"Le sifflet permet à la honte de changer de camp" - Laila Slassi, co-fondatrice de Masaktach - Maroc (2/4)
/Ceci est la seconde partie de mon entretien avec Laila Slassi, avocate et activiste marocaine à l’initiative du collectif Masaktach . Après m’avoir raconté la genèse de Masaktach, Laila me parle de la campagne qui a fait la renommée de Masaktach au Maroc et à l’étranger : des sifflets contre le harcèlement de rue !
Quelques mois seulement après la création de Masaktach, vous avez mené une campagne qui a fait connaître Masaktach : l’opération sifflets contre le harcèlement de rue. Raconte-moi comment tout a commencé.
On voulait s'attaquer au harcèlement de rue, pour montrer que la violence, ça peut commencer par un regard insistant dans la rue. On voulait que les gens comprennent la différence entre la drague et le harcèlement.
Un peu plus tôt, une nouvelle loi contre les violences faites aux femmes était entrée en vigueur, qui condamnait le harcèlement de rue et le harcèlement au travail. Le problème c’est qu'aucune action de sensibilisation n'avait été entreprise pour informer les femmes de l'existence de ce texte. On a fait un brainstorming, et c’est là qu’est venue l'idée des sifflets.
J’adore cette idée. Un vrai coup de génie ! D’où est venue l’inspiration?
On n'a rien inventé. On s'inspire beaucoup de ce que font nos sœurs un peu partout, et on le revendique ! On s’est inspiré.e.s de la mairie de Mexico qui a distribué des sifflets aux femmes de la ville pour se protéger. Au lieu d’attendre que les pouvoirs publics marocains se décident, on a décidé de prendre les choses en main. Avec les sifflets, on voulait distribuer un flyer qui expliquait le nouveau texte de loi, pour que les femmes comprennent que la loi est de leur côté.
“Au lieu d’attendre que les pouvoirs publics marocains se décident, on a décidé de prendre les choses en main.”
Au vu de l’engouement des citoyens et des médias, on a dû réajuster le tir. On a augmenté notre commande de 500 sifflets en tout à 10 000 juste pour Casablanca et on a fait imprimer plus de posters. On a appelé les copines en renfort et on a transformé ma salle de réunion en QG. On s'est toutes retrouvées au bureau entre nanas, à remplir les petits sacs en écoutant du Beyoncé et parler de choses dont on n’a pas l’habitude de parler entre nous. C’était en mode sisterhood, c’était génial !
Le jour J, on s'était organisés en petits groupes de quatre ou cinq personnes. Il y a une loi qui interdit de partir en groupe dans la rue si on n’a pas déposé des déclarations préalables - ce que que nous n’avions pas fait, évidemment! On y est allé.e.s et on a vécu une expérience incroyable.
Quelles ont été les réactions à votre campagne ? De la part des gens dans la rue, des pouvoirs publics ?
Côté pouvoirs publics, silence radio. En même temps, si on a pris les choses en main c’est parce qu’on n’attendait plus rien de leur part sur ce sujet.
Par contre, dans la rue, c’était juste dingue. Après avoir distribué les sifflets, les filles revenaient avec des yeux grands comme ça, et elles nous racontaient les échanges incroyables qu'elles avaient eus dans la rue avec des femmes. Au début on sentait les gens un peu sceptiques, mais en discutant un peu on voyait un déclic : ben ouais, en fait ce n’est pas normal de se faire harceler à tous les coins de rue ! De façon générale, les réactions en face à face étaient extrêmement positives. Après, les réseaux sociaux, c’était autre chose ! (Rires)
“Au début on sentait les gens un peu sceptiques, mais en discutant un peu on voyait un déclic : ben ouais, en fait ce n’est pas normal de se faire harceler à tous les coins de rue !”
Oh la la. Je ne suis pas sure de vouloir que tu me racontes…
En grande majorité, on a eu des retours positifs et encourageants. Mais on a aussi dû subir une horde d'insultes, surtout sur Facebook. On a été surpris.e.s par le déferlement. Evidemment on a supprimé les commentaires et on a bloqué ces gens-là, mais ça révèle quelque chose.
Ce qui est bien, c’est que ça a ouvert les yeux à nos amis – plutôt du sexe masculin – qui ne saisissaient pas l'ampleur de la situation et qui confondaient drague et harcèlement. Beaucoup ont vu à travers ces commentaires la violence que les femmes peuvent subir au quotidien – et encore, là c’était en ligne.
Dans la rue, ces mecs profitent de la position dominante qui vient avec leur statut de mâle pour venir de manière extrêmement sournoise te susurrer des trucs à l'oreille ou juste te regarder comme si tu étais un morceau de viande.
C'est clair. Depuis mon arrivée à Casablanca, j’ai mis une jupe une seule fois, et je n'ai plus jamais recommencé.
Voilà. C’est horrible, tu te sens agressée dès que tu entres dans l’espace public. On a fini par intégrer la violence et à nous y adapter. Quand on s’habille le matin, on paramètre tout: les vêtements, la hauteur du talon, le maquillage, tout. Et une fois dans la rue, on ne fait que raser les murs.
“Quand on s’habille le matin, on paramètre tout: les vêtements, la hauteur du talon, le maquillage, tout. Et une fois dans la rue, on ne fait que raser les murs.”
Moi j'habite à dix minutes du bureau mais je prends la voiture parce que je n’ai juste aucune envie d'affronter des regards de vicelard. J’ai quand même accroché un sifflet au rétroviseur de ma voiture !
Le sifflet, c’est un objet qui a l’air insignifiant, mais qui a vraiment mobilisé. C’est devenu un symbole. Comment tu expliques cela ?
On nous a souvent demandé : ça change quoi un sifflet ? Et bien ça change plein de choses. Déjà le sifflet permet à la femme d'exprimer son mécontentement, plutôt que d’intérioriser ce mal-être qu'elle subit quand elle vient de se faire harceler. Le sifflet protège aussi : on a reçu des témoignages de femmes qui l'ont utilisé ou qui ont menacé de l'utiliser face à un harceleur. C'est sûr que ce n'est pas le sifflet qui va transformer un harceleur en un gars safe, mais le sifflet permet à la honte de changer de camp, et c’est déjà ça.