« Est-on prêt à avoir des enfants responsabilisés ? » – Jean Kemitare (Ouganda) – 4/4

Ma conversation avec l'Ougandaise Jean Kemitare tire à sa fin. L’entretien a débuté avec un focus sur comment son enfance a influé sur sa vision féministe (partie 1). Jean m’a parlé de son travail féministe (partie 2) et a partagé ses points de vue sur comment les mouvements de défense des droits des femmes ont évolué depuis qu’elle a joint la lutte (partie 3). Pour conclure, nous revenons à la famille et parlons de l’un de mes sujets de conversations que j’aime beaucoup: la parentalité féministe.

Qu’est-ce qui empêche la féministe en toi de dormir la nuit ?

Le monde a besoin de plus de féministes. Je m'inquiète de ne pas avoir touché autant de femmes que possible à travers l'Afrique, conscientes de leur droit de s'exprimer et de faire des choix. Je crains également de quitter ce monde sans avoir préparé mes enfants à être de fort.e.s militant.e.s pour la justice sociale.

Il s'avère que les difficultés d’être un parent féministe font partie des problèmes qui m'empêchent de dormir la nuit. J'aimerais donc en savoir plus sur ton expérience, d'autant plus que tes enfants sont plus âgés que les miens ! Peux-tu me parler des leçons que tu as apprises et des défis que tu as rencontrés en élevant tes enfants dans le respect de tes valeurs féministes ? 

Je vais commencer par les défis ! (Elle rit.) Il y a des contradictions entre les valeurs fondamentales que l’on inculque à la maison et les réalités auxquelles les enfants seront confrontés dans le monde, surtout dans des espaces patriarcaux tels que les écoles. Par exemple, si tu as un fils que tu essaies d’éléver selon les principes de la masculinité positive, il sera probablement harcelé à l’école parce qu’il ne se bat pas jamais ou on se moquera de lui parce qu’il est soi-disant faible.

Il y aura aussi des moments où ton fils bénéficiera du patriarcat. Une fois, mon fils a été élu vice-délégué de sa classe par ses camarades, et une fille a été choisie pour être déléguée de classe. Son professeur - une femme – a alors dit à la classe que les filles ne pouvaient pas être déléguées de classe, et qu’elle et mon fils devaient donc échanger leurs places. Il en a tiré un rôle de leader, mais c'était le résultat du patriarcat.

La même chose se produit lorsque l’on essaie d’élever sa fille pour qu'elle s'affirme. Quand ma fille avait neuf ans, elle et ses amies ont voulu se présenter à certains postes de leaders au sein de leur école. Leur professeur leur a dit : « Non, vous ne pouvez pas, vous êtes trop jeunes et vous êtes des filles » Ma fille a protesté, elle a dit que c'était de la discrimination, ce qui m’a rendue fière en tant que mère, mais elle a quand même été punie pour avoir agi ainsi.


Donc le plus gros défi a été de concilier ce que tu enseignes à la maison avec les exigences du monde extérieur ?

Oui, mais également le fait de savoir si l’on est prêt à avoir des enfants responsabilisés. Parce qu'avec toute la sensibilisation que l’on fait, on leur donne les moyens pour communiquer avec le monde extérieur, mais aussi avec nous. Et bien sûr on se demande comment donner du pouvoir à nos enfants alors que l’on lutte encore pour s’affirmer en tant que féministe.


Ce sont d’excellentes questions. Y as-tu trouvé des réponses ? Peux-tu partager des conseils pour être un parent féministe avec nous ? 

Être amie avec mes enfants m’a aidée. Ils me racontent ce qui se passe dans leurs vies et on peut analyser tout ça ensemble d’un point de vue féministe. Je les aide à faire face au harcèlement ou à se défendre sans être violents. J’apprends à mes enfants à connaître leurs droits : leur droit de dire « Non », leur droit de s’exprimer et de choisir. Je leur apprends aussi à se soucier des droits des autres.

Et surtout, je leur apprends à être stratèges pour ne pas être en danger : il n'est pas toujours sûr de s'affirmer dans des institutions très patriarcales comme l'école ou les lieux de culte. Ils doivent avoir une intelligence sociale mais aussi émotionnelle.


En tant que parent, je me demande souvent si je peux guider mes enfants de vivre selon des valeurs féministes alors que moi-même j’y travaille. As-tu déjà eu le sentiment d’avoir échoué - ou que tu as encore des difficultés - à faire corps avec tes valeurs féministes?

Pour être tout à fait honnête, ce n’est pas un chemin pavé de roses ! Il m’arrive de penser que seul Jésus pourrait réussi à être le féministe parfait. Mais il n’était pas humain pas vrai ? (Elle rit) Eh bien je suis un être humain, il y a donc de nombreuses contradictions dans ma vie. Il y a des moments où je n’ai ni parlé ni agi contre des injustices alors que j’étais en mesure de faire quelque chose simplement parce que j’avais peur des conséquences. Puis, je me dis que ça n’était pas très féministe de me comporter ainsi.


Peux-tu me donner quelques exemples ?

Je suis très connectée à ma spiritualité tu sais, je suis chrétienne et je suis consciente que le christianisme est une institution et une religion patriarcale. J'ai le discernement nécessaire pour comprendre la religion grâce à des interprétations féministes des Saintes Écritures pour qu’elles aient un sens pour moi. J’ai le discernement nécessaire pour reconnaître des déclarations patriarcales de l’institution, et pourtant je me tourne vers cette religion pour me nourrir spirituellement.

J’éprouve des sentiments partagés vis-à-vis de tout ça. Est-ce que je trahis la cause ? Ou est-ce que j’agis de manière stratégique en utilisant le fait que j’ai ouvert la voie pour changer les choses de l’intérieur ? Je me reproche certaines choses parfois, mais je me dis que je suis un être humain. Je suis un être humain, et de ce fait, je ne suis pas parfaite. 

Dernière question : quel est ta devise féministe ?

Parce que la vie est un voyage avec différents arrêts, des virages et des phases qui changent de temps en temps. En ce moment mon mantra, c'est une autre des citations d'Audre Lorde : "Si je ne me définissais pas pour moi-même, je serais croquée dans les fantasmes des autres pour moi et mangée vivante". Pour moi, cela revient à la voix et au choix et me rappelle qu'il est important de se souvenir de la voix et du choix pour TOUTES les femmes.

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Pour les actualités de Jean, c’est sur Twitter @JeanKemitare

« Le mouvement féministe est toujours aussi fort » - Jean Kemitare (Ouganda) – 3/4

Je continue ma conversation avec Jean Kemitare, féministe ougandaise. Avez-vous lu les précédentes parties de notre conversation où Jean m’a parlé de l’influence de son enfance sur sa vision féministe (partie 1) et comment cela se traduit dans son travail quotidiennement (partie 2)? Maintenant, on discute de comment, selon elle, les mouvements de défense des droits des femmes ont évolué depuis qu’elle a commencé à travailler dans ce secteur.

Comme tu viens de l’expliquer, la construction du mouvement féministe est un enjeu central depuis plus d’une décennie, et tu as joué un rôle crucial dans la coordination d’un mouvement féministe fort dans la Corne de l’Afrique, l’Est de l’Afrique et l’Afrique australe. À ton avis, comment a évolué le mouvement des droits des femmes dans la région au cours de cette période ?

Certains disent que le mouvement féministe est en perte de vitesse, qu’il s’essouffle mais je ne pense pas que ça soit le cas. Je pense que le mouvement avance différemment parce que nous vivons une période particulière. Nous sommes confrontés à d’autre types de pression, mais le mouvement féministe est toujours aussi fort.

Du temps de nos parents, les activistes étaient confrontés à des réactions négatives parce qu'elles soulevaient un nouveau type de discussions: il s’agissait d’égalité. Les réactions auxquelles nous sommes confrontées aujourd'hui sont plus virulentes, et cela signifie probablement que nous faisons quelque chose de bien. (Elle rit). Nous déconstruisons les structures et les déséquilibres de pouvoir. Et une fois que vous touchez vraiment au cœur du pouvoir, comme nous le faisons, nous provoquons ces réactions violentes.


À quel type de pressions fais-tu allusion ?

Nous évoluons dans un contexte où l’espace civique se rétrécit délibérément dans de nombreux pays, de sorte que notre capacité à nous organiser et à exprimer notre mécontentement est donc dispersée d’un point de vue politique, social et économique dans le but de maintenir une dynamique de pouvoir patriarcale. Nous assistons également à une montée des fondamentalismes religieux, tant dans l'islam que dans le christianisme, ce qui a une forte influence sur les droits des femmes et leur organisation. Cela affecte la solidarité et la connexion. Par exemple, les croyances autour des droits des minorités sexuelles affectent la manière dont nous nous organisons, et cela bénéficie au patriarcat.

Les difficultés économiques sont également un défi avec la mondialisation et les autres mesures macro-économiques que nos pays ont adoptées, nous nous dirigeons davantage vers un capitalisme à grande échelle et un néolibéralisme. A mon avis,  cela affecte notre droit d’organisation et les droits des femmes. Cela signifie que, de plus en plus, les gens entrent dans une ONG non pas à cause de leur passion ou de leurs convictions, mais parce que c'est un travail. Et je ne dis pas que les personnes qui font ce travail ne sont pas passionnées, ni que cette passion ne peut pas se développer, quelle que soit la façon dont la personne a commencé. 

Les réactions auxquelles nous sommes confrontées aujourd’hui sont plus virulentes, et cela signifie probablement que nous faisons quelque chose de bien.

Vois-tu des opportunités en parallèle des défis que tu as mentionnés ? 

Je pense qu'il y a beaucoup plus d'universitaires féministes en Afrique, qui produisent des connaissances sur lesquelles nous pouvons nous appuyer. De manière plus générale, la conscience féministe se développe sur tout le continent. Auparavant, avec l'expansion du développement et du travail des ONG en Afrique, on avait le sentiment que c'était aux « organisations militantes » de s'exprimer. Aujourd'hui, les femmes disent : Je suis une femme, donc c'est ma responsabilité, même si mon travail consiste à travailler à la banque.  

Nous avons également des opportunités avec la technologie. Nous pouvons maintenant entrer en contact les unes avec les autres, au-delà des frontières géographiques et nous pouvons renforcer les liens, la solidarité et de ce fait, le mouvement. Je pense que nous avons de nombreuses possibilités de renforcer les liens, d'améliorer notre propre analyse et d'agir de différentes manières. Nous pouvons utiliser la technologie pour apprendre les unes des autres et établir des liens et des collaborations à travers les espaces géographiques. Je pense par exemple à l'appel mondial à soutenir les militantes soudanaises. 


Parlant de technologie, parlons un instant de l’activisme sur les réseaux sociaux. Je pose la question car j’ai pris le train des réseaux sociaux en retard, et je pourrais être en train de me tromper, mais, il me semble qu’avec les réseaux sociaux, l'organisation féministe se concentre plus sur les individus – et non plus sur les organisations. Est-ce quelque chose que tu as remarqué également ?

À un moment, le mouvement reposait sur les associations, et il semblait devoir être dans telle association pour contribuer au mouvement. Les réseaux sociaux, nous ont sensibilisés aux problèmes, ils ont popularisé le féminisme et facilité l’accès, si bien que davantage de femmes de secteurs très différents ont commencé à s’engager.

Mais le danger est que quelqu’un peut sérieusement militer en ligne sans véritablement agir dans la vie réelle. En raison des réactions négatives dont je te parlais plus tôt, il est devenu plus facile d'être un activiste sur internet que de gérer le travail qu’implique l'organisation quotidienne ou la mobilisation de la communauté. Il est facile pour moi de retweeter et de me faire entendre derrière mon téléphone, mais est-ce que je vais sortir et soutenir les femmes qui sont menacées ? Vais-je rejoindre les personnes qui présentent des pétitions au Parlement ou serai-je trop occupée à télécharger du contenu sur une application ? Nous devons trouver un équilibre entre le militantisme en ligne et le militantisme en personne. Mais en fin de compte, nous avons besoin de tous les types d'activistes. Nous avons besoin de personnes qui sortent et mobilisent les communautés. Et nous avons besoin de personnes qui peuvent mobiliser en ligne.


Je m'inquiète parfois de la montée des influenceuses féministes indépendantes du fait des réseaux sociaux, et du fait que cela peut répandre l'idée que le féminisme est un parcours individuel plutôt qu'un mouvement collectif.  

A un moment, le mouvement était basé dans des organisations et c’était comme s’il fallait être dans certaines organisations pour pouvoir contribuer au mouvement. Les réseaux sociaux ont permis de mieux comprendre les enjeux, ont popularisé le féminisme et ont rendu l’accès facile et donc plus de personnes, de secteurs complètement différents, s’engagent dans le mouvement. 

La question est de savoir comment on reconnaît la valeur et le mérite de chaque personne, même celles et ceux qui jouent des rôles différents et moins visibles. Si je ne fais pas de bruit sur les médias sociaux ou dans les médias traditionnels ou sous d'autres formes, ma valeur et mon utilité en tant que féministe sont-elles vues ? Nous devons veiller à ce que les contributions individuelles forment un tout, afin que nous restons connectées les unes avec les autres et que nous restons solidaires. 

Pour en revenir au mouvement, y a-t-il une question à laquelle les féministes africaines devraient, selon toi, accorder plus d'attention ?

Je pense que nous devons être plus à l'aise avec l'argent et accepter de gagner de l'argent pour notre travail. Nous avons besoin d'argent pour organiser et vivre une vie confortable. Je suis mal à l'aise quand les gens donnent l'impression que si vous demandez de l'argent, alors vous êtes "matérialiste" et que vous ne vous intéressez pas à la cause.

Prendre soin de soi est également devenu important pour moi et j'ai l'impression que les femmes qui s'occupent d'elles-mêmes peuvent être perçues comme matérialistes ou égoïstes. Je suis d'accord avec Audre Lorde que prendre soin de soi n'est pas un luxe : c'est de l'auto-préservation. Prendre soin de soi n'est pas une chose que nous avons bien fait en tant que mouvement ; le patriarcat nous a dit que nous ne sommes pas censées faire cela. C'est pourquoi nous avons maintenant beaucoup de féministes épuisées et désabusées. Je crois qu'il faut continuellement prendre du temps pour se ressourcer et se reconstruire. 


Pourquoi dis-tu que le patriarcat nous empêche de prendre soin de nous-mêmes ?

C'est patriarcal d'attendre des femmes qu'elles se donnent tout, n'est-ce pas ? C'est patriarcal d'attendre des femmes qu'elles soient vertueuses et qu'elles se donnent en échange de rien. Quand cette idée s'infiltre dans le mouvement, c'est du patriarcat déguisé.

 Comme je l'ai dit, j’ai entamé le processus de m’aimer. Et ce n'est pas ce que le patriarcat considère comme étant le comportement d’une femme correcte. C’est perçu comme égoïste, vain et matérialiste. Mais je ne pense pas qu'il faille se sacrifier, tomber malade ou s'épuiser au nom de la construction du mouvement.

Un grand merci à Jean de partager avec nous ses points de vue. Dans la partie prochaine et finale de cet entretien, nous poursuivons une piste plus personnelle et discutons d’un point auquel je pense beaucoup et il s’agit de la parentalité féministe.. Selon Jean, quand on parle de parentalité féministe, il ne s’agit pas seulement de travailler avec vos enfants mais sur vous également. Pour en savoir plus, c’est ici.

« Nous démantelons le patriarcat un bloc à la fois » : Jean Kemitare (Ouganda) 2/4

Je suis en conversation avec Jean Kemitare, une féministe ougandaise discrète et déterminée. Nous avions commencé notre conversation en discutant de la manière dont l’enfance et l famille de Jean ont fait d’elle la féministe qu’elle est aujourd’hui (partie 1). Maintenant, Jean me parle de son travail pour prévenir la violence contre les femmes et renforcer les mouvements féministes africains.

Tu as consacré ta carrière au renforcement du mouvement pour les droits des femmes en Afrique... Tu peux me parler de ton travail à Urgent Action Fund Africa?

Urgent Action Fund - Africa (UAF-Africa) est un fonds panafricain et féministe. En utilisant un modèle de subventionnement à réponse rapide, UAF-Africa soutient des initiatives imprévues, sensibles au temps, innovantes et audacieuses. Celles-ci permettent aux féministes africaines, aux activistes et aux organisations de défense des droits des femmes de saisir des opportunités, de briser le patriarcat, d'amplifier leurs voix, d'améliorer leur visibilité et de devenir des actrices importantes capables d'influencer les politiques et les lois tout en façonnant les récits. Je travaille en tant que directrice des programmes à Urgent Action Fund - Afrique, responsable de la direction stratégique et de la mise en œuvre des programmes.

C'est un travail qui résonne avec mes convictions. Les Fonds féministes ne fonctionnent pas comme des donateurs conventionnels ; ils existent pour modifier les relations de pouvoir en finançant le mouvement. Ils reconnaissent que le comment est aussi important que le quoi et, par conséquent, tout le travail est fondé sur des valeurs d'égalité, de respect et de justice. Ils travaillent avec le mouvement féministe par la solidarité, la collaboration et l'autonomisation mutuelle. Urgent Action Fund - Africa travaille sur tout le continent pour atteindre les femmes structurellement exclues, les groupes, les organisations communautaires nationales et régionales. Bien que les activités et les thèmes soient divers, l'objectif est le même : démanteler le patriarcat. Il est très inspirant de voir la résilience des femmes défenseurs des droits humains et de leurs formations. Cela entretient en moi l'espoir que le changement est possible. Nous démantelons le patriarcat un bloc à la fois !

C’est un nouveau poste pour toi n’est-ce pas ? Avant ça, il me semble que tu as longtemps travaillé pour Raising Voices. 

Dix ans !
Waouh ! Parle-moi de ton expérience.

Raising Voices est une association féministe dont le travail se fonde sur l’idéologie féministe. J’étais en charge du réseau de prévention contre les violences sexistes, qui rassemblait 800 personnes (des individus et des associations) œuvrant pour mettre fin aux violences faites aux femmes dans 20 pays de la Corne de l’Afrique, d'Afrique de l'Est et d'Afrique australe.  

L'organisation a mis au point des méthodologies permettant à ses membres de mieux faire leur travail. Par exemple, nous avons développé « SASA ! » une initiative de mobilisation communautaire pour la prévention des violences faites aux femmes et du VIH. Raising Voices avait également pour but l’apprentissage : nous faisions des études pour établir ce qu'il fallait faire pour prévenir la violence contre les femmes. Et enfin, il y avait le volet influence, sur lequel j'ai travaillé. 

Mon travail consistait à intégrer une analyse féministe politisée, mais aussi  influencer les pratiques et les politiques afin que la prévention contre les violences faites aux femmes soit faite avec une orientation féministe. Une partie essentielle de ce travail consistait également à renforcer la passion et l'engagement, tout en augmentant les compétences pour le travail sur la violence fondée sur le genre. Ces processus d'introspection sont nécessaires car si l’on veut être efficace dans son travail féministe, il faut se transformer : nos propres connaissances, notre attitude et nos compétences.

C’est un rappel puissant de l’un des éléments clé du féminisme : ce qui est personnel est politique. Dans ton parcours en tant que féministe, comment s’est déroulée ton expérience de transformation personnelle ?

En 2008, j'ai participé à l'Institut de leadership féministe pour les femmes de l’ONG Akina Mama Wa Africa, et cela a été un moment décisif. Alors que j’écoutais les intervenantes me dire que ce qui est personnel est politique, j’ai commencé à faire le lien entre les expériences qui me mettaient en colère et la situation dans son ensemble, et j’ai réalisé : « Waouh, je suis une féministe ! ». L’autre formation révélatrice a été celle que j’ai suivie dans le cadre de l'Institut de leadership féministe, de création de mouvements et de droits pour les militants d'Afrique de l'Est de la CREA. Deux expériences charnières qui ont déclenché ma conscience féministe.

Grâce à mon métier j’interagis avec de nombreuses femmes exceptionnelles : j’en accompagne certaines, d’autres me supervisent etc. Avoir des conversations avec des femmes différentes ayant eu des expériences diverses renforce continuellement mon parcours féministe.

Découvrir l’histoire du féminisme en Afrique me passionne également, parce que je m’énerve lorsque les gens disent que le féminisme est un concept occidental. Le féminisme s'est peut-être exprimé dans des langues qui ne sont pas les nôtres, mais on ne peut pas me dire que nous n'avions pas de féministes, que nous n'avions pas de pratique féministe, ou qu'il n'y avait pas de résistance au patriarcat dans les périodes précoloniales. C’est mon projet actuel, je tente de rassembler tout ce que je trouve à propos de la pratique féministe existant avant la colonisation.


Dans la prochaine partie de l’entretien, je pose la question à Jean de savoir comment, selon elle, les mouvements féministes en Afrique ont évolué dans le temps depuis qu’elle a commencé à travailler pour promouvoir et protéger les droits des femmes. Cliquez ici pour lire son analyse.

« Pour moi, être féministe c’est à la fois croire et agir » : Jean Kemitare (Ouganda) 1/4

Il y a ce petit brin de mystère en Jean Kemitare. Elle est calme mais chaque fois qu’elle parle, elle apporte une telle valeur à la conversation. Ses yeux sont un peu tristes mais son rire vous donnera un fou rire longtemps après l’avoir entendu. J’ai eu la chance de faire la connaissance de Jean quand j’ai commencé à travailler et j’ai appris de son excellent travail contre les violences faites aux femmes en Afrique de l’Est et aussi dans la partie australe du continent. J’ai toujours voulu avoir une conversation avec elle sur sa vie et son parcours féministe – maintenant, c’est fait et je suis très contente de partager cet entretien avec vous!

Jean m’a parlé de comment son enfance et sa famille l’ont façonnée en la féministe qu’elle est aujourd’hui et de son travail de prévention contre les violences faites aux femmes ainsi que le renforcement des mouvements féministes africains (partie 2). J’ai aimé écouter l’analyse de Jean sur comment les mouvements feminists africains ont évolué depuis qu’elle a commence à y travailler (partie 3). Notre entretien a pris fin sur ces conseils de parentalité féministe auxquels je reviendrai encore et encore (partie 4). J’espère que vous trouverez cette conversation aussi enrichissante qu’elle l’a été pour moi.

Bonjour Jean ! Merci de te joindre à moi pour cette conversation. Nous nous sommes rencontrées dans le cadre du travail il y a quelques années, et je suis ravie d’avoir cette opportunité de mieux te connaître, sur un plan plus personnel.

Bonjour, je m’appelle Jean Kemitare et je suis originaire de l’ouest de l’Ouganda, je suis passionnée par les choix et la voix des femmes, et mon travail tourne essentiellement autour des droits des femmes - notamment la prévention des violences faites aux femmes. Je travaille actuellement pour Urgent Action Fund Africa, en tant que directrice des programmes. J’élève seule mes deux adolescents, et je fais aussi partie d’une grande famille élargie que j’aime. 

J’adore cette idée.  Peu de mes invitées mentionnent leurs familles quand elles se présentent – encore moins de leur famille élargie. Peux-tu m’en dire plus sur tes parents et sur la manière dont ils t’ont influencée à devenir la féministe que tu es aujourd’hui ?

Mon grand-père était un catéchiste en avance sur son temps qui estimait que les filles tout comme les garçons devaient avoir accès à l’éducation, même si on se moquait de lui parce qu’il envoyait ses filles à l’école. J'ai donc grandi dans une famille avec de hauts standards concernant l’éducation, et avec des tantes qui étaient, et sont toujours, des femmes fortes, ayant excellé dans leurs domaines respectifs. Certaines d’entre elles sont des militantes féministes. Mes tantes sont comme des mères pour moi et elles ont eu une grande influence dans ma vie. Elles ont été comme des mères pour moi et elles m'ont beaucoup influencée, à la fois parce que les tantes paternelles sont très importantes dans les sociétés patrilinéaires comme la mienne, mais aussi parce que je n'ai pas grandi avec ma mère.  

Ça a dû être formidable de grandir avec des modèles aussi forts ! 

Oui bien sûr, mais ma famille restait une famille patriarcale. La plupart des hommes étaient polygames, mon père également. Quand j’avais deux mois, mes parents se sont disputés et ma mère est partie. Mon père a décidé que je ne la reverrai plus jamais, et il est allé devant les tribunaux pour obtenir la garde exclusive. En tant qu’ingénieur, il disposait de plus de revenus qu’elle, donc il a gagné. Parfois quand je réfléchis à tout ça, je me dis waouh, la violence a fait son entrée dans ma vie quand j’avais deux ans ! 

Ce que je veux dire, c'est qu'il y avait pour moi des attentes et des exigences différentes de celles des autres enfants parce que je n'étais pas l'enfant biologique des femmes qui m'ont élevé. Les filles et les garçons avaient également des responsabilités différentes dans le foyer où j’ai grandi. Les filles devaient s’occuper de la maison, les garçons pouvaient aller et venir comme ils le souhaitaient alors que nous ne pouvions pas le faire. Ça m’ennuyait lorsque ma maman (c’est comme ça que j’appelle ma belle-mère) rentrait à la maison et voyant le bazar qu’avaient laissé mes petits frères, elle nous disait à ma petite sœur et moi : « Les filles ! Qu’est-ce que vous avez fait de  toute la journée ? C’est un véritable bazar ici ». Ou lorsqu’il y avait des règles différentes sur l’heure à laquelle les filles et les garçons devaient rentrer à la maison. 

Ces expériences ont façonné ma prise de conscience précoce de l'injustice et ma passion pour les questions relatives à la condition des femmes. Je peux dire que c’est à ce moment-là que mon parcours féministe a débuté. Bien évidemment la prise de conscience s'est faite plus tard, lorsque j'ai commencé à travailler pour Raising Voices sur les droits des femmes, et plus particulièrement sur la prévention des violences faites aux femmes.

La différence que tu fais entre le début de ton parcours et le début de ta prise de conscience est très intéressante. Peux-tu me dire quand as-tu fait le lien, quand et comment cette prise de conscience s’est manifestée ?

Il y a eu plusieurs moments. Quand j’avais 10 ans, un des hommes vivant dans notre maison nous harcelait sexuellement une autre jeune fille, une voisine, et moi. Nous avons décidé de nous venger en allant déchirer tous les documents qui se trouvaient chez lui, notamment sa Bible. Cela l’a mis en colère, et il ne nous a plus jamais dérangées. Nous nous sommes faites gronder pour avoir déchiré sa Bible, mais c’était notre manière de résister, tu comprends ?

Plus tard, j’ai étudié dans un lycée pour filles, ce qui avait renforcé mon militantisme. Mais tout cela a été remis en question à l’université parce qu’on attendait de moi que je me comporte d’une certaine manière et que je n’exprime ni mes opinions ni qui j’étais. Et je me suis dit, « Attendez… » 

Et qu’en est-il aujourd’hui ? Te considères-tu comme une féministe ? Que signifie exactement ce mot pour toi ?

Oui, je me considère comme une féministe. Pour moi, un.e féministe est une personne qui croit en l’égalité entre les sexes et que les femmes et les hommes ont les mêmes droits et la même valeur. Qu’il s’agisse d’une mère au foyer, d’un homme d’affaires ou vice versa, ils méritent les mêmes opportunités et le même accès aux ressources. C’est ce que signifie être féministe pour moi, une personne qui croit en cela, mais qui ne se contente pas seulement d'y croire, mais agit pour que cela se réalise.  Pour moi, être féministe c’est à la fois croire et agir.

Lorsque tu t’es présentée, tu as dit être passionnée par « la voix » et « les choix » des femmes. Peux-tu m’en dire plus sur ces deux mots et pourquoi ils sont si importants dans ta conception du féminisme ?

Le patriarcat estime que les femmes ont moins de valeur et d'intérêt et que par conséquent leurs contributions sont moins importantes. Je considère la voix des femmes comme leur moyen de s’exprimer et de contribuer à la réalisation des projets qui les touchent. Par exemple, la voix des femmes ne se fait pas entendre lorsque des lois sur leurs corps, leurs sexualités ou des lois sur l’avortement des femmes sont discutées et adoptées par des hommes. 

Et même quand les femmes sont autorisées à intervenir dans les espaces politiques, elles sont perçues comme des décorations, et non pas pour leur capacité à apporter de la substance aux débats. Et trop souvent, les femmes à qui on permet de parler sont des femmes avec un point de vue très patriarcal. De nombreuses femmes sont dans des espaces et des postes pouvant leur permettre de faire changer les choses, mais elles renforcent les croyances patriarcales concernant la place des femmes dans la société, la violence, leur rôle dans le foyer et les choix qu’elles font. 

Qu’en est-il du choix ?

Le choix pour moi, c'est d'avoir des femmes ayant la possibilité de vivre et s’épanouir comme elles l’entendent. Que je choisisse d’être mère au foyer est autant valide que si je choisis de travailler. Quel que soit le type de travail que je choisis, c'est un bon travail, même s'il s'agit de travail sexuel. Si je choisis d’avoir un enfant, ou de ne pas en avoir, c’est mon choix. Si c’est ce que désire en ce moment ou pour le reste de ma vie, ainsi soit-il. Tant que je décide que c’est ce que je veux pour moi-même – pas parce que quelqu’un d’autre estime que c’est ce que les femmes « respectables » doivent faire ou être. 

J’estime que le choix et les droits vont de pair. Il s’agit pour moi de disposer du droit d’être la femme que je choisis d’être et de jouir de mes droits humains tant que je ne porte pas atteinte à ceux des autres.

J'aime la clarté dans la vision de Jean. Cliquez ici pour la deuxième partie de notre conversation où Jean nous parle de ce qu’elle fait dans son poste actuel, et ceux qu’elle a précédemment occupés pour prévenir les violences contre les femmes et renforcer les mouvements féministes africains. On y va!

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Pour les actualités de Jean, c’est sur Twitter @JeanKemitare

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