale. Je les vois s'illuminer.

C'est un bon moyen de briser la glace. Les femmes me disent alors ce qu'elles ressentent et ce que cela signifie pour elles de contempler leur vagin. Elles partageront des histoires inexprimées sur les traumatismes qu'elles ont subis dans leur enfance. Quelques-unes d'entre elles suivront une thérapie. D'autres quittent ma salle de consultation le jour même et leur problème a disparu. Elles sont venues chercher des médicaments ou du réconfort, et elles repartent avec quelque chose de complètement différent.  

Wow ! C'est incroyable. Pourquoi penses-tu que cet exercice est si puissant ?

Je pense que c'est à cause de la religion, de la culture et de toutes les autres façons dont le vagin est instrumentalisé contre les filles et les femmes. Quand on vous réprimande, on vous accuse d'être une pute. Quand vous avez vos premières règles, on vous accuse de coucher à droite et à gauche. Il y a tellement de choses que l'on endure, que le vagin et la vulve endurent. Il y a un million de jurons, qui sont utilisés spécifiquement pour la vulve et le vagin. Nous ne réalisons pas à quel point cela devient notre réalité. 

Parfois, il suffit que quelqu'un affirme que vous pouvez avoir une relation différente avec votre vagin. Qu'en fait, ce vagin est le vôtre, qu'il fait partie de vous et que vous devriez en être fière. Ce n'est pas quelque chose qui reste là et qui attend qu'un homme lui fasse l'amour. Alors oui, c'est un exercice fascinant qui, je le sais, a beaucoup de pouvoir sur les femmes. C'est pourquoi je commence souvent par ça.  

Votre vagin n’est pas quelque chose qui reste là et qui attend qu’un homme lui fasse l’amour.

Dans le livre, vous appelez les personnes qui ont un vagin de non seulement le regarder, mais de l’appeler par son nom.

Oui, j'essaie de faire en sorte que toutes les femmes disent vagin dans leur langue. Quelle que soit votre langue, dites juste les mots. Quand je fais un discours ou un atelier, je demande à tout le monde de dire le mot. Même quand je suis passée à la télévision pour la première fois avec ma propre émission, la première chose que j'ai dite a été "vagin, vagin, vagin !"

Est-ce qu'ils ont crié : " Lancez la publicité s'il vous plaît" ?

Dieu merci, c'était une maison de production qui croyait déjà en ma politique. Elle a trouvé ça fantastique. C'était incroyable : vous allumez votre télé à sept heures, et tout ce que vous entendiez, c'était "vagin, vagin, vagin" avant même la première séquence. Maintenant, certaines personnes qui me voient dans la rue ou ailleurs se mettent à crier "vagin, vagin, vagin" et là je sais que ce sont des gens qui me connaissent bien.

Tu sais, je n'ai jamais entendu les mots vagin ou vulve quand j'étais enfant. Je ne pense pas que ma mère m'ait jamais dit comment l'appeler. Le mot que j'ai appris des autres enfants était "njunju", une insulte qui signifie "monstre". Je ne réalise que maintenant les dégâts que cela a provoqué ! J'essaie donc de faire les choses différemment avec ma fille, qui a trois ans. Je lutte contre mon malaise et je lui apprends à dire "vulve". L'autre jour, j'ai glissé et comme ma propre mère, je lui ai dit "va faire pipi et n'oublie pas de t'essuyer les fesses". Elle a répondu : "Non maman, je fais juste pipi, alors je vais devoir essuyer ma vulve." À ce moment-là, je me suis dit : "Bon sang ! Il y a eu des dégâts, mais il y a aussi des progrès. Je n'en suis peut-être pas encore là, mais si je continue à faire semblant, il se peut qu'elle s'en sorte !" 

Vous ne pouvez pas donner à d'autres personnes ce que vous n'avez pas. Vous ne pouvez pas enseigner la positivité sexuelle ou le body-positivisme quand vous-même en faites défaut. Ce livre est donc destiné aux soignant.e.s, aux parents et à toutes ces personnes qui n'ont jamais eu d'éducation sexuelle et qui veulent faire les choses différemment, mais qui ne savent peut-être pas par où commencer. 

C'est aussi la raison pour laquelle ce livre est un guide. Il ne doit pas être lu d'un bout à l'autre. Je veux que vous alliez à la section que vous devez consulter ce jour, et que vous sachiez que lorsque vous aurez besoin de plus - et ce sera le cas, car la vie vous y amènera - vous pourrez y revenir.

Voici une déclaration que tu as faite dans le livre et qui m'a fait hurler : "À mon avis, l'hymen est le morceau d'anatomie le plus surestimé". J'ai littéralement hurlé ! 

L'hymen est un morceau d'anatomie inutile. Tu peux me citer à ce sujet. Inutile. Laisse-moi te raconter une histoire. Il y a quelques années, dans l'une des circonscriptions d'Afrique du Sud, un membre du gouvernement local a décidé de mettre en place un programme de bourses pour les jeunes femmes âgées de 17 à 18 ans, je pense, afin qu'elles puissent étudier à l'université. Et ils ont inclus une clause dans les demandes disant que les jeunes filles devaient subir un test de virginité pour obtenir la bourse

Quoi?

Oui, je suis sortie de mes gongs. J'étais très contrariée. Quel est le rapport entre le mérite scolaire et l'hymen? Il montre jusqu'où le patriarcat peut aller. Se servir de l'hymen comme d'un critère pour décider qui mérite une éducation. Cela illustre simplement une des manifestations du patriarcat autour du corps des femmes.

Partout dans le monde, la pureté des femmes est très observée. Les gens sont obsédés par les organes génitaux des femmes et considèrent l'hymen et le vagin comme les seules choses que vous devez préserver pour votre mari. Pourtant, dans ces mêmes communautés, ce même hymen et ce même vagin sont diabolisés lorsque les femmes décident de les utiliser pour leur propre plaisir. Pourquoi ces communautés font-elles une exception de ce morceau d'anatomie - avec lequel toutes les femmes ne sont pas nées, soit dit en passant, et qui n'est pas un signe de virginité chez les femmes qui l'ont - mais seulement lorsqu'il sert les intérêts des hommes? C'est là que se situe l'hypocrisie.

Un autre point important que tu soulèves dans ton livre est que "le plaisir sexuel est le chaînon manquant dans de nombreuses discussions sur la santé sexuelle". Peux-tu m'en dire plus?

La santé publique aime à prétendre que le sexe est dépourvu de plaisir. On évoque les aspects patho-physiologiques, économiques et politiques du sexe, mais personne ne parle de la véritable raison pour laquelle les gens ont des rapports sexuels. Les gens font l'amour parce que c'est agréable. En tant que médecin, lorsque vous niez le fait que les gens ont des relations sexuelles pour le plaisir, vous vous privez de la possibilité d'encourager vos patient.e.s à utiliser et à négocier des instruments sexuels plus sûrs. C'est notre rôle de donner aux gens des informations sur le sexe qui reflètent le fait qu'ils/elles recherchent le plaisir sexuel.

C'est notre travail de dire aux femmes que nous savons que le préservatif interne, ou préservatif féminin comme on l'appelle, a l'air gros et intimidant. C'est seulement à ce moment-là que nous pouvons éduquer les femmes et leur expliquer que si l'anneau extérieur du préservatif interne est si gros, c'est parce qu'il protège vos lèvres et une partie de votre pubis, notamment contre les IST qui n'ont pas besoin de fluides corporels pour se transmettre. Mais qu’il est toujours possible d'avoir des relations sexuelles agréables tout en utilisant le préservatif : saviez-vous que l'anneau extérieur est si gros que si vous mettez un lubrifiant sur votre clitoris et que l'anneau extérieur frotte dessus, il est lubrifié ? Vous allez en fait améliorer votre capacité à avoir un orgasme clitoridien ainsi qu'un orgasme vaginal par pénétration, et à avoir encore plus de plaisir.

En centrant l'approche sur le plaisir, je trouve que je suis capable d'amener plus de gens à comprendre et à avoir une relation différente avec les contraceptifs parce que j'affirme leur fait qu'ils ont droit au plaisir sexuel. J’explique à mes patients que les médicaments que je leur prescris contre l'hypertension artérielle peuvent provoquer des troubles de l'érection, et je leur parle donc des lubrifiants, des sex toys, de la masturbation et de l'éjaculation retardée. Je leur dis comment communiquer avec leurs partenaires, de leur dire par exemple : " Écoute, les prochaines fois que nous ferons l'amour pourraient être différentes à cause de ce médicament, alors il faudra gérer nos attentes, ou peut-être passer plus de temps sur les préliminaires ". Je leur donne toutes ces informations pour éviter qu’ils n’arrêtent de prendre leurs médicaments contre l'hypertension. Mais la plupart des médecins ne le font pas, et ensuite ils constatent que les patients ne respectent pas les prescriptions. Pratiquons la médecine dans son intégralité. Ne choisissons pas ce que les patients ont besoin d'entendre. La rétention d'informations nuit aux individus.

Pourquoi penses-tu que la plupart des médecins n'utilisent pas cette approche centrée sur le plaisir?

Les professionnel.les de la santé sont des êtres humains, tu vois? En tant que personnes, elles ont donc des préjugés et des jugements. J'étais déjà inquiète à ce sujet lorsque j'étais jeune étudiante en médecine. J'ai étudié la médecine à une époque où l'Afrique du Sud mettait en place une réponse structurelle du système de santé face  à l'épidémie de VIH. Il y a eu une discussion sur les vecteurs de la maladie et la cible des messages de santé publique, et ils ont décidé que c'était les femmes et les jeunes filles noires. L'idée était alors que si les femmes noires n'étaient pas aussi hypersexuelles, si les jeunes filles noires pouvaient garder les jambes fermées et se concentrer sur l'école, la situation s'améliorerait. 

J'avais un problème avec certaines des questions que les professionnel.les de la santé posaient aux patient.e.s sur leur histoire sexuelle. Iels leur demandaient "avec combien de personnes avez-vous couché ?" et rien d'autre. Je me disais : quel est le but de tout cela, à part légitimer le jugement que les professionnel.les de la santé portent déjà sur les femmes et les jeunes ? Ces questions bouillonnaient toujours pour moi. 

À l'époque, la plupart des brochures d’informations et des guides martelaient un seul message: ne couchez pas à droite à gauche, vous allez attraper le VIH, ne faites pas ceci, vous allez attraper cela. Or, nous savons que les campagnes par la peur sont inefficaces. Les gens ne viennent pas voir les médecins et les infirmières avant d'avoir des relations sexuelles. Ils ont des rapports sexuels alors que nous ne sommes même pas là! Nous devons nous assurer que les gens sont suffisamment informés pour évaluer leurs propres risques et négocier l'utilisation d'outils de protection sexuelle, quel que soit le contexte dans lequel ils ont des relations sexuelles. Ce n'est pas le rôle de la communauté médicale de juger les gens sur la façon dont ils ont des relations sexuelles, quand ils en ont, avec qui ils en ont. Je pense que la santé publique serait plus efficace si nous cessions de juger nos patient.e.s.

Je pense que la santé publique serait plus efficace si nous cessions de juger nos patient.e.s.

Cela me rappelle une expérience que j'ai vécue récemment alors que je faisais des recherches dans la région du Sahel. J'ai interrogé plusieurs professionnel.les de la santé mais aussi des personnels d’ONG, qui ont admis qu'ils et elles ne disaient pas aux filles et aux femmes qu'elles avaient le droit de se faire avorter (après un viol ou un inceste par exemple) parce que c'était contraire à leurs propres valeurs religieuses. Que réponds-tu à cela ?

C'est tout à fait déshonorant. Mais c'est la norme, et ça me fait tellement mal. C'est pourquoi je passe tant de temps à travailler avec des étudiant.e.s en médecine, des jeunes médecins, des infirmières et d'autres professions apparentées comme les pharmacien.ne.s. Nous ne pouvons pas avoir une autre génération de professionnel.les de la santé qui imposent leur culture et leur religion à des patient.e.s vulnérables et marginalisé.e.s.

Personne ne force une personne qui croit en un Dieu qui a toutes ces règles à devenir médecin, infirmière ou pharmacien.ne. Comment osent-elles exercer ces professions en sachant qu'elles vont faire obstruction aux droits humains des personnes ? Elles utilisent leur pouvoir pour imposer leurs opinions personnelles aux individus et interfèrent avec les soins pour des raisons égoïstes. Moi je leur dis : il n'y a pas de place pour vous dans la profession médicale. Si vous êtes si spirituel.le, allez faire de la théologie. Je sais que les mots que j'utilise sont très forts, mais je les utilise délibérément. Nous ne devrions pas avoir la moindre tolérance pour cela.

Je leur dis: il n’y a pas de place pour vous dans la profession médicale. Si vous êtes si spirituel.le, allez faire de la théologie.

Des jeunes filles ont des grossesses inopportunes qui changent le cours de leur vie pour toujours. Des femmes meurent littéralement parce qu’on leur refuse des avortements médicalisés. Certaines d’entre nous meurent en couches. Et tout ça parce que les médecins nous disent: Dites seulement non et priez de ne pas avoir envie de sexe. Quelle est cette absurdité? Je vis dans un pays où une femme sur 7 est une survivante du viol. Le fait que je dise non ne va pas me prémunir contre le viol donc le moins que vous ppuissiez faire en tant que mon prestataire de santé est de ne pas entraver les soins.

Mais une fois encore, examinons les personnes qui subissent les préjudices de ces types de prestataires de soins. Il s'agit des femmes et des jeunes. Ce sont les personnes qui ont besoin d'un avortement et celles qui veulent une contraception. Encore une fois, c'est le patriarcat qui se manifeste. Pas seulement dans le monde médical, d'ailleurs ! Pourquoi pensez-vous que si peu d'avocat.e.s se battent pour nous, les femmes ? Il est facile d'obtenir un.e avocat.e pour une faute médicale, pour un accident de voiture ou pour une procédure orthopédique qui a mal tourné. Mais personne ne voit l'intérêt de se battre pour que les femmes aient accès à la santé et aux soins sexuels et reproductifs, ainsi qu'à leurs droits. Le système juridique lui-même est patriarcal. Sinon, nous gagnerions des procès tous les jours !

Absolument. Voici la dernière déclaration sur laquelle je voulais t’interroger. Tu écris dans ton livre que "le travail du sexe est un vrai travail". Je te pose cette question parce que le travail du sexe est une question qui divise énormément le mouvement féministe, en particulier en Afrique. J'aimerais donc connaître ton point de vue sur cette question.

Lorsque vous avez des adultes qui sont des travailleur-euses du sexe, qui sont capables de participer de manière consensuelle à des actes sexuels (tous n'ont pas besoin d'être pénétrants d'ailleurs), qui sont capables de négocier, quand, comment, avec qui et dans quel but ils et elles ont des rapports sexuels, je pense que ces personnes n’ont aucune raison d’être criminalisées.

Criminaliser le travail du sexe, c'est punir les femmes d’être capables de négocier des rapports sexuels. Cela n'a aucun sens. C'est comme une dissonance cognitive. Celles qui ne soutiennent pas la décriminalisation du travail du sexe en tant que question féministe ne font que montrer leur hypocrisie. Ce qu'elles disent aux travailleurs-euses du sexe, c'est : "Vous êtes si doué-e-s pour négocier les conditions du sexe que je ne vous soutiendrai pas".

Ce sont les travailleurs-euses du sexe qui devraient nous apprendre quelque chose. Ils-Elles savent comment se protéger des IST parce qu'ils-elles ne peuvent pas se permettre d'en attraper. Les travailleurs-euses du sexe savent comment mettre un préservatif avec leur bouche lors d'une fellation. Vous devriez apprendre, c'est une compétence de vie, chérie ! (Nous rions.) Pourtant, nous nous sommes tellement enfermé.e.s dans cette prison du sexe et de la morale que nous sommes des agent.e.s du patriarcat, même au sein du féminisme. Pourquoi ? Parce que c'est le sexe, parce que ce sont des femmes.

Ce que nous disons à ces femmes, c'est : comment osez-vous penser que vous avez le droit d'être sexuellement actives? Comment osez-vous penser que vous pouvez prendre plaisir à être sexualisées ? Alors comment osez-vous penser que vous pouvez négocier la façon dont le sexe doit se produire et, Dieu vous en garde, comment osez-vous faire payer les hommes pour cela ? Voici le problème que les gens ont avec le travail du sexe : c'est le fait que les hommes doivent payer pour cela.

C'est une perspective intéressante.

Le patriarcat autorise les femmes à faire l'amour dans la mesure où ça leur retire quelque chose, où c'est vigoureux, où c'est violent. Les travailleurs-euses du sexe sont un moyen de pression politique sur le patriarcat. C'est pourquoi le patriarcat déteste tellement les femmes qui sont des travailleuses du sexe.

Ce n'est pas comme si les hommes qui sont des décideurs politiques se tenaient à l'écart des travailleuses du sexe ! Les membres du Congrès et du Parlement sont précisément leurs clients. Certains des plus grands scandales en politique commencent par le sexe - et je ne parle pas d'un scandale sexuel entre un membre du Congrès et sa femme. C'est toujours avec un.e travailleur-euse du sexe.

Le problème de ces hommes, en revanche, est qu'ils veulent reproduire avec les travailleurs-euses du sexe ce qu'ils font aux femmes dans toutes les autres industries et à tous les autres niveaux de la société. Ils veulent prendre, ils veulent être vigoureux et violents. Et voilà que les travailleurs-euses du sexe arrivent, renversant tout l’ordre établi, et disent : non seulement nous serons des femmes, mais nous serons des femmes et nous pourrons négocier le sexe. Nous serons des femmes qui aiment le sexe. Nous serons des femmes qui vous ferons même payer pour avoir des rapports sexuels. C'est le problème du travail du sexe et des travailleurs-euses du sexe.

A propos, quand je rencontre une nouvelle personne, les opinions qu'elle a sur le travail du sexe et l'avortement me renseignent déjà sur le genre de féministe qu’elle est, le genre de politique elle mène. Donc, comme je te l'ai dit plus tôt, parfois je me présente en disant que je suis une travailleuse du sexe. D'après la façon dont les gens réagissent à cette déclaration, je suis capable de savoir très clairement et très rapidement à qui j'ai affaire.

Merci Dr. T. d’avoir partagé avec nous tes perspectives! Mes ami.e.s, rendez vous ce service et procurez-vous une copie du livre. Vous pouvez l’achetez chez Book Depository pour livraison en Afrique et en Europe et presque partout dans le monde, et aussi chez Barnes and Noble pour livraison aux Etats Unis. Mais ne partez pas maintenant!

Comme vous le savez, Eyala s’engage à explorer comment les féministes africaines vivent leurs valeurs donc je ne pouvais pas laisser Dr. T. partir sans lui poser des questions sur son féminisme. C’est ici pour ses réponses.

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« Je m'assure que ma Négritude apparaît dans toute sa force. » - Dr Tlaleng Mokofeng (Afrique du Sud) - 2/4

Deuxième partie de mon entretien avec Dr. Tlaleng Mofokeng, médecin et activiste de santé reproductive aussi connue sous le nom de Dr. T. Après m’avoir expliqué pourquoi elle a fait le choix de devenir activiste (voir partie 1), elle me parle maintenant de comment elle s’y prend: en se présentant totalement et sans complexe comme elle est: une femme africaine noire. Fabuleux!

Parlons de ta voix. Tu n’es pas la seule à partager des messages sur la santé et les droits sexuels mais il y a quelque chose de distinctif sur comment tu approches cette démarche. Je pense que cela est dû à ta perspective en tant qu' activiste africaine noire. Par exemple, j'ai déjà lu des guides de santé sexuelle pour les femmes, mais je savais que ton livre serait différent à la couverture déjà. Quand j’ai vu comment tu t’es positionnée de façon centrale, avec ta peau noire, ton afro et ton rouge à lèvres rouge, je me suis, elle va au-delà du simple partage d’informations - elle répand son identité sur toutes les pages. J'espère que je n'interprète pas trop?

Je suis ravie que tu l'as remarqué ! Tu sais, j'ai grandi en étant consciente du fait que ce corps est politique - ce depuis le plus jeune âge, malheureusement. Même si je choisis de ne rien faire et de ne pas être une activiste, au bout du compte, être Noire et être femme est politique. Notamment parce que les gens projettent leurs intérêts sur moi. À l'heure actuelle, certaines personnes, jusqu'au Sénat des États-Unis, pensent pouvoir me dire que même si j'ai une grossesse indétectable ici à Johannesburg, je dois mourir d'un avortement non médicalisé simplement parce qu'ils ont donné de l'argent à mon gouvernement pour lutter contre le VIH.

Mon livre, et mon travail en général, sont enracinés dans ma Négritude et ma féminité, car c'est ce que je suis. Je connais beaucoup de personnes sur Twitter qui racontent qu'elles ont dû déconstruire leur passé pour parvenir au féminisme ou à la conscience noire. Je n'ai jamais eu un tel processus parce que le sentiment anti-noir ne s'est jamais ancré en moi. Je ne sais pas ce que ça fait de se dévaloriser.

C'est fascinant ça, parce que c’est si rare. Je pense que ta capacité à te présenter sans équivoque comme une femme noire et africaine est ce qui rend ton travail unique. D'où vient cela ? 

Cognitivement, le cerveau est tel que nous n'avons pas de souvenirs du moment exact où nous avons appris les choses que nous avons apprises. Nous ne nous souvenons pas du jour, nous prenons juste des habitudes et accumulons des connaissances. Mais je pense que ma mère y est pour beaucoup. 

Elle était si intentionnelle, même dans la manière dont elle a façonné comment je voyais mon propre corps. Ma mère me demandait toujours : "Pourquoi portes-tu une robe si longue ?" Et je répondais : "Mais je suis grosse." Et elle disait : "Non, tu ne l'es pas. Relève cette jupe et montre tes jambes, ouvre la fermeture éclair et montre tes seins. Regarde comme ils sont beaux". Elle était cette mère. Et je me disais : "Oh oui, en fait, tu as raison."

Donc, c'est juste une partie de mon identité. Dans certains espaces et pour certaines raisons, je mets en avant ma Négritude ou je l'exprime de manière plus théâtrale, car il faut parfois agiter même les espaces dont nous faisons déjà partie.

Il faut parfois agiter même les espaces dont nous faisons partie.

Tu peux me donner quelques exemples de ces moments où tu as ressenti le besoin de "mettre en avant" ta Négritude ?

Il y a des choses qu'on m'a dites en grandissant, notamment: "Oh, tu parles si bien, tu n'es pas comme les autres" - les autres étant mes compatriotes noirs. Ou encore : "Oh, tu es si propre". Maintenant, je suis adulte et j'entends encore des choses comme "Tu t’exprimes si bien". Mais je suis médecin! Certaines choses doivent couler de source, non? Ce sont des conversations où je m'assure que ma Négritude apparaît dans toute sa force, sans m'excuser ni demander à être validée. C'est toujours fascinant pour moi de voir à quel point je mets les gens mal à l'aise à ce moment-là.

Par exemple, chaque fois que je fais des présentations ici en Afrique du Sud ou même dans des instances internationales, beaucoup de femmes blanches me demandent : "Mais pourquoi ne dites-vous que femmes noires ? En disant "femmes noires, est-ce que vous nous excluez ?" Et je réponds : "Je sais que quand vous dites femme, vous ne parlez pas de moi. Je sais que vous ne m'incluez pas - ni les femmes noires, ni les femmes pauvres". J'ai actuellement des difficultés avec les femmes blanches qui sont libérales et féministes suivant leur propre appréciation et qui pourtant me donnent l'impression que le patriarcat est tout entier dans la pièce. Et comme elles sont soi-disant des "alliées" des femmes noires, c'est comme si elles n'avaient aucun compte à rendre.

Selon toi, quel est le dénominateur commun entre tous les exemples que tu viens de donner ?

C'est la façon dont les gens réagissent au fait que je suis une femme noire qui peut parler librement de son corps, qui peut articuler certaines choses sur ses expériences de vie, qui peut exiger certaines choses du gouvernement, qui n'est pas intimidée par qui que ce soit dans la pièce - littéralement, par qui que ce soit dans la pièce. 

Si les gens avaient une réaction différente, je ne crois pas que je saurai l'importance de ma personnalité. Mais parce qu'ils réagissent comme si c'était quelque chose d'extraordinaire, je leur dis: "Peut-être que vous êtes occupé.e à opprimer et à faire taire d'autres personnes qui me ressemblent, qui parlent comme moi, juste parce que vous le pouvez ?

De plus, je suis une médecin indépendante et je suis une activiste indépendante depuis longtemps. Je n'ai pas d'ONG et je ne dépends pas d'une subvention pour poursuivre mon activité. Par conséquent, comme je n'ai de comptes à rendre à personne, je dis parfois des choses au nom d'autres personnes qui doivent se taire parce qu'elles sont contraintes de garder leur emploi ou leur contrat. Je serais une fraude si je ne disais pas ces vérités au nom de mes compatriotes noires qui ne peuvent pas en faire autant.

Alors oui, parfois j'utilise ma voix délibérément pour faire bouger les lignes. Mais je ne sais pas ce que je pourrais utiliser d'autre, de toute façon. Je n'ai pas d'autres astuces, tu sais. Être Noire et être une femme Noire, c'est tout ce que je sais être. Et donc ma vision du monde sera toujours celle d'une femme Noire et je ne m'en excuse pas.

Aucune excuse à avoir! Entendre Dr .T. sur comment elle se positionne dans son travail  m’a donné une toute nouvelle perspective sur son écriture. Dans la prochaine partie de notre conversation, j’ai demandé à Dr. T. d’apporter plus de clarifications sur certaines des déclarations audacieuses qu’elle émet dans son livre A Guide to Sexual Health and Pleasure (Un guide de la santé et du plaisir sexuels - inédit en français) sur la virginité, le plaisir sexuel, le travail du sexe et plus encore. Pour en savoir plus, c’est par ici.

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« Me réveiller un jour sans me sentir rebelle, c’est inimaginable » - Dr Tlaleng Mokofeng (Afrique du Sud) - 1/4

Dr Tlaleng Mofokeng, (ou Dr T. comme tout le monde l’appelle) vit plusieurs vies à la fois, les unes toutes aussi fascinantes que les autres. Médecin sud-africaine, Dr T. dirige DISA, une clinique basée à Johannesburg qui se spécialise sur la santé des femmes. Elle est également à la tête du cabinet de conseil Nalane, qu’elle a fondé pour promouvoir la justice reproductive en Afrique du Sud et dans le monde. Le tout en plus de son travail comme Vice-présidente de la Coalition pour la justice sexuelle et reproductive d’Afrique du Sud et comme Co-présidente de l’antenne sud-africaine de Global Doctors for Choice. Et c’est sans compter les émissions télé, les chroniques radio, et surtout son travail d’autrice où elle milite pour la santé et la justice reproductive et sexuelle des femmes et des enfants. Cette femme est une icône!

Je nourrissais donc de grandes attentes pour notre causerie, et laissez-moi vous dire, c’était beaucoup plus inspirant que ce à quoi je m’attendais. Dr T. m’a parlé du parcours qui l’a amenée à choisir l’activisme au lieu de se contenter du confort d’une carrière privilégiée mais silencieuse (1ère partie, ci-dessous). Nous avons parlé de sa voix, et pourquoi il est important qu’elle se présente sans ambages en tant qu’une sud-africaine noire (2ème partie). Puis nous avons décortiqué plusieurs des déclarations choc qu’elle fait dans son livre - Dr T: A Guide to Sexual Health and Pleasure  (3ème partie – à ne rater sous aucun prétexte !). Je ne pouvais laisser Dr T. partir sans parler de féminisme -  rendez-vous dans la partie 4 pour lire sur sa vision et pratique féministe.

Attachez vos ceintures!

Bonjour Dr T., et merci d'avoir accepté mon invitation. Je suis ravie d’avoir cette occasion de parler de ton livre, que j’ai adoré, mais aussi de ton parcours et tes combats. On va commencer par une question simple : comment aimes-tu te présenter lorsque tu rencontres quelqu’un pour la première fois ? 

Je dis : "Bonjour, je m'appelle Tlaleng. Je suis une travailleuse du sexe" (Rires).

Je ne l'ai pas vue venir, celle-là ! Sérieux, tu te présentes vraiment comme ça ?

Ça m’arrive, oui. Je trouve toujours cela comme une question assez bizarre parce que d'habitude, quand les gens demandent « Que faites-vous dans la vie ? », la question qui est vraiment posée c’est : « Quel niveau de respect dois-je vous accorder ? » C’est pour ça que je ne donne pas toujours mon nom complet ni mon titre. Je me contente de dire « Bonjour, je suis Tlaleng » et me fondre dans la masse. En général, après un moment il y a toujours quelqu'un qui vient me demander : « Attendez, vous ne seriez pas Dr T. ? » Et là je réponds : « Oui, c'est bien moi. »

Je trouve très intéressant de voir comment les gens vous traitent quand ils ne savent pas que vous êtes Dr T. et quand ils le savent. Dès qu’ils savent qui vous êtes, le changement est immédiat. Tout d’un coup, telle personne veut une consultation, ou veut parler des douleurs qu’elle a dans le dos depuis dix ans. 

Ça n’a pas l’air drôle. En même temps, quand on est une personnalité publique en Afrique du Sud et dans le monde entier, il faut s'y attendre… Non ? 

Oui, j’imagine que se mettre en scène fait partie du jeu. Mais ce que j'aime, c’est rencontrer les gens, et observer leurs interactions. Je pense d’ailleurs que c'est ce qui fait de moi un bon médecin.  Je n'ai pas besoin d'être constamment au centre de l’attention ; je préfère être un peu à la marge et juste observer.

A cause de cette hypervisibilité, ce n’est pas toujours possible d’être moi-même et de me détendre lorsque je suis en société. Trop de personnes veulent simplement utiliser votre capital social et la proximité qu’elles ont avec vous. La visibilité et la notoriété et tout le reste, pour moi, c’est un prix terrible qu’il faut payer pour pouvoir faire son travail. Je ne me suis pas lancée dans l’activiste en me disant : « Je veux être une activiste pour être connue ».

La visibilité et la notoriété et tout le reste, pour moi, c’est un prix terrible qu’il faut payer pour pouvoir faire son travail.

Pourquoi as-tu choisi l'activisme ? Les médecins que je connais se contentent de traiter leurs patient.e.s…

Depuis toujours, ma mère m'a encouragée à exprimer ce que je pensais. Elle ne m'a jamais punie pour avoir posé des questions ou donné mon avis. Du coup, une fois en faculté de médecine, je me retrouvais à dire des choses du type : « Je sais que vous êtes le professeur, mais je vois bien que dans vos cours sur les IST (infections sexuellement transmissibles) vous n’utilisez que des images des organes génitaux de personnese Noires, alors que pour parler de santé et de bien-être, vous utilisez toujours un homme Européen de 70 kg comme référence. ».

Pendant longtemps, j'ai pensé que c'était normal de m’exprimer ainsi. Mais en faculté de médecine, je me suis rendue compte que mes camarades internes et même les médecins craignaient d’être réprimandé.e.s pour avoir dit ce qu'ils/elles pensaient, pour avoir été en désaccord avec le professeur, ou simplement pour avoir voulu pousser la discussion un peu plus loin. Je leur demandais toujours : « Attendez, vous avez vu ce truc ? » Et tout le monde répondait « oui ». Et j’essayais de comprendre : « Alors pourquoi tout le monde se tait ? Sommes-nous en train de dire que ce qui se passe là est bon ? Pourquoi suis-je la seule à réagir ? »

As-tu trouvé la réponse à cette dernière question ? Pourquoi toi tu prends la parole alors les autres se taisent ?

C'est comme ça que je suis, tout simplement. Tout comme je ne peux pas dissocier Tlaleng du Dr. T, je ne peux pas dissocier mon travail de médecin du fait de m’exprimer haut et fort. Me réveiller un jour sans me sentir rebelle, c’est inimaginable. Accepter les choses telles qu'elles juste parce qu'elles ont toujours été ainsi, c’est inimaginable. Ce sont des sentiments qui me sont complètement étrangers. 

Je pense que devenir médecin m'a donné l'expertise dont j'avais besoin pour confirmer ce que je revendiquais depuis longtemps. Je ne me contentais pas de dire « Je n’aime pas telle ou telle autre chose parce que ça me met mal à l’aise », mais j’avais des preuves scientifiques pour appuyer mes propos. Ça m’a permis d’argumenter avec plus de pertinence, avec plus de clarté, avec plus d'obstination et aussi avec l'arrogance dont j’avais besoin pour répondre aux gens qui me disaient « Tu te prends pour qui ? ». Eh bien maintenant je peux leur répondre : « Alors, je suis médecin et ça fait 12 ans que j’exerce ce métier et c’est exactement ce que je suis. »

Ceci dit, le fait qu’on exige toujours des femmes noires – et des personnes noires en général – qu’elles corroborent ce qu’elles disent de leurs propres expériences de vie avec de la recherche et des diplômes, c’est de la discrimination pure et simple. Ce que je dis depuis que je suis médecin, et ce que j’ai écrit dans le livre, c’est ce que je dis depuis cinq, six, huit, dix ans. Mais maintenant, les gens se disent, « maintenant c’est bon! On peut la considérer comme une experte. » Pendant ce temps, tu as ces hommes et femmes Blanc.he.s médiocres qui se proclament expert.e.s des pays du Sud.

Le fait qu’on exige toujours des femmes noires - et des personnes noires en général - qu’elles corroborent ce qu’elles disent de leurs propres expériences de vie avec de la recherche et des diplômes, c’est de la discrimination pure et simple.

C’est clair. Ceci dit, se faire entendre est une chose et être activiste en est une autre. Pourquoi as-tu choisi de franchir ce cap plutôt risqué.

Je savais que me faire entendre et m'exprimer était tout aussi important pour moi-même que pour la communauté et les personnes autour de moi qui ne pouvaient pas le faire, pour quelque raison que ce soit. En tant que médecin, je suis confrontée quotidiennement aux visages des gens, à leurs émotions et à leur vie privée. Ça n'a rien d'académique. Ce sont des hommes et des femmes de la vraie vie : des personnes en crise, des personnes suicidaires, des personnes violées, des femmes qui ont besoin d'un refuge pour leurs enfants, leurs biens et elles-mêmes.

Les gens tweetent souvent sur la façon dont ils se sentent accablés et bouleversés par les titres de l'actualité. Imaginez donc être ce médecin qui va recoudre un enfant de trois ans souffrant de blessures dues à un viol. Pour moi, ce sont des gens de la vraie vie. Et donc, le sentiment d'urgence et l'entêtement que j'apporte au monde viennent du fait que je vois ces personnes tous les jours.

Par ailleurs, je n'ai pas tellement le choix. Je me souviens avec émotion d'avoir prêté le serment d'Hippocrate, et je sais qu'il va au-delà de la prévention des maladies et du traitement des personnes. Le serment d'Hippocrate parle aussi de défendre les droits de vos patients, et c'est un aspect que je prends au sérieux. Je pense que beaucoup de praticien.nes ont oublié que la défense des droits des patient.e.s fait aussi partie de leur pratique médicale. Récemment, j'ai vu des questions sur Twitter et dans les médias demandant si les universités devraient former des médecins qui se battent aussi pour la justice sociale. Cela me fait rire. Je me demande: que faisiez-vous depuis le début?!

Selon moi, être militante fait partie de ma pratique médicale, de mon rôle de médecin, de guérisseuse. Il s'agit d'améliorer le cadre de vie des gens. Partout dans le monde, les médecins sont très réputés dans la société. Il est important que j'utilise ce titre pour faire quelque chose qui ait un sens pour la société.

Quelle belle manière d’entamer cette conversation. Dans la 2e partie, j’ai demandé à Dr. T. de m’en dire plus sur l’intention derrière la façon dont elle se présente - cheveux afro, rouge à lèvres vif et tout! Sa réponse est un appel retentissant pour toutes les femmes noires dans chaque espace, et chaque jour. Cliquez ici et soyez inspirée!

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« Je vois un arc-en-ciel de féminismes » – Faten Aggad (Algérie) – 2/4

Nous sommes à la seconde partie de mon entretien avec Faten Aggad, experte en gouvernance et développement d’origine algérienne. Après une discussion fascinante sur son identité africaine (vous avez raté ça ? Cliquez ici) nous avons parlé de sa vision du féminisme. Et voici ce qu’elle dit.

Tout à l’heure tu m’as dit que tu étais une « panafricaniste et féministe qui s’assume ». Qu’est-ce que ça veut dire, pour toi, d’être féministe ?

Pour moi, ça se joue sur les choix que je fais au quotidien, et sur comment ils s'intègrent à mon système de valeurs et à mes croyances. En gros, comment j’évolue dans cette société moderne en tant que femme : en tant que mère, épouse, professionnelle avec une carrière à succès, fille, sœur, belle-fille et belle-sœur, mais aussi amie de personnes dont les croyances et les modes de vie sont très divers.

J'appartiens à des « sociétés » et à des environnements différents que ce soit au travail ou dans la sphère privée. Chacun de ces environnements vient avec des attentes sur la façon dont une femme doit mener sa vie, et je dois faire face à ces attentes chaque jour. J’ai le pouvoir d’influencer ces environnements autant qu'ils m'influencent.  

Pourquoi c’est important pour toi d’assumer cette étiquette de féministe et d’en être fière ?

C’est une étiquette qui s’attire une certaine stigmatisation, et il faut que cela cesse. En ce qui me concerne, je suis plutôt à l’aise de la porter. À mon avis, la plupart des gens qui stigmatisent le féminisme y voient une lutte anti-patriarcat, certes, mais aussi une lutte anti-hommes. Ils s’opposent à ce type de féminisme. Moi aussi, d’ailleurs.

D’autre part, les gens considèrent que le féminisme est importé de l'Occident et qu'il est porté par des femmes blanches. Ils y voient un féminisme qui célèbre le modèle de la « femme indépendante », par exemple. Il fut un temps en Algérie où il fallait s’habiller comme une Occidentale pour montrer qu'on était féministe. Il fallait porter la jupe la plus courte possible, des talons hauts, et bien sûr enlever son foulard. Quand le féminisme s’attache plus à l'apparence d'une femme qu’à son essence, c'est très problématique.

Quand le féminisme s’attache plus à l’apparence d’une femme qu’à son essence, c’est très problématique.

Tu peux élaborer un peu sur ce point ?

Ce que je veux dire c’est que porter une minijupe ne suffit pas à faire d’une femme une féministe. Tes actions font de toi une féministe, pas ce que tu portes. Tu peux porter le foulard si c’est ton choix. « Choix » étant le mot le plus important : c’est pour moi le mot qui définit l’essence du féminisme.

Le féminisme, c'est la capacité d'une femme à décider par elle-même de ce qu'elle veut, sans subir les contraintes du patriarcat. Et les choix des femmes ne sont pas les mêmes d’un endroit à l’autre car le féminisme est contextuel.

« Le féminisme est contextuel » : ça veut dire quoi, exactement ?

Je ne vois pas le féminisme comme une seule entité, mais plutôt comme un arc-en-ciel de féminismes. Nos parcours personnels et nos contextes jouent un rôle important. Ce qui semble parfaitement ordinaire ici peut paraitre beaucoup moins normal ailleurs : une femme qui travaille aux Pays-Bas, ce n'est pas la même chose qu'une femme qui travaille au Yémen. 

En ce qui concerne le féminisme africain, il y a pas mal de choses à déconstruire. D’ailleurs, on parle de féminisme africain, le féminisme ne se manifeste peut-être pas de la même manière en Afrique du Sud qu’en Libye ou au Sénégal. De même, je pense qu’il faut déconstruire cette idée de la femme indépendante.

Alors, ça fait plusieurs fois que tu mentionne la notion de « femme indépendante ». On en parle ?

Il y a un argument féministe assez traditionnel qui voudrait que toutes les femmes deviennent indépendantes à tout prix. C'est pourquoi nous encourageons nos filles à étudier et à construire une carrière. Je suis d'accord, évidemment. Mais pour moi, la carrière n'est pas une fin en soi : c'est un outil qui permet aux femmes d’atteindre l'indépendance financière dont elles ont besoin pour choisir par elles-mêmes ce qu’elles souhaitent faire de leurs vies. 

Il y a aussi cette idée qu’être indépendante signifie se détacher émotionnellement des hommes. Dans le contexte africain, beaucoup en déduisent qu’être féministe implique être contre le mariage, par exemple. Pas moi. Bien au contraire, j’adore pouvoir compter sur mon mari. Je ne vois aucune contradiction entre le fait d’être une femme forte et le fait de se montrer vulnérable au sein de sa relation avec une personne qui vous aime, avec laquelle vous bâtissez une vie et une famille. 

Encore une fois, je vois l'indépendance comme cet outil qui nous permet de faire des choix et de garder le contrôle sur nos vies. Pour reprendre l’exemple des relations amoureuses, garder son indépendance devient un moyen de s’assurer qu’on ne restera pas coincé dans une relation très patriarcale. 

Qui sont les femmes que tu admires et qui ont inspiré ton engagement féministe ?

Sans hésiter : ma tante Mimi.  Chaque jour de sa vie, elle a remis en question nombre d’idées reçues sur la place des femmes dans la société. Elle n’a pas fait beaucoup d’études, mais à l’âge de 20 ans, elle a divorcé de son mari alors qu'elle était enceinte. À cette époque, la société algérienne n’était pas tendre avec les femmes divorcées, mais ma tante savait parfaitement ce qu'elle voulait dans la vie et ce qu'elle ne voulait pas. Elle a reconstruit sa vie avec les ressources limitées dont elle disposait. Pour moi, elle incarne la résilience de la femme africaine. 

Ma tante ne dirait jamais qu’elle est féministe, mais pour moi elle l'est, à tous points de vue. C'est une femme qui se soucie de son identité et qui a du respect pour elle-même. Elle m'inspire plus que toute féministe célèbre, peut-être parce que j'ai pu observer de près les choix et les sacrifices qu'elle a dû faire.

Ma tante ne dirait jamais qu’elle est féministe, mais pour moi elle l’est, à tous points de vue.

Elle a l'air extraordinaire. Il faut beaucoup de courage et de détermination pour appliquer les principes féministes dans nos vies quotidiennes. Et parfois, ces principes nous attirent des ennuis ! C’était quand, la dernière fois que ça t’est arrivé ? 

Il y a peu de temps, je parlais avec quelqu’un qui se plaignait parce que son conjoint essayait de la contrôler financièrement. Je lui ai répondu : « Mais c’est aussi ton choix » et ça l’a tellement offensée que je me suis demandé ce qui m’avait pris de l’ouvrir. (Elle rit) Le message que je voulais faire passer est que dans la vie, tout est une question de choix. Certains choix sont très difficiles et d'autres très faciles. Si tu choisis de rester dans cette relation et d’en accepter les contraintes, c’est un choix – pour revenir à la situation de cette femme.

J’imagine le malaise ! Qu’est-ce que tu as appris de cette conversation ? 

J'ai compris que je devrais faire l’effort d’admettre qu’il est difficile de faire certains choix.  Et aussi qu’il y a des façons un peu moins brusques d’exprimer mes arguments !

Se taper la honte, il n’y a pas mieux pour retenir sa leçon ! Je voulais en savoir plus sur la vision du féminisme selon Faten et comment il se manifeste dans sa vie de tous les jours. Cliquez ici pour une conversation qui mêlent grandes idées et moments pratiques de vie de la plus gracieuse des manières.

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Pour les actualités de Faten, c’est sur Twitter @FatenAggad

« L’Afrique du Nord est en pleine crise d’identité » – Faten Aggad (Algérie) – 1/4

Il en faut beaucoup pour m’impressionner, mais j'étais bien stressée avant mon interview avec Faten Aggad. J’étais en admiration devant ses compétences en tant qu'experte dans les domaines de gouvernance et de développement international, et je n'étais pas certaine de pouvoir créer une connexion assez intime avec elle. Il ne m’a fallu que quelques secondes pour que mes doutes se dissipent : juste le temps d’écouter la voix chaleureuse de Faten et d’apprécier son franc-parler. J’ai très vite su que ce serait une belle conversation. 

Faten m'a raconté comment le fait de passer à l’âge adulte en Afrique du Sud après une enfance en Algérie a influencé ses choix de carrière, et comment les débats sur l'identité bouleversent l'Algérie et l'Afrique du Nord dans son ensemble (partie 1, ci-dessous). Nous avons ensuite parlé de féminisme : ce que cela signifie pour elle, la féministe qui l’inspire, et les idées qui la dérangent le plus dans le discours féministe classique (partie 2) ; mais aussi si et comment elle vit ses principes féministes dans sa vie quotidienne (partie 3).

Quelques mois après notre conversation, un mouvement populaire a commencé en Algérie, menant à la démission du Président Bouteflika après vingt ans de règne. J’ai voulu en parler avec Faten et avoir son analyse de la situation actuelle de son pays. Ne manquez pas ses réflexions passionnantes sur le rôle de la femme algérienne dans la transition politique en cours (partie 4). 

C’est parti !

Bonjour Faten, et merci d’être sur Eyala. Peux-tu te présenter ?

Salut, je m’appelle Faten. Je suis Africaine et originaire d’Algérie, le pays où je suis née, où j’ai grandi et où se trouvent mes racines familiales et culturelles. À mes 17 ans, notre famille a déménagé en Afrique du Sud, que je considère comme mon deuxième pays : c'est ce pays qui m'a façonnée entre la fin de mon adolescence et mon entrée dans l'âge adulte. Enfin, je suis Hollandaise par alliance, je vis dans les belles et calmes plaines hollandaises avec mon fils et mon mari depuis neuf ans.

Je suis une panafricaniste et une féministe qui s’assume. Je crois au pouvoir des femmes africaines. Je suis une rebelle (généralement) tranquille et j’ai des idées très claires sur ce que je veux, ce que j'aime et ce que je n'aime pas. Je suis aussi photographe amateure et une passionnée de voyages. Dernier point et pas des moindres, j’ai très peur des serpents !

Je suis une panafricaniste et une féministe qui s’assume, et je crois au pouvoir des femmes africaines.

Parle-moi un peu de ton travail.

Depuis l'année dernière, je travaille comme consultante. Je faisais notamment partie du groupe d’expert.e.s techniques qui ont accompagné le Président Kagamé dans le processus des réformes de l'Union africaine qu’il a mises en place. Et depuis, je travaille comme conseillère du Haut Représentant de l'Union Africaine pour les relations avec l'Union Européenne. 

Je conseille par exemple sur la manière dont nous pouvons élever le partenariat au-delà de l’aide ; comment éviter que l'Europe ne sous-traite la question migratoire à l'Afrique, ce qui restreindrait la circulation des citoyens africains d’un pays à l’autre de leur continent ? Comment s’appuyer sur l’accord commercial récemment obtenu, la Zone de libre-échange continentale africaine, pour aborder nos partenariats internationaux d’une position de force ? Des choses comme ça.

Tu as précédemment travaillé sur les relations politiques entre l’Afrique et l’Europe, mais tu étais employée par un think tank européen. Qu’est-ce qui t’a poussé à changer de camp et conseiller l’Afrique plutôt que l’Europe ?

Il arrive un moment dans une carrière où le travail n’a plus seulement pour vocation de payer les factures. On se pose des questions sur l’empreinte qu’on souhaite laisser sur le monde, et on essaie d’écouter son cœur et de suivre ses valeurs. Ça ne se passe pas en un claquement de doigts, évidemment : c’est tout un processus. Dans mon cas, ce processus m'a permis de prendre conscience, très clairement, qu’il est impératif que nous, Africain.e.s, surtout nous dans la diaspora, qui croyons au projet panafricain, mettons notre expertise au service des institutions africaines. 

Mon parcours professionnel, que ce soit en Afrique ou en Europe, m’a permis de développer une connaissance approfondie du fonctionnement de certaines institutions africaines. J'ai également vu comment fonctionnent les institutions ailleurs, en particulier en Europe. Cela m'a aidée à mettre les choses en perspective et m'a donné des idées qui pourraient servir à soutenir l’avancement de notre continent. 

Plus le temps passe, plus je suis convaincue que l'enfance et l'adolescence d’une femme ont une grande influence sur la personne qu’elle devient une fois adulte. Avec ça en tête, ce que je trouve le plus marquant dans ton parcours est que tu as vécu ces périodes formatrices aux deux extrémités du continent – au sens littéral du terme – et cela t’a façonné une identité africaine si forte que tu as aujourd’hui consacré ta carrière à servir le continent. Ça veut dire quoi, pour toi, d’être Africaine ? 

Ayant grandi en Algérie, mon identité première était simple : j'étais Algérienne. Il n'y avait aucune discussion sur l'identité, et encore moins sur l'identité africaine. C'est seulement après mon arrivée en Afrique du Sud que j'ai commencé à réfléchir à qui j'étais et à ma place dans le monde. Les années que j'ai vécues en Afrique du Sud m'ont beaucoup marquée ; je pense que la personne que je suis aujourd’hui est peut-être beaucoup plus influencée par l'Afrique du Sud que par l'Algérie. 

J'ai étudié à l'Université de Pretoria, aux côtés d'étudiant.e.s qui, comme moi, venaient d'autres pays africains, mais aussi d’ami.e.s sud-africain.e.s. C’est par mes relations avec des étudiant.e.s aux profils divers que j’ai découvert le continent. Et bien sûr, comme j'étudiais les relations internationales, j'ai commencé à m'intéresser à l'histoire de l'Afrique. J'ai découvert les mouvements menés par Nkrumah et d'autres, et j'ai fait un lien entre leurs idées et mes propres expériences. 

Tout cela dans une université qui baignait encore dans la culture afrikaans, du moins quand j’y suis arrivée : en fait, ma faculté a été l'une des premières à offrir la possibilité d'étudier en anglais plutôt qu'en afrikaans. C’est seulement lorsque j’ai atteint le niveau licence que mon département a cessé d'enseigner en afrikaans.  

Non, c’est pas vrai?! C’était si récent ? On parle de quelle année ?

Je suis très sérieuse ! C'était en 1999. L'université était en pleine transformation à cette époque. C’était vraiment une période fascinante. 

Tu sais, en Algérie la plupart des gens veulent que leurs enfants étudient en Europe, mais mes parents ont choisi de nous emmener vers le Sud plutôt que vers le Nord, et je leur en suis reconnaissante. Vivre en Afrique du Sud m’a apporté beaucoup plus que si j'avais fait mes études à Paris. 

En Algérie la plupart des gens veulent que leurs enfants étudient en Europe, mais mes parents ont choisi de nous emmener vers le Sud plutôt que vers le Nord, et je leur en suis reconnaissante.

Je me demande à quoi ressemblait la vie d'une étudiante algérienne en Afrique du Sud à cette époque-là. À ton avis, quels sont les aspects insoupçonnés de ton expérience ? 

Qu’il y a sur le continent des institutions prêtes à soutenir les étudiant.e.s africain.e.s. Comme j'étais déterminée à être indépendante de mes parents, j'ai cherché des moyens de financer mes études. 

J'ai pu bénéficier du soutien du CODESRIA (le Conseil pour le développement de la recherche en sciences sociales en Afrique) qui m’a permis de faire mon Master, et j'ai obtenu un petit poste junior dans un think tank panafricain, ce qui m'a permis de payer mon loyer et de finir mes études en Afrique du Sud. C’est formidable, toutes ces organisations panafricaines qui font apportent quelque chose de bien aux étudiant.e.s.

Tout à l'heure, quand tu parlais de ton enfance en Algérie, tu as dit que rien ne te connectait à une quelconque identité africaine. Penses-tu être un cas isolé, ou s'agit-il d'un phénomène plus large ? Je pose cette question parce que, comme tu le sais, j’ai déménagé depuis peu au Maroc et je suis choquée du nombre de personnes qui parlent de l'Afrique comme d'une terre lointaine dont ils ou elles ne feraient pas partie parce que leur peau n’est pas noire. J'ai l'impression que tout le pays vit dans un déni total !

Ce qui est certain, c’est que l'identité n'était pas dans mon radar personnel d’enfant ou d’adolescente. Mais de façon plus large, je suis d'accord avec toi. Je pense que l'Afrique du Nord est en pleine crise d'identité. Je ne connais pas très bien le Maroc, mais en Algérie, c’est clair que la question de l’identité fait débat. 

Pendant très longtemps, on nous a dit que nous étions arabo-musulman.e.s. Cette identité était la fondation du projet de construction de la nation, si je peux m'exprimer ainsi. Mais avec le temps et la situation politique, tout cela commence à s'effriter. Les gens se réapproprient leur identité, en particulier en tant que descendant.e.s des habitant.e.s indigènes d'Afrique du Nord. 

La question raciale existe également. Quand on parle d'Afrique du Nord, les gens pensent qu’il s’agit de personnes vivant dans les régions nord de nos pays. Il ne faut pas oublier que nos pays regorgent de personnes de toutes couleurs de peau. L'autre jour, je regardais une émission de télé et j’ai vu une dame interpeller quelqu’un en lui disant : « Pourquoi appelez-vous ces migrant.e.s Africain.e.s ? Nous sommes aussi des Africain.e.s. Et puisque vous colportez tous ces stéréotypes sur les migrant.e.s, j’imagine que vous êtes d'accord avec les Français.e.s qui sont racistes envers les Algérien.ne.s. » Les gens ont besoin d'être incités à réfléchir. 

Au moins, ça prouve que les gens se posent des questions. Ça te donne de l'espoir ?

J'espère, du moins pour l'Algérie, que la boîte de Pandore est enfin ouverte, et que les gens parlent ouvertement de comment définir leur sentiment d’appartenance. Il me paraît difficile de refermer cette porte. Cependant, je pense qu'il y a beaucoup d'autres questions que les gens devraient se poser, car l'identité est une question complexe. Nous ne sommes pas juste une chose. Nous sommes beaucoup de choses. 

Cette conversation comporte des éléments d’ordre religieux. Il y a aussi la question de la langue, car tous.tes les Algérien.ne.s ne parlent pas l'arabe. Certain.e.s font de la langue un symbole de résistance contre les fausses identités qu'on leur impose (dans ce cas, contre l’idée que les Algérien.ne.s seraient purement Arabes). C’est un processus qui sera long mais il est nécessaire. 


Avec le recul, les paroles de Faten semblent presque prophétiques. En effet, quelques mois après notre conversation, des manifestations pacifiques ont commencé dans les rues d'Algérie, en réaction à l’annonce par le Président Bouteflika de sa volonté de briguer un cinquième mandat. Sous la pression du mouvement populaire, il a fini par démissionner, mais les manifestant.e.s sont toujours dans la rue aujourd’hui, réclamant des changements profonds dans le système politique. Je ne pouvais donc pas publier cette interview sans retourner vers Faten pour recueillir ses réflexions sur la situation actuelle dans son pays. Nous y arriverons (c'est la quatrième partie de cette série), mais pour l'instant, cliquez ici pour découvrir comment Faten conçoit le féminisme. 

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