« Qui que tu sois, tu peux apporter ta pierre à l’édifice » : Kavinya Makau (Kenya) - 3/3

C’est la dernière partie de ma causerie avec Kavinya Makau, une féroce féministe kényane dont je suis fière d’appeler mon amie. J’espère que nous avez eu la chance de lire la première partie dans laquelle Kavinya nous raconte comment elle est devenue féministe, et la deuxième partie remplie de trésors de comment nous pouvons vivre nos valeurs féministes dans notre vie quotidienne. Dans cette partie, nous discutons du syndrome de l’impostrice féministe et du bien-être.

Tu viens de m’expliquer à quel point il est important que davantage de gens rejoignent le mouvement féministe. Peux-tu me dire comment tu t’y prends ou comment tu t’y es pris pour les inciter à le faire ?

Je vais te parler de l’Initiative pour le leadership et le mentorat des jeunes femmes en Afrique de l’Est (East Africa Young Women Leadership and Mentoring Initiative – EAYLMI) menée par Akili Dada. Je participe à cette initiative en qualité de mentor. L’initiative s’adresse aux jeunes femmes qui en sont aux premières étapes de leur parcours de féministes ou qui essaient de comprendre les choses comme c’était mon cas il y a 14 ans. Il s’agit d’encadrer la génération actuelle et la prochaine génération de leaders féministes africaines, ainsi que de construire un mouvement fort et d’en assurer la continuité de manière tangible.  

De jeunes femmes m’ont approchée et m’ont dit qu’il y a des gens dans le mouvement féministe africain qu’elles admirent et qui semblent si accomplies et elles se disent : « Eh ! Est-ce que je peux même aspirer à être comme elles ? Est-ce que je peux atteindre leur niveau ? ». Parcourir le chemin de la prise de conscience féministe avec des jeunes femmes originaires du Kenya et de Tanzanie est incroyable. L’EAYLMI a été l’une des choses les plus enrichissantes que j’ai faites, ou que je ferai dans les années à venir.

Ça a l’air génial. Ce que tu me dis me ramène à l’époque où je t’ai rencontrée — il y a environ dix ans, je crois. J’étais une totale débutante ! Te rencontrer toi et les nombreuses autres féministes avec lesquelles j’ai eu la chance de travailler était inspirant mais aussi intimidant tu sais ? Vous étiez toutes si fortes et décomplexées, je n’aurai jamais cru que je pouvais devenir comme vous. Je suis sûre que de nombreuses jeunes féministes avec lesquelles tu travailles partagent ce sentiment, tout comme plusieurs personnes qui liront cette interview. Quels conseils leur donnerais-tu ?

J’ai eu plusieurs fois ce type de conversations, et j’ai aussi ressenti ma propre peur à ce sujet. Laisse-moi revenir un peu en arrière. Je t’ai parlé tout à l’heure de mon initiation au féminisme africain. Tu peux imaginer ce que c’était pour la jeune Kavinya, inexpérimentée, de s’engager avec des leaders d’opinion féministes venu.e.s de tout le continent africain. Dans les premières étapes de mon parcours féministe, j’ai rencontré des personnes qui m’ont soutenue et qui continuent de me soutenir. D’autres étaient dédaigneuses parce que je ne savais pas grand-chose et il y a eu des interactions qui m’ont fait me demander si ma contribution en vaudrait la peine un jour. J’ai dû réfléchir. Finalement, j’ai surmonté cela et j’ai développé un sentiment de clarté dans mon identité en tant que féministe africaine et c’est cette version-là de moi que tu as rencontrée.  

Pour être honnête, lorsque les gens parlent de l’espace féministe sur le continent, certains noms et personnalités y sont traditionnellement associés — et il n’y a aucun mal à cela. Mais il semble aussi y avoir cette idée que certaines d’entre nous sont plus féministes que d’autres, plus féministes africaines que d’autres. Cela peut amener certaines sœurs à sentir - ou à se faire dire — qu’elles ne sont pas à la hauteur ; à se sentir — ou à avoir été exclues. Et cela peut t’affecter si profondément que tu peux penser que le féminisme africain n’est pas pour toi, ou qu’il appartient à d’autres personnes.

Des lectrices d’Eyala m’ont souvent confié ressentir cela.

Je connais et comprends bien ce sentiment. Je sais ce que c’est que de se comparer et de penser que telle personne a accompli davantage et de se demander « Pourrai-je être à la hauteur ? » Même lorsque votre contribution est validée d’une certaine manière, vous continuez à vous remettre en question. Il y a cette voix en vous qui dit « OK, les gens disent que je suis géniale, mais est-ce que je change réellement les choses ? ».

Le syndrome de l’impostrice féministe est vraiment une réalité! Que recommandes-tu ? 

Premièrement : demande-toi pourquoi tu places une perspective féministe dans ton militantisme et ton travail. Est-ce essentiellement pour être applaudie ou pour contester les normes, les systèmes et les structures qui continuent à opprimer les filles,  femmes, et les personnes trans et non-binaires ? Demande-toi: « Suis-je une féministe africaine parce que je veux que quelqu’un voie et confirme que j’en suis une, ou s’agit-il de ce que je crois, de ce que je pratique et de la façon dont je vis intentionnellement ma vie ? » Cela te ramènera à la nature fondamentale de ce qu’est le fait d’être féministe.

Ce qui m’importe, c’est la raison pour laquelle tu fais ce que tu fais, et la manière dont tu le fais — pas les gros titres que tu feras ou les éloges que tu recevras. Tu ne seras peut-être jamais nominée et tu ne remporteras peut-être jamais de prix ; tu ne seras peut-être jamais dans une revue. Concentre-toi et vis selon tes objectifs. Quand je fais cela, je trouve qu’il devient plus facile de faire face au syndrome de l’imposteur, ou de l’impostrice féministe.

C’est un excellent conseil. Quel est ton deuxième conseil ?

Mon second conseil est le suivant : ton parcours ne consiste pas à être ou à devenir quelqu’un d’autre. Qui que tu sois, tu peux apporter ta pierre à l’édifice. Fais ce que tu peux à ton niveau. Sois toi-même. 

Et il n’y a pas de petite contribution ! Le combat contre le patriarcat est si grand… Chaque action compte. Ce que tu dis me fait penser à un chapitre dans I’m Judging You de Luvvie Ajayi intitulé « Personne ne gagne aux Jeux Olympiques du féminisme ». 

Absolument. Je ne dis pas qu’il n’est pas important d’admirer et de s’inspirer de nos mentors et de nos ancêtres qui ont réalisé des choses phénoménales. Pense aux femmes nigérianes de l’époque coloniale qui se sont dit « cette situation ne fonctionne plus pour nous » et qui ont commencé à militer pour le changement. Pense à nos grands-mères, nos arrière-arrière-grands-mères, qui ont fait des choses époustouflantes. Nous n’avions peut-être pas la Charte des féministes africaines à l’époque, mais lorsque l’on regarde certaines des choses accomplies par des femmes qui ont épousé les principes contenues dans la Charte et ont fait avancer les mêmes choses que nous essayons de faire évoluer maintenant, on réalise à quel point il est important de célébrer celles qui nous ont précédées. Ce que nous devrions faire, c’est les célébrer, sans pour autant être limitées par notre admiration.

Merci beaucoup, c’est un très bon conseil. Avant de nous séparer, je voulais revenir sur une chose que tu as dite plus tôt dans notre conversation sur l’épuisement qui résulte de la lutte contre le patriarcat. En vérité, je ne connais pas une seule féministe qui ne se soit pas sentie épuisée à un moment ou à un autre. Comment te ressources-tu ? Comment prends-tu soin de toi ?

Il y a cinq ans, j’ai fait un burn-out. C’est alors que j’ai sérieusement commencé à prendre soin de moi et à faire de mon bien-être une priorité. Prendre soin de soi c’est, s’aimer soi-même. J’apprends à me choisir tous les jours, sans condition, de plusieurs manières. J’apprends à dire non plus souvent. Je prends le temps de m’arrêter et de réfléchir. Quand c’est le chaos, je choisis de me concentrer sur les choses et les personnes qui me rendent heureuse et m’apportent un équilibre. Pour me redonner de l’énergie, je prends entre cinq minutes et une heure pour m’arrêter et penser à des choses sans aucun lien avec le travail, notamment ce dont je suis reconnaissante. 

Je me plonge dans des œuvres littéraires africaines. Depuis 2014, je lis délibérément plus d’autrices africaines ou de femmes d’origine africaine. Mon genre préféré est la fiction. Elle me permet de voyager dans d’autres mondes et d’imaginer d’autres réalités. Je me réserve également du temps pour passer du temps avec ma famille, notamment avec ma nièce et mon neveu que j’adore et qui me font voir les choses différemment, ce dont j’ai grand besoin.

Ma dernière question pour toi, Kavinya, est la suivante : quelle est ta devise de vie féministe ? 

Ce n’est pas une devise de vie féministe en soi. J’ai récemment lu Les sept péchés: Un manifeste contre le patriarcat de Mona Eltahawy avec le club de lecture Afrifem que nous avons créé au début de l’année. (Dédicace spéciale à toi et aux autres membres: Nebila Abdulmelik, Nadia Ahidjo, Flavia Mwangovya, Faten Aggad-Clerx, Yvette Kathurima-Muhia et Muthoni Muriithi).  

Dans le livre, la citation « Nous avons besoin d’un féminisme qui soit robuste, agressif et sans réserve. Un féminisme qui défie, désobéit et perturbe le patriarcat, et non pas d’un féminisme qui collabore avec, le dorlote et se conforme à lui » fait écho lorsque je pense à la manière dont le patriarcat se manifeste et s’exprime avec tant d’audace.

Mon cœur est plein. Merci Kavinya pour tes réflexions pertinentes et tes conseils avisés. Et merci aussi d’être une formidable amie pour moi et pour tant d’autres sœurs dans le féminisme. Tu es tout simplement fantastique !

« Nous devons faire naître la passion pour le féminisme partout et chez le plus grand nombre de personnes possible » : Kavinya Makau (Kenya) - 2/3

Ma causerie avec l’avocate kényane des droits de l’Homme, Kavinya Makau, devient de plus en plus intéressante. Après nous avoir raconté comment elle est devenue féministe (Partie 1), Kavinya nous parle ici de ce que le féminisme veut dire pour elle et comment elle incarne ses valeurs dans sa vie de tous les jours.

Tu m’as dit qu’il était important pour toi de fièrement te déclarer comme étant féministe. Nous n’avons cependant pas parlé de ce que ce mot signifie pour toi. Donc, dis-moi : comment définis-tu le féminisme ? 

Pour moi, le féminisme consiste à contester les rapports de force inégaux qui maintiennent la discrimination envers les filles,  femmes, et les personnes trans et non-binaires. Cela signifie comprendre le pouvoir et le démanteler activement. C’est ce que nous, les professionnel.le.s spécialistes des droits de l’Homme ou des droits des femmes, et des personnes trans et non-binaires, c’est ce que nous faisons tous les jours dans notre travail.

Mais il faut aller plus loin, et sortir du cadre professionnel. Tu connais le slogan « Le privé est politique » ? Le féminisme touche également les échanges quotidiens. Il fait partie intégrante de la vie et n’est pas quelque chose dont on ne s’en soucie qu’uniquement en salle de réunion, ou lors de nos recherches ou dans toute autre situation qui se présente sur le lieu de travail.

Le féminisme touche également les échanges quotidiens.

C’est de remettre en question les normes, les attentes et les pratiques patriarcales aussi bien dans la vie professionnelle que dans la vie privée. Il s’agit également d’une alliance et d’une solidarité avec les mouvements progressistes de justice sociale qui eux aussi remettent en question et s’attaquent aux structures et systèmes de pouvoir oppressifs.

Je partage totalement ton point de vue : le féminisme se vit au quotidien. Peux-tu me donner des exemples de la manière dont tu l’appliques systématiquement et délibérément ? 

Les discussions autour de la santé et des droits sexuels et reproductifs (SDSR) sont un bon exemple. En tant que féministe, je défends une santé et des droits sexuels et reproductifs complets pour toutes les filles,  femmes, et personnes trans et non-binairess. Pour moi cela implique l’ensemble des services de santé. Cela ne dérange personne lorsqu’en parlant des SDSR on plaide pour des soins abordables ou gratuits afin que les filles et les femmes puissent avoir accès aux soins de santé maternelle. Mais lorsque l’on commence à aborder la question des services de santé pour des avortements sécurisés, par exemple, cela met les gens très mal à l’aise. 

Il y a eu de nombreux débats à propos des SDSR dans le cadre des droits de l’Homme et du mouvement de défense des droits des femmes ici au Kenya. Je suis allée plus loin, et j’en ai parlé avec des membres de ma famille élargie. Mes proches sont des chrétiens avec des opinions bien arrêtées et qu’ils expriment ouvertement. Bien que ce soit difficile, nous avons des conversations sur l’importance pour les filles, femmes, et les personnes trans et non-binaires d’avoir accès à des avortements sécurisés, par exemple. Je leur explique ce que cela signifie en termes d’indicateurs de mortalité et de morbidité maternelles, mais aussi pourquoi nous ne devrions pas moraliser aveuglément cette conversation sans tenir compte de nos réalités contextuelles et de l’autonomie et des droits des filles, femmes, et personnes trans et non-binaires. 

Pourquoi as-tu estimé important d’avoir ces conversations chez toi ?

C’est bien de les avoir avec des consœurs féministes ou des militant.e.s de droits de l’Homme, mais il y a un enjeu social plus large ici. C’est une question qui divise clairement le pays, mais s’il est impossible de parler de sujets tabous avec nos proches et nos ami.e.s en dehors des salles de réunion et des espaces politiques, alors nous ne pourrons pas changer les choses. En tant que féministe, il faut constamment remettre en question les opinions et les normes patriarcales dans nos propres foyers, dans nos relations personnelles, et ce bien avant qu’on en parle avec des responsables politiques.

Est-ce que tu reçois beaucoup de critiques ? Si c’est le cas, quel genre de critiques ? Comment y fais-tu face ?

Disons qu’en ce qui concerne les ami.e.s et les proches, nous avons une règle : nous sommes toutes des personnes aux opinions bien arrêtées, mais nous savons que nous pouvons être en désaccord. Nous restons une famille. J’ai beaucoup de chance, d’avoir des proches avec lesquels je peux avoir des conversations difficiles sans que cela n’affecte notre relation.

Quand j’ai commencé à faire ce travail, de nombreuses personnes se sont demandées pourquoi dans l’ensemble des questions concernant les droits de l’Homme, j’avais choisi de m’occuper des plus controversées. Les gens me disaient : « Tu es jeune, tu as des idéaux, c’est peut-être juste une phase que tu traverses ». Mais j’ai toujours été claire sur le fait que pour moi en tant que féministe et militante pour les droits de l’Homme, il n’existe pas de hiérarchie de droits.

Beaucoup de personnes, notamment ma famille et mes ami.e.s, n’ont pas compris ce choix — elles pensaient que j’allais détruire ma carrière. J’ai dû avoir un nombre incalculable de discussions pour expliquer pourquoi je fais ce travail, pourquoi j’y crois tant, pourquoi c’est important pour moi en tant que féministe et militante pour les droits de l’Homme d’être cohérente. Et avec le temps, elles ont compris qu’il ne s’agissait pas d’une passade, rien ne m’est arrivé. Je m’épanouis, et, tu sais, je pense que c’est la cohérence. Les gens voient que tu crois réellement de tout cœur en ce que tu fais, et que tu vis selon les valeurs que tu prônes alors ils changent alors d’avis, ou du moins acceptent d’être en désaccord.

S’il est impossible de parler de sujets tabous avec nos proches et nos ami.e.s en dehors des salles de réunion et des espaces politiques, alors nous ne pourrons pas changer les choses.

Parlons des critiques en dehors de nos cercles familiaux - sur internet par exemple. Avant de lancer Eyala, je passais peu de temps sur les réseaux sociaux, c’est peut-être pour ça j’ai du mal à accepter tout ce à quoi les féministes font face lorsqu’elles expriment leur opinion sur quelque chose. Ça ne m’est pas encore arrivé à grande échelle, mais à chaque fois qu’une sœur féministe est prise pour cible, c’est comme si l’on m’attaquait aussi. Et je me demande à quel point cela va nous retarder. Qu’en penses-tu ?

Toi et moi sommes dans ce mouvement depuis longtemps, et il y a sûrement certains points sur lesquels nous avons progressé, n’est-ce pas ? Nous avons également vu les revers de médaille. En ligne tout comme dans la vie réelle, nous nous retrouvons à avoir ou à répéter des conversations que nous ne devrions pas avoir en 2020 ! Les discussions autour de l’accès à un avortement sûr au Kenya par exemple, ou pour le droit d’une adolescente enceinte d’aller à l’école en Tanzanie. Dès que l’on pense avoir atteint un objectif, un nouveau défi apparaît. Avec les réseaux sociaux, les limites de ce type d’abus ont été repoussées, et maintenant les médias sociaux seront utilisés contre toi de multiples façons pour t’intimider.

Alors oui, le patriarcat se réinvente constamment, il y aura toujours de nouvelles menaces. Nous devons y être préparées et être nombreuses pour y faire face. L’union fait la force n’est-ce pas ? Ce que je veux dire, c’est que la lutte contre le patriarcat est épuisante, nous aurons donc besoin de toutes les personnes qui se rallieront à notre cause. Nous devons aussi faire appel aux divers actrices et acteurs qui gèreront ces menaces bien après nous ; la continuité est importante. C’est pourquoi je crois que nous devons faire naître la passion pour le féminisme partout et chez le plus grand nombre de personnes possible.

À ce stade dans la conversation, mon cou me faisait si mal d’hocher la tête tellement, mais Kavinya n’avait pas fini de prêcher. Elle partage dans la dernière partie de l’entretien comment gérer ce sentiment qui nous ronge souvent en tant que féministes : ce sentiment que nous ne faisons pas assez. Lisez-le maintenant