"Les violences faites aux femmes ne sont pas des faits divers, c'est un fait de société": Laila Slassi, co-fondatrice de Masaktach - Maroc (1/4)
/Quelques jours après mon arrivée à Casablanca, j’ai décidé d’aller découvrir le centre-ville seule, à pied. Au bout de dix minutes, une main aux fesses et un « jolie Black » suivi d’un « tu ne réponds pas ? » un peu menaçant m’ont convaincue de faire demi-tour. Depuis, je sors en voiture.
Forcément, lorsque j’ai entendu parler d’une campagne de sensibilisation contre le harcèlement de rue menée par Masaktach, un collectif de femmes et d’hommes qui dénoncent la culture du viol au Maroc sur les réseaux sociaux, j’ai voulu en rencontrer l’initiatrice, Laila Slassi. Ce fut un vrai coup de cœur.
Je suis ravie de vous présenter quelques morceaux choisis de notre entretien. Laila m’a raconté comment Masaktach est née de son indignation face à l’injustice subie par une jeune Marocaine (partie 1, ci-dessous). Elle m’a parlé de la campagne qui a fait la renommée de Masaktach au Maroc et à l’étranger : des sifflets contre le harcèlement de rue (partie 2). Ensemble, nous avons analysé le modèle Masaktach et tiré les enseignements de son succès, utiles aux activistes partout dans le monde (partie 3). Enfin, Laila m’a donné son avis sur la situation des femmes au Maroc, sans langue de bois (partie 4).
Bonsoir Laila. Peux-tu te présenter s’il te plait ?
Je m'appelle Laila Sassi, j'ai 34 ans et je suis avocate. J'ai travaillé plusieurs années à Paris avant de revenir au Maroc il y a trois ans pour monter mon cabinet. On fait du droit des affaires et de la fiscalité. Rien à voir avec les droits de l'homme, même si à la base c'est pour ça que j'avais choisi d’étudier le droit ! (Rires)
Il y a trois mois j'ai co-fondé le mouvement Masaktach. C’est un collectif de douze hommes et femmes marocain.e.s qui luttent contre les violences faites aux femmes et la culture du viol au Maroc par des actions de sensibilisation sur les réseaux sociaux. Masaktach, ça veut dire « je ne me tairai pas » en darija, notre langue locale.
Qu’est-ce qui t’a poussée à fonder ce mouvement ?
Tout a commencé avec l’affaire Khadija [une adolescente marocaine qui a accusé une dizaine hommes de son village de l’avoir kidnappée, violée, torturée et tatouée de force pendant deux mois, NDLR]. J’ai lu un article qui m’a tellement retournée que, dès le lendemain, j'ai fait quatre heures de route avec mon amie Maria pour rendre visite à Khadija. Notre but c'était juste de lui dire : « meuf, on est là pour toi. »
Au début, le traitement médiatique de l’affaire était très positif, et il y avait beaucoup de solidarité autour de Khadija. Tout d'un coup quelqu’un a sorti une fake news pour traiter Khadija de menteuse, en disant que ses tatouages étaient anciens. Tout le monde s'est engouffré là-dedans: du journalisme putaclic, avec des dizaines d'articles tous les jours. Même la presse que l'on pensait sérieuse n'a pas résisté à la tentation.
Avec ma copine Maria, on se battait sur les réseaux sociaux à contre-argumenter et nous attaquer aux journalistes qui la traitaient comme ça. Deux autres copines sont venues renforcer l'équipe. Mais très vite on a compris que tout ça dépasse Khadija, qu’il y a un vrai problème avec la place de la femme dans cette société. Il y a un vrai tabou autour du viol. Si une jeune femme ose prendre la parole, on va trouver n'importe quoi pour la décrédibiliser et la faire taire. C’est de là qu'est partie l'idée de Masaktach : on a voulu faire entendre les voix des femmes et mener des actions de sensibilisation.
“Il y a un vrai tabou autour du viol. Si une jeune femme ose prendre la parole, on va trouver n'importe quoi pour la décrédibiliser et la faire taire.”
Et vous vous y prenez comment ? Quelle est l’approche de Masaktach pour faire changer les choses ?
Notre méthode d'action, c'est des campagnes sur les réseaux sociaux. On s’accorde sur un sujet, puis on choisit une revendication précise. Ensuite on choisit notre moment et on publie nos tweets de manière groupée.
Notre première action, c’était pour dénoncer la complaisance qui existait au Maroc à l’encontre de Saad Lamjarred , un musicien populaire qui a à son actif plusieurs plaintes pour viol en France. Il y a eu aussi des bruits d'affaires aux Etats-Unis et en Tunisie. Ici au Maroc, aucune plainte n’a été déposée au tribunal mais plusieurs filles nous ont témoigné personnellement des violences qu'elles ont eu à subir de sa part.
Bref, c’est quelqu'un qui n'en était pas à son coup d'essai et pourtant on continuait à l’entendre de manière tout à fait normale sur les ondes de nos radios. Il a bénéficié d’un soutien de pas mal de stars marocaines, et le roi avait même décidé de prendre en charge ses frais d'avocat. Ce gars était juste intouchable, alors on s'est dit : on va se le faire ! (Rires)
On a choisi le jour de l’audience en France où se jouait sa mise en détention provisoire. On a coordonné nos messages : on demandait juste que les radios arrêtent de diffuser sa musique. Et puis on s’est mis à tweeter, tous les douze, de manière synchronisée. Ça a attiré l’attention des citoyens, journalistes et activistes qui passaient par là. La première bonne nouvelle, c’est qu’il a été incarcéré à la suite de cette audience. Dans la foulée, on a vu des communiqués de presse de plusieurs radios qui annonçaient avoir décidé d’arrêter de diffuser sa musique.
Wow ! Qu’as-tu ressenti à ce moment-là ?
C'était une victoire ! Douze personnes sur Twitter en juste trois ou quatre heures, et on a réussi à lui clouer le bec une bonne fois pour toutes. Ça nous a donné des ailes : on s’est dit : on a fait ça, maintenant on va pouvoir tout faire. Tout est parti de là, et après on a eu d'autres actions.
Tu pourrais me donner un autre exemple?
Notre deuxième campagne était en réaction au meurtre d'une jeune étudiante en droit de Meknès, tuée par un gars qui voulait l’épouser. Elle voulait finir ses études et devenir juge, elle n'avait pas envie de se marier tout de suite, alors elle lui a dit non. Du coup il l’a poignardée vingt fois et elle en est morte.
“Elle n'avait pas envie de se marier tout de suite, alors elle lui a dit non. Du coup il l’a poignardée vingt fois et elle en est morte.“
On a saisi cette affaire pour parler de la question du consentement, en lançant un hashtag qui s'appelle #machi_b_sif. C’est une expression en darija qui veut dire : « pas avec un poignard », et de manière figurée, « pas sous la contrainte ». On a interpellé les médias sur leur traitement de ce genre d'affaires, qu'ils ont tendance à les classer dans la catégorie des faits divers. On leur a expliqué que la violence contre les femmes, ce ne sont pas des faits divers, c'est un fait de société.