« Nous devons faire naître la passion pour le féminisme partout et chez le plus grand nombre de personnes possible » : Kavinya Makau (Kenya) - 2/3
/Ma causerie avec l’avocate kényane des droits de l’Homme, Kavinya Makau, devient de plus en plus intéressante. Après nous avoir raconté comment elle est devenue féministe (Partie 1), Kavinya nous parle ici de ce que le féminisme veut dire pour elle et comment elle incarne ses valeurs dans sa vie de tous les jours.
Tu m’as dit qu’il était important pour toi de fièrement te déclarer comme étant féministe. Nous n’avons cependant pas parlé de ce que ce mot signifie pour toi. Donc, dis-moi : comment définis-tu le féminisme ?
Pour moi, le féminisme consiste à contester les rapports de force inégaux qui maintiennent la discrimination envers les filles, femmes, et les personnes trans et non-binaires. Cela signifie comprendre le pouvoir et le démanteler activement. C’est ce que nous, les professionnel.le.s spécialistes des droits de l’Homme ou des droits des femmes, et des personnes trans et non-binaires, c’est ce que nous faisons tous les jours dans notre travail.
Mais il faut aller plus loin, et sortir du cadre professionnel. Tu connais le slogan « Le privé est politique » ? Le féminisme touche également les échanges quotidiens. Il fait partie intégrante de la vie et n’est pas quelque chose dont on ne s’en soucie qu’uniquement en salle de réunion, ou lors de nos recherches ou dans toute autre situation qui se présente sur le lieu de travail.
C’est de remettre en question les normes, les attentes et les pratiques patriarcales aussi bien dans la vie professionnelle que dans la vie privée. Il s’agit également d’une alliance et d’une solidarité avec les mouvements progressistes de justice sociale qui eux aussi remettent en question et s’attaquent aux structures et systèmes de pouvoir oppressifs.
Je partage totalement ton point de vue : le féminisme se vit au quotidien. Peux-tu me donner des exemples de la manière dont tu l’appliques systématiquement et délibérément ?
Les discussions autour de la santé et des droits sexuels et reproductifs (SDSR) sont un bon exemple. En tant que féministe, je défends une santé et des droits sexuels et reproductifs complets pour toutes les filles, femmes, et personnes trans et non-binairess. Pour moi cela implique l’ensemble des services de santé. Cela ne dérange personne lorsqu’en parlant des SDSR on plaide pour des soins abordables ou gratuits afin que les filles et les femmes puissent avoir accès aux soins de santé maternelle. Mais lorsque l’on commence à aborder la question des services de santé pour des avortements sécurisés, par exemple, cela met les gens très mal à l’aise.
Il y a eu de nombreux débats à propos des SDSR dans le cadre des droits de l’Homme et du mouvement de défense des droits des femmes ici au Kenya. Je suis allée plus loin, et j’en ai parlé avec des membres de ma famille élargie. Mes proches sont des chrétiens avec des opinions bien arrêtées et qu’ils expriment ouvertement. Bien que ce soit difficile, nous avons des conversations sur l’importance pour les filles, femmes, et les personnes trans et non-binaires d’avoir accès à des avortements sécurisés, par exemple. Je leur explique ce que cela signifie en termes d’indicateurs de mortalité et de morbidité maternelles, mais aussi pourquoi nous ne devrions pas moraliser aveuglément cette conversation sans tenir compte de nos réalités contextuelles et de l’autonomie et des droits des filles, femmes, et personnes trans et non-binaires.
Pourquoi as-tu estimé important d’avoir ces conversations chez toi ?
C’est bien de les avoir avec des consœurs féministes ou des militant.e.s de droits de l’Homme, mais il y a un enjeu social plus large ici. C’est une question qui divise clairement le pays, mais s’il est impossible de parler de sujets tabous avec nos proches et nos ami.e.s en dehors des salles de réunion et des espaces politiques, alors nous ne pourrons pas changer les choses. En tant que féministe, il faut constamment remettre en question les opinions et les normes patriarcales dans nos propres foyers, dans nos relations personnelles, et ce bien avant qu’on en parle avec des responsables politiques.
Est-ce que tu reçois beaucoup de critiques ? Si c’est le cas, quel genre de critiques ? Comment y fais-tu face ?
Disons qu’en ce qui concerne les ami.e.s et les proches, nous avons une règle : nous sommes toutes des personnes aux opinions bien arrêtées, mais nous savons que nous pouvons être en désaccord. Nous restons une famille. J’ai beaucoup de chance, d’avoir des proches avec lesquels je peux avoir des conversations difficiles sans que cela n’affecte notre relation.
Quand j’ai commencé à faire ce travail, de nombreuses personnes se sont demandées pourquoi dans l’ensemble des questions concernant les droits de l’Homme, j’avais choisi de m’occuper des plus controversées. Les gens me disaient : « Tu es jeune, tu as des idéaux, c’est peut-être juste une phase que tu traverses ». Mais j’ai toujours été claire sur le fait que pour moi en tant que féministe et militante pour les droits de l’Homme, il n’existe pas de hiérarchie de droits.
Beaucoup de personnes, notamment ma famille et mes ami.e.s, n’ont pas compris ce choix — elles pensaient que j’allais détruire ma carrière. J’ai dû avoir un nombre incalculable de discussions pour expliquer pourquoi je fais ce travail, pourquoi j’y crois tant, pourquoi c’est important pour moi en tant que féministe et militante pour les droits de l’Homme d’être cohérente. Et avec le temps, elles ont compris qu’il ne s’agissait pas d’une passade, rien ne m’est arrivé. Je m’épanouis, et, tu sais, je pense que c’est la cohérence. Les gens voient que tu crois réellement de tout cœur en ce que tu fais, et que tu vis selon les valeurs que tu prônes alors ils changent alors d’avis, ou du moins acceptent d’être en désaccord.
Parlons des critiques en dehors de nos cercles familiaux - sur internet par exemple. Avant de lancer Eyala, je passais peu de temps sur les réseaux sociaux, c’est peut-être pour ça j’ai du mal à accepter tout ce à quoi les féministes font face lorsqu’elles expriment leur opinion sur quelque chose. Ça ne m’est pas encore arrivé à grande échelle, mais à chaque fois qu’une sœur féministe est prise pour cible, c’est comme si l’on m’attaquait aussi. Et je me demande à quel point cela va nous retarder. Qu’en penses-tu ?
Toi et moi sommes dans ce mouvement depuis longtemps, et il y a sûrement certains points sur lesquels nous avons progressé, n’est-ce pas ? Nous avons également vu les revers de médaille. En ligne tout comme dans la vie réelle, nous nous retrouvons à avoir ou à répéter des conversations que nous ne devrions pas avoir en 2020 ! Les discussions autour de l’accès à un avortement sûr au Kenya par exemple, ou pour le droit d’une adolescente enceinte d’aller à l’école en Tanzanie. Dès que l’on pense avoir atteint un objectif, un nouveau défi apparaît. Avec les réseaux sociaux, les limites de ce type d’abus ont été repoussées, et maintenant les médias sociaux seront utilisés contre toi de multiples façons pour t’intimider.
Alors oui, le patriarcat se réinvente constamment, il y aura toujours de nouvelles menaces. Nous devons y être préparées et être nombreuses pour y faire face. L’union fait la force n’est-ce pas ? Ce que je veux dire, c’est que la lutte contre le patriarcat est épuisante, nous aurons donc besoin de toutes les personnes qui se rallieront à notre cause. Nous devons aussi faire appel aux divers actrices et acteurs qui gèreront ces menaces bien après nous ; la continuité est importante. C’est pourquoi je crois que nous devons faire naître la passion pour le féminisme partout et chez le plus grand nombre de personnes possible.