« Elles rentrent en tant que victimes et elles ressortent en tant que leaders » - Salamatou Traoré (Niger) - 3/4

Notre conversation avec Mme Salamatou Traoré continue et devient de plus en plus intéressante avec chaque nouvelle partie. Nous avons parlé de ce qui a inspiré son choix de construire une carrière dans la santé (Partie 1) et son expérience dans la santé publique (Partie 2).

Dans cette troisième partie de notre conversation, nous en apprenons davantage sur le centre DIMOL qu’elle a créé pour soutenir les femmes souffrant de la fistule.

Vous venez de me dire comment vous avez créé votre ONG. Pour commencer, « Dimol », qu’est que cela signifie ? 

« Dimol » veut dire « dignité » en peul. J’ai créé le Centre Dimol à cause du problème de la fistule qui était toujours présent.

Est-ce que vous pouvez me parler un peu du Centre Dimol et du travail que vous y faites avec les femmes atteintes de fistule obstétricale ?

Les femmes que nous accueillons accèdent au Centre dans des situations difficiles à cause de la fistule. D'abord leur pagne est toujours mouillé car plein d’urine. Elles sont vraiment stressées, elles sont mal à l'aise. Dès qu’elles arrivent, elles ont droit à deux culottes et à deux savons par semaine. Elles se font propres. Le lendemain, quand vous revoyez chaque femme, il n'y a ni l'odeur, ni le stress; On ne les voit plus toucher sans cesse leur pagne pour vérifier s'il est mouillé. 

Ensuite, la sage-femme du Centre fait une consultation, et elle identifie si une femme a un cas de fistule ou pas. La période de l’enregistrement est importante pour les données quantitatives. Si la patiente a en effet un cas de fistule, la sage-femme l’envoie en référence au centre où on opère pour faire la consultation aussi et suivre son cas si ça nécessite l'opération ou les bilans. 

Pendant que la femme est suivie et même pendant sa convalescence après l’opération, elle reste hébergée avec nous au Centre. Cette période d'attente est mise à profit pour aider la femme à comprendre les causes et conséquences de sa maladie. On lui enseigne l'hygiène du milieu, l'hygiène de l'environnement, l’importance de ne pas déféquer à l'air libre, l’importance d'aller à l'école, et à quoi ça sert les méthodes contraceptives. Tout ça c'est de la prévention, pour éviter de futures infections.

Surtout, on explique aux femmes les raisons qui les ont amenées là. Maintenant, à partir de ce moment, les patientes comprennent mieux que ce n'est pas une malédiction. 

Ah oui, il y en a qui pensent que c’est une malédiction ?

Oui, en effet, beaucoup pensent qu’on leur a lancé un sort. Au Centre Dimol, elles apprennent que la fistule est plutôt due à un retard dans la prise en charge de leur état de santé: le fait de ne pas aller en consultation prénatale, de ne pas aller accoucher dans les formations sanitaires. Alors une fois qu'elles comprennent, ça devient répétitif car chaque semaine c'est la même chose qu'on répète : hygiène de l'environnement, salubrité, scolarisation de la jeune fille, planification familiale et ainsi de suite. On passe tout notre temps à leur expliquer mais à partir du moment où elles arrivent à prendre conscience de ce qui s'est passé et qu'elles sont plus réceptives, on passe à l'action. 

Et la phase “action” consiste en quoi ?

En général, les femmes passent entre trois et six mois avec nous. Elles font la première intervention chirurgicale au bout de trois mois. Ensuite, après leur opération, on leur donne rendez-vous et elles font les va-et-vient entre le Centre Dimol et l'hôpital, jusqu'à leur guérison. Il y en a qui ont eu jusqu'à cinq interventions. 

Pendant ce temps, au Centre Dimol, elles apprennent un métier : la couture, les broderies, la vannerie, tricot, tissage…tout ce qu'elles peuvent apprendre. La patiente choisit, et elle apprend. Une fois qu’elle est guérie, on renforce la formation sur l'activité choisie par la patiente. Si c'est la couture qu'elle a choisie, on met l'accent dessus. Si on voit qu’elle ne maîtrise pas la coupe ou bien si elle ne maîtrise pas certains modèles, on accentue la formation. 

Au Centre Dimol, elles apprennent un métier : la couture, les broderies, la vannerie, tricot, tissage…tout ce qu'elles peuvent apprendre.

Et elle rentre chez elle avec la possibilité de mener une activité, c’est génial !

Une fois qu'elle est prête à rentrer au village, on lui donne pour mission d'enseigner à ses collègues femmes du village l’activité qu’elle a apprise au Centre Dimol. Elle va mener aussi des activités de sensibilisation à l'endroit de ses collègues, de guider les femmes vers les services de santé en cas de problèmes. Elle peut rechercher des cas de fistules dans le village, de bouche à oreille pour leur dire que la fistule est guérissable. 

On lui donne de l’argent pour lancer l'activité chez elle. Elle peut acheter le matériel dont elle a besoin pour son activité et aussi pour ses séances de sensibilisation sur la fistule: un banc, une table, tout ce dont elle a besoin. Ça aide les habitants à prendre au sérieux ce qu’elle est en train de faire. 

De bouche à oreille, les anciennes patientes sensibilisent, elles orientent ou accompagnent les femmes qui ont besoin d’accéder aux soins pour leur fistule. Elles deviennent des ambassadrices du Centre Dimol, et elles ramènent parfois de nouvelles patientes. Il y a même des anciennes patientes qui sont devenues des auxiliaires de santé. 

Et le cycle continue. C’est un cercle vertueux, en fait. Vous pouvez me parler d’une femme dont le parcours vous a marquée ? Je suis sûre qu’il y en a plusieurs.

Il y a Oumou, qui nous a déjà ramené 14 nouvelles patientes. Juste hier, elle a amené deux femmes. Oumou passe tout son temps lors des jours de marché à sensibiliser et à poser des questions : « avez-vous des cas de fistules chez vous ? Les femmes qui sentent les urines ? Si vous en avez, moi, j’ai quelqu'un qui traite gratuitement ». Et elle fait passer le message. 

Pendant son passage ici, Oumou avait choisi de faire de la couture. Elle a bénéficié des fonds de réintégration, d’une machine, et elle a appris à son mari à faire de la couture, puis le mari a appris à d’autres également. 

Ce qui est intéressant dans le modèle du Centre Dimol, c'est que la femme entre dans une position presque de victime et elle ressort en position d’actrice du changement. Elle est autonomisée personnellement, mais, elle change aussi la société. C’est très transformatif.

Les patientes entrent au Centre Dimol en tant que victimes et elles ressortent en tant que leaders. Il y en a qui ne les reconnaissent même plus, tellement elles ont changé. Quand une patiente retourne au village, elle est guérie, toute propre, bien habillée, avec des connaissances que les autres n’ont pas, et avec des fonds et du matériel ou du bétail que les autres n’ont pas. 

Elle accompagne des membres du Centre Dimol qui expliquent qu'elle est guérie et qu'ils doivent l'accepter et cesser de la stigmatiser. On explique devant tout le monde que l’argent et les matériels qu’elle a sont pour son activité, et pour financer de futures césariennes ou autres opérations, donc il ne faut pas les lui prendre. 

Et les femmes en général n'ont pas de difficultés quand elles rentrent, parce que vous faites un accompagnement. Vous avez dit que vous parlez avec la communauté, aux leaders et aux familles.

Oui, la sensibilisation c'est d'abord avec la famille. L’agent santé nous accompagne auprès des autorités pour leur dire que l'ONG va intervenir vers tel endroit, et voilà ce qui nous amène. Pour les patientes qui sont guéries de la fistule obstétricale, là, l'infirmier nous accompagne jusqu'au village. Parfois les infirmiers découvrent les localités qu’ils ont l'habitude d'écrire « banalement » alors qu'ils n’ont jamais été sur le terrain. Et quand ils se rendent compte de l'éloignement, des distances que parcourent ces femmes, alors ils prennent maintenant au sérieux les cas des femmes qui viennent de ces villages. Une fois arrivées dans le village, les femmes témoignent de leur vécu. Mais l’agent de santé a l’obligation aussi de parler. Il fait aussi son plaidoyer. Il dit ce qu'il attend les habitants de ces villages ou de cette communauté, qu'ils viennent vite pour les soins pour pouvoir guérir rapidement plutôt que d'être évacués car c’est coûteux. 

Au niveau de la famille, on fait aussi le plaidoyer auprès des hommes. On les met à témoin pour leur dire que la fistule n'est pas facilement guérissable, ça demande beaucoup de fonds, ça stigmatise, ça traumatise les filles. Alors, si vous évitez le mariage des enfants et les donner la chance d’aller à l’école, si vous évitez aux filles d'attendre avant d'aller aux soins, et vous leur permettez d'aller faire les consultations et les accouchements assistés à la place, vous n'aurez plus de cas de fistule. 

Et enfin, on responsabilise les chefs de village, en leur disant : si toutefois dans ce village, il y a un cas de fistule, c'est vous qui êtes responsables parce que vous êtes avertis. Vous l'aurez cherché, parce que, nous, on vous a prévenus. Et vraiment, ça marche: dès qu’un femme est malade, ils disent: faut aller vite au dispensaire et une autre femme doit vous accompagner. Alors ils ont toutes les informations sous la main et ils les respectent. 

Si vous évitez aux filles d'attendre avant d'aller aux soins, et vous leur permettez d'aller faire les consultations et les accouchements assistés à la place, vous n'aurez plus de cas de fistule. 

C’est super de voir la réussite de cette approche. J’imagine que vous rencontrez quand même quelques difficultés. Quelle est la plus grande d’entre elles ? 

La grande difficulté c'est l'incompréhension des autres vis-à-vis de la fistule. La fistule se trouve dans des zones reculées ou éloignées, dans des zones enclavées. Si vous n’y allez pas, on ne vous écoute pas, les gens ne prennent pas la lutte au sérieux. Pour lutter contre la fistule les gens ne parlent que de l'opération, encore et encore. Moi je dis, ce n’est pas l'opération qui va éradiquer la fistule. L'éradication de la fistule passe par la prévention. Premièrement, il faut bannir le mariage des enfants et il faut promouvoir l'accès aux services sociaux de base de proximité rapide. Deuxièmement, il faut amener les parents à comprendre les risques qu'il y a si on ne fait pas de consultations prénatales et d’accouchements assistés. 

Le Centre Dimol peut accueillir environ 50 femmes, mais la fistule atteint des milliers de femmes au Niger. De quoi auriez-vous besoin pour soutenir davantage de femmes ?

Il nous faut plus d’espace. Il faut pouvoir avoir la capacité d'héberger plus de femmes et mieux agencer la prise en charge des cas, et faire un meilleur suivi. Il faut aussi de l’espace pour les formations que nous faisons en couture, vannerie, tissage, tricotage, etc. Ces formations ne sont pas destinées seulement aux victimes de fistules. Nous avons les femmes des groupements féminins qui viennent acquérir des connaissances pour lutter contre la pauvreté. Nous, on se dit que le problème de la fistule est un problème aussi de pauvreté. Pour éviter les complications à ces femmes, si elles accèdent aux formations pour l'autonomisation économique, elles peuvent lutter aussi contre leurs problèmes de santé. Et ça marche parce que lorsqu’elles viennent pour l'autonomisation, ça leur permet d'écouter les causeries, et ça enrichit les femmes. On a besoin d’espace pour faire tout cela. 

Il faut mobiliser des ressources par rapport à la création d'un Centre où nous allons proposer des formations pour les femmes, les ONG ou les associations, les décideurs communautaires, et autres. On a beaucoup à partager…mais où le faire ? 

Nous souhaitons aussi faire plus de travail au-delà de la question de la fistule. On veut prendre en charge les femmes qui ont subi des violences basées sur le genre. On veut soutenir davantage l'autonomisation économique de la femme. Pour augmenter notre impact, il faut plus de place et plus de ressources. 

Malgré les défis, on voit que vous avez beaucoup de fierté et de joie. Quand nous sommes arrivées au Centre tout à l’heure, j’ai vu comment votre visage s'est illuminé. Qu’est-ce que vous ressentez  à chaque fois que vous entrez ici ? 

Oui, quand je rentre et que je vois surtout l'environnement qui est sain et propre, quand je vois les femmes toutes propres, quand je vois les dispositifs que moi j'ai organisés qui sont en place, ça me donne de la fierté. Ça me donne de la fierté d'autant plus que je me dis au moins il y en a qui écoutent ce qu'on leur dit. Elles sont présentes. C'est ce que nous avons voulu pour les femmes qui sont là et ont besoin de nous. 

C’est aussi une responsabilité. Tout ce que vous faites comme gestes, tout ce qu’elles entendent, elles prennent cela pour argent comptant. Et donc, on évite de dire des choses qui ne sont pas faisables.

Vous évitez de faire des promesses que vous ne pouvez pas tenir ?

Oui. Et quand on traduit les paroles des visiteurs, on traduit exactement ce que la personne a dit. Parce qu’elles mémorisent tout. Elles n'écrivent pas mais elles enregistrent tout ce qu’on dit. Elles nous rappellent après. Ça me réconforte. Pour moi, c'est vraiment un honneur de voir qu'il y a des femmes qui attendent de nous. 

Est-ce que la prévalence de la fistule a évolué au Niger au cours de votre carrière? Quelles évolutions avez-vous observées ?

Il y a moins de fisules, et les cas sont moins graves aujourd'hui. Avant, on avait des fistules multiples. Maintenant le type de fistule est moins grave, c'est la fistule vésicale. Avant, on avait beaucoup de fistule recto vaginale. Il y avait beaucoup de décès au Niger. On a les dernières statistiques qu'on ne maîtrise pas encore, mais on a quand même une réduction, les décès ont été réduits. Ça déjà, c'est un résultat de voir que même si la fistule est là, au moins, il y a une réduction de la mortalité maternelle et la mortalité en suite de couches. 

Une de nos grandes réussites est que, grâce au fort plaidoyer que Dimol a eu à faire, aujourd’hui, la fistule n'est plus un secret pour quiconque. D'abord, il y a un réseau qui est créé, le Réseau pour l'éradication de la fistule ou REF. Dans les centres mères-enfants partout au Niger on parle de la thématique de la fistule. C'est un résultat pour nous, la fistule a été identifiée comme un problème de santé publique, ça c'est un honneur pour nous. 

Et ce n’est pas qu’au Niger. Je me souviens en 1998 ou 1999, quand j'ai parlé de la fistule lors d'une conférence, il y a un des pays dont le représentant disait : chez moi la fistule n’existe pas. Il ne savait même pas ce que c'était que la fistule. Mais aujourd'hui ce pays reçoit des centaines de millions pour la fistule. Au Burkina tout près, ils ont pris l'exemple de tout ce que j'ai dit. C'est comme si c'était une consultation. Il y a même une dame qui a créé une fondation sur la fistule. Et quand elle m'a vu, elle m’a dit : Mme Traoré, je vous respecte parce que c'est grâce à vous que j'ai eu mes idées de création de la Fondation au Burkina. La fondation s'appelle la fondation RAMA. Ça me fait plaisir. D’ailleurs, on a fait notre atelier de lutte contre la fistule avec un professeur du Nigeria, et ils ont fait un Centre pour la fistule sur le modèle de Dimol. 

Dans la quatrième partie, nous parlerons des femmes qui l’ont inspirée et les changements qu’elle constate vis-à-vis des femmes en tant que participante à la conférence mondiale sur les femmes à Beijing en 1995 mais aussi en tant que défenseuse depuis une décennie contre le stigma attaché à la fistule.

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