« Le mouvement féministe est toujours aussi fort » - Jean Kemitare (Ouganda) – 3/4

Je continue ma conversation avec Jean Kemitare, féministe ougandaise. Avez-vous lu les précédentes parties de notre conversation où Jean m’a parlé de l’influence de son enfance sur sa vision féministe (partie 1) et comment cela se traduit dans son travail quotidiennement (partie 2)? Maintenant, on discute de comment, selon elle, les mouvements de défense des droits des femmes ont évolué depuis qu’elle a commencé à travailler dans ce secteur.

Comme tu viens de l’expliquer, la construction du mouvement féministe est un enjeu central depuis plus d’une décennie, et tu as joué un rôle crucial dans la coordination d’un mouvement féministe fort dans la Corne de l’Afrique, l’Est de l’Afrique et l’Afrique australe. À ton avis, comment a évolué le mouvement des droits des femmes dans la région au cours de cette période ?

Certains disent que le mouvement féministe est en perte de vitesse, qu’il s’essouffle mais je ne pense pas que ça soit le cas. Je pense que le mouvement avance différemment parce que nous vivons une période particulière. Nous sommes confrontés à d’autre types de pression, mais le mouvement féministe est toujours aussi fort.

Du temps de nos parents, les activistes étaient confrontés à des réactions négatives parce qu'elles soulevaient un nouveau type de discussions: il s’agissait d’égalité. Les réactions auxquelles nous sommes confrontées aujourd'hui sont plus virulentes, et cela signifie probablement que nous faisons quelque chose de bien. (Elle rit). Nous déconstruisons les structures et les déséquilibres de pouvoir. Et une fois que vous touchez vraiment au cœur du pouvoir, comme nous le faisons, nous provoquons ces réactions violentes.


À quel type de pressions fais-tu allusion ?

Nous évoluons dans un contexte où l’espace civique se rétrécit délibérément dans de nombreux pays, de sorte que notre capacité à nous organiser et à exprimer notre mécontentement est donc dispersée d’un point de vue politique, social et économique dans le but de maintenir une dynamique de pouvoir patriarcale. Nous assistons également à une montée des fondamentalismes religieux, tant dans l'islam que dans le christianisme, ce qui a une forte influence sur les droits des femmes et leur organisation. Cela affecte la solidarité et la connexion. Par exemple, les croyances autour des droits des minorités sexuelles affectent la manière dont nous nous organisons, et cela bénéficie au patriarcat.

Les difficultés économiques sont également un défi avec la mondialisation et les autres mesures macro-économiques que nos pays ont adoptées, nous nous dirigeons davantage vers un capitalisme à grande échelle et un néolibéralisme. A mon avis,  cela affecte notre droit d’organisation et les droits des femmes. Cela signifie que, de plus en plus, les gens entrent dans une ONG non pas à cause de leur passion ou de leurs convictions, mais parce que c'est un travail. Et je ne dis pas que les personnes qui font ce travail ne sont pas passionnées, ni que cette passion ne peut pas se développer, quelle que soit la façon dont la personne a commencé. 

Les réactions auxquelles nous sommes confrontées aujourd’hui sont plus virulentes, et cela signifie probablement que nous faisons quelque chose de bien.

Vois-tu des opportunités en parallèle des défis que tu as mentionnés ? 

Je pense qu'il y a beaucoup plus d'universitaires féministes en Afrique, qui produisent des connaissances sur lesquelles nous pouvons nous appuyer. De manière plus générale, la conscience féministe se développe sur tout le continent. Auparavant, avec l'expansion du développement et du travail des ONG en Afrique, on avait le sentiment que c'était aux « organisations militantes » de s'exprimer. Aujourd'hui, les femmes disent : Je suis une femme, donc c'est ma responsabilité, même si mon travail consiste à travailler à la banque.  

Nous avons également des opportunités avec la technologie. Nous pouvons maintenant entrer en contact les unes avec les autres, au-delà des frontières géographiques et nous pouvons renforcer les liens, la solidarité et de ce fait, le mouvement. Je pense que nous avons de nombreuses possibilités de renforcer les liens, d'améliorer notre propre analyse et d'agir de différentes manières. Nous pouvons utiliser la technologie pour apprendre les unes des autres et établir des liens et des collaborations à travers les espaces géographiques. Je pense par exemple à l'appel mondial à soutenir les militantes soudanaises. 


Parlant de technologie, parlons un instant de l’activisme sur les réseaux sociaux. Je pose la question car j’ai pris le train des réseaux sociaux en retard, et je pourrais être en train de me tromper, mais, il me semble qu’avec les réseaux sociaux, l'organisation féministe se concentre plus sur les individus – et non plus sur les organisations. Est-ce quelque chose que tu as remarqué également ?

À un moment, le mouvement reposait sur les associations, et il semblait devoir être dans telle association pour contribuer au mouvement. Les réseaux sociaux, nous ont sensibilisés aux problèmes, ils ont popularisé le féminisme et facilité l’accès, si bien que davantage de femmes de secteurs très différents ont commencé à s’engager.

Mais le danger est que quelqu’un peut sérieusement militer en ligne sans véritablement agir dans la vie réelle. En raison des réactions négatives dont je te parlais plus tôt, il est devenu plus facile d'être un activiste sur internet que de gérer le travail qu’implique l'organisation quotidienne ou la mobilisation de la communauté. Il est facile pour moi de retweeter et de me faire entendre derrière mon téléphone, mais est-ce que je vais sortir et soutenir les femmes qui sont menacées ? Vais-je rejoindre les personnes qui présentent des pétitions au Parlement ou serai-je trop occupée à télécharger du contenu sur une application ? Nous devons trouver un équilibre entre le militantisme en ligne et le militantisme en personne. Mais en fin de compte, nous avons besoin de tous les types d'activistes. Nous avons besoin de personnes qui sortent et mobilisent les communautés. Et nous avons besoin de personnes qui peuvent mobiliser en ligne.


Je m'inquiète parfois de la montée des influenceuses féministes indépendantes du fait des réseaux sociaux, et du fait que cela peut répandre l'idée que le féminisme est un parcours individuel plutôt qu'un mouvement collectif.  

A un moment, le mouvement était basé dans des organisations et c’était comme s’il fallait être dans certaines organisations pour pouvoir contribuer au mouvement. Les réseaux sociaux ont permis de mieux comprendre les enjeux, ont popularisé le féminisme et ont rendu l’accès facile et donc plus de personnes, de secteurs complètement différents, s’engagent dans le mouvement. 

La question est de savoir comment on reconnaît la valeur et le mérite de chaque personne, même celles et ceux qui jouent des rôles différents et moins visibles. Si je ne fais pas de bruit sur les médias sociaux ou dans les médias traditionnels ou sous d'autres formes, ma valeur et mon utilité en tant que féministe sont-elles vues ? Nous devons veiller à ce que les contributions individuelles forment un tout, afin que nous restons connectées les unes avec les autres et que nous restons solidaires. 

Pour en revenir au mouvement, y a-t-il une question à laquelle les féministes africaines devraient, selon toi, accorder plus d'attention ?

Je pense que nous devons être plus à l'aise avec l'argent et accepter de gagner de l'argent pour notre travail. Nous avons besoin d'argent pour organiser et vivre une vie confortable. Je suis mal à l'aise quand les gens donnent l'impression que si vous demandez de l'argent, alors vous êtes "matérialiste" et que vous ne vous intéressez pas à la cause.

Prendre soin de soi est également devenu important pour moi et j'ai l'impression que les femmes qui s'occupent d'elles-mêmes peuvent être perçues comme matérialistes ou égoïstes. Je suis d'accord avec Audre Lorde que prendre soin de soi n'est pas un luxe : c'est de l'auto-préservation. Prendre soin de soi n'est pas une chose que nous avons bien fait en tant que mouvement ; le patriarcat nous a dit que nous ne sommes pas censées faire cela. C'est pourquoi nous avons maintenant beaucoup de féministes épuisées et désabusées. Je crois qu'il faut continuellement prendre du temps pour se ressourcer et se reconstruire. 


Pourquoi dis-tu que le patriarcat nous empêche de prendre soin de nous-mêmes ?

C'est patriarcal d'attendre des femmes qu'elles se donnent tout, n'est-ce pas ? C'est patriarcal d'attendre des femmes qu'elles soient vertueuses et qu'elles se donnent en échange de rien. Quand cette idée s'infiltre dans le mouvement, c'est du patriarcat déguisé.

 Comme je l'ai dit, j’ai entamé le processus de m’aimer. Et ce n'est pas ce que le patriarcat considère comme étant le comportement d’une femme correcte. C’est perçu comme égoïste, vain et matérialiste. Mais je ne pense pas qu'il faille se sacrifier, tomber malade ou s'épuiser au nom de la construction du mouvement.

Un grand merci à Jean de partager avec nous ses points de vue. Dans la partie prochaine et finale de cet entretien, nous poursuivons une piste plus personnelle et discutons d’un point auquel je pense beaucoup et il s’agit de la parentalité féministe.. Selon Jean, quand on parle de parentalité féministe, il ne s’agit pas seulement de travailler avec vos enfants mais sur vous également. Pour en savoir plus, c’est ici.