« Nous démantelons le patriarcat un bloc à la fois » : Jean Kemitare (Ouganda) 2/4

Je suis en conversation avec Jean Kemitare, une féministe ougandaise discrète et déterminée. Nous avions commencé notre conversation en discutant de la manière dont l’enfance et l famille de Jean ont fait d’elle la féministe qu’elle est aujourd’hui (partie 1). Maintenant, Jean me parle de son travail pour prévenir la violence contre les femmes et renforcer les mouvements féministes africains.

Tu as consacré ta carrière au renforcement du mouvement pour les droits des femmes en Afrique... Tu peux me parler de ton travail à Urgent Action Fund Africa?

Urgent Action Fund - Africa (UAF-Africa) est un fonds panafricain et féministe. En utilisant un modèle de subventionnement à réponse rapide, UAF-Africa soutient des initiatives imprévues, sensibles au temps, innovantes et audacieuses. Celles-ci permettent aux féministes africaines, aux activistes et aux organisations de défense des droits des femmes de saisir des opportunités, de briser le patriarcat, d'amplifier leurs voix, d'améliorer leur visibilité et de devenir des actrices importantes capables d'influencer les politiques et les lois tout en façonnant les récits. Je travaille en tant que directrice des programmes à Urgent Action Fund - Afrique, responsable de la direction stratégique et de la mise en œuvre des programmes.

C'est un travail qui résonne avec mes convictions. Les Fonds féministes ne fonctionnent pas comme des donateurs conventionnels ; ils existent pour modifier les relations de pouvoir en finançant le mouvement. Ils reconnaissent que le comment est aussi important que le quoi et, par conséquent, tout le travail est fondé sur des valeurs d'égalité, de respect et de justice. Ils travaillent avec le mouvement féministe par la solidarité, la collaboration et l'autonomisation mutuelle. Urgent Action Fund - Africa travaille sur tout le continent pour atteindre les femmes structurellement exclues, les groupes, les organisations communautaires nationales et régionales. Bien que les activités et les thèmes soient divers, l'objectif est le même : démanteler le patriarcat. Il est très inspirant de voir la résilience des femmes défenseurs des droits humains et de leurs formations. Cela entretient en moi l'espoir que le changement est possible. Nous démantelons le patriarcat un bloc à la fois !

C’est un nouveau poste pour toi n’est-ce pas ? Avant ça, il me semble que tu as longtemps travaillé pour Raising Voices. 

Dix ans !
Waouh ! Parle-moi de ton expérience.

Raising Voices est une association féministe dont le travail se fonde sur l’idéologie féministe. J’étais en charge du réseau de prévention contre les violences sexistes, qui rassemblait 800 personnes (des individus et des associations) œuvrant pour mettre fin aux violences faites aux femmes dans 20 pays de la Corne de l’Afrique, d'Afrique de l'Est et d'Afrique australe.  

L'organisation a mis au point des méthodologies permettant à ses membres de mieux faire leur travail. Par exemple, nous avons développé « SASA ! » une initiative de mobilisation communautaire pour la prévention des violences faites aux femmes et du VIH. Raising Voices avait également pour but l’apprentissage : nous faisions des études pour établir ce qu'il fallait faire pour prévenir la violence contre les femmes. Et enfin, il y avait le volet influence, sur lequel j'ai travaillé. 

Mon travail consistait à intégrer une analyse féministe politisée, mais aussi  influencer les pratiques et les politiques afin que la prévention contre les violences faites aux femmes soit faite avec une orientation féministe. Une partie essentielle de ce travail consistait également à renforcer la passion et l'engagement, tout en augmentant les compétences pour le travail sur la violence fondée sur le genre. Ces processus d'introspection sont nécessaires car si l’on veut être efficace dans son travail féministe, il faut se transformer : nos propres connaissances, notre attitude et nos compétences.

C’est un rappel puissant de l’un des éléments clé du féminisme : ce qui est personnel est politique. Dans ton parcours en tant que féministe, comment s’est déroulée ton expérience de transformation personnelle ?

En 2008, j'ai participé à l'Institut de leadership féministe pour les femmes de l’ONG Akina Mama Wa Africa, et cela a été un moment décisif. Alors que j’écoutais les intervenantes me dire que ce qui est personnel est politique, j’ai commencé à faire le lien entre les expériences qui me mettaient en colère et la situation dans son ensemble, et j’ai réalisé : « Waouh, je suis une féministe ! ». L’autre formation révélatrice a été celle que j’ai suivie dans le cadre de l'Institut de leadership féministe, de création de mouvements et de droits pour les militants d'Afrique de l'Est de la CREA. Deux expériences charnières qui ont déclenché ma conscience féministe.

Grâce à mon métier j’interagis avec de nombreuses femmes exceptionnelles : j’en accompagne certaines, d’autres me supervisent etc. Avoir des conversations avec des femmes différentes ayant eu des expériences diverses renforce continuellement mon parcours féministe.

Découvrir l’histoire du féminisme en Afrique me passionne également, parce que je m’énerve lorsque les gens disent que le féminisme est un concept occidental. Le féminisme s'est peut-être exprimé dans des langues qui ne sont pas les nôtres, mais on ne peut pas me dire que nous n'avions pas de féministes, que nous n'avions pas de pratique féministe, ou qu'il n'y avait pas de résistance au patriarcat dans les périodes précoloniales. C’est mon projet actuel, je tente de rassembler tout ce que je trouve à propos de la pratique féministe existant avant la colonisation.


Dans la prochaine partie de l’entretien, je pose la question à Jean de savoir comment, selon elle, les mouvements féministes en Afrique ont évolué dans le temps depuis qu’elle a commencé à travailler pour promouvoir et protéger les droits des femmes. Cliquez ici pour lire son analyse.