« En tant que womanist, je rejette la façon dont le féminisme est blanchi » : Stéphanie Kimou (Côte d'Ivoire/États-Unis) - 4/4

📷: STEPHANIE KIMOU

Ma conversation avec l'activiste américano-ivoirienne Stéphanie Kimou touche à sa fin. Ce fut enrichissant de discuter avec elle de sa vocation d’élever les femmes noires (première partie), des leçons apprises au début de sa carrière (deuxième partie) et de ses identités hybrides (troisième partie). Dans cette partie, je veux savoir ce que le féminisme signifie pour elle.  

On ne peut pas finir cet entretien sans qu’on ne parle de féminisme. Tu tenais un blog intitulé: The Angry African: An African feminist Manifesto (L’africaine en colère: Le manifeste d’une féministe africaine). Ce blog n’est plus actif, mais je suis restée intriguée par son titre! Nous avons longuement parlé d’être africaine, j’aimerais que nous explorions le reste. Pourrais-tu commencer par me dire ce que cela signifie pour toi d’être féministe?  

Je devrais commencer par dire que je ne me considère pas féministe. Je suis une womanist. Le féminisme est enraciné dans une vision américaine blanche du monde, tu vois? Il a été créé par des femmes blanches qui luttaient pour le droit de ne pas rester à la maison et de faire des gâteaux, pendant que les femmes noires elles, se battaient encore pour le simple droit d'exister - littéralement, le droit de ne pas être tuées à cause de la couleur de leur peau.  

Pour moi, être womanist signifie que mon analyse de la dynamique du genre et du pouvoir prend en compte le contexte historique : l’esclavage, la colonisation, l’apartheid… Tous les traumatismes subis par les Noir.e.s et les Africain.e.s. Par exemple, lorsque je pense à la lutte pour l'égalité de rémunération aux États-Unis, je le fais d'une manière qui inclut les questions relatives à l'accès des femmes noires aux soins de santé, au droit de vote, au droit d'être protégées par la police plutôt que d'être persécutées. Tu me suis?  

Parfaitement!

En tant que womanist, je rejette le fait que le féminisme soit blanchi. Je ne suis pas pour que les gens ne voient pas la couleur de peau. Je veux que les gens regardent les femmes noires et voient leur pouvoir, mais comprennent aussi le traumatisme qui vient avec le fait d'être une femme noire de nos jours.

Être womanist signifie également que je veux que ma lutte pour les droits des femmes prenne en compte notre histoire - la manière dont les Noir.e.s aux États-Unis et dans les pays africains ont été programmé.e.s pour échouer à cause de l’esclavage et du colonialisme qui nous touchent encore aujourd’hui.

Et comment incarnes-tu tes valeurs womanistes dans ta vie quotidienne?  

J'essaie d'être la fauteuse de troubles. J’utilise mes identités pour bouleverser les espaces dans lesquels j’évolue de manière à orienter les conversations vers l’inclusion des femmes noires. Je remets en question certaines déclarations qui se révèlent problématiques, je souligne les dynamiques qui posent problème et que leur travail perpétue. C'est ce que je fais lorsque je discute avec des hommes et des femmes blancs et blanches, mais également lorsque je suis en réunion avec dix hommes au sein d'un ministère de la Santé dans n'importe quel pays africain où je travaille.

Je demande toujours: « Pourquoi n’y a-t-il aucune femme noire dans cette salle? »  

Comment es-tu devenue womanist? Qu’est-ce-qui a été le moment décisif?

Encore en 2005, je ne pensais même pas du tout au  womanism ou au  féminisme du tout avant 2005. Bien évidemment, avant cette date, je voyais les injustices et les deux points, deux mesures, et je ne n’aimais pas tout cela mais c’était à peu près tout. Puis, en 2005, j'ai suivi un cours d’introduction sur le féminisme.  

Pendant une longue période, j'ai été frustrée par ce cours. On n’étudiait que des autrices blanches comme Simone de Beauvoir, qui ont défini le féminisme et la féminité selon une perspective blanche. Je me suis sentie mal à l'aise avec ça parce que, tu sais, je suis noire avant d'être femme. Par conséquent, ces idées féministes ne correspondaient pas du tout à ma réalité. 

Et puis finalement, vers la fin du cours, la professeure nous a présenté le livre de Patricia Hill Collins, La pensée féministe noire. J'ai lu ce livre et je me suis dit, ça y est, enfin! Voici le prisme sous lequel je peux accueillir le féminisme. Le livre représentait Audre Lorde. Il parlait de la colonisation et de la façon dont l'esclavage avait brisé les familles noires aux États-Unis. Elle faisait tous ces liens avec les identités qui faisaient écho à mon expérience. J'ai réalisé que le féminisme en tant que structure était important pour moi, mais ce qui résonnait le plus pour moi était womanism. Et c’est ainsi que tout cela s’est construit.  

Quand on regarde le féminisme noir aux États-Unis d’aujourd’hui, on parle de plus en plus de «black girl magic». D'une certaine manière, je trouve que tu incarnes bien ce hashtag avec la façon forte et impénitente dont tu prends ta place dans ce monde. Mais je dois te demander si tu ressens réellement cette magie. Et es-tu à l'aise avec cette manière de voir les choses? Je pose la question parce que cela m'est souvent arrivé de le vivre comme un piège: quand tu es épuisée et que cela n’est pas vu parce que tu es trop magique pour avoir mal, tu peux finir par en vouloir à toute cette approche. 

Je dois avouer que je ne trouve aucune résonnance avec le terme « Black Girl Magic ». Je me sens trop vieille pour cela - c’est peut-être la partie «fille» qui me dérange. (Elle rit) Concernant ta remarque, je suis d'accord que l'idée de Black Girl Magic associe les femmes noires à une idée irréaliste et insoutenable selon laquelle nous sommes toujours fortes, toujours au-dessus de tout. Cela perpétue l'idée que les femmes noires sont invincibles ou surhumaines. Le fameux Black don’t crack.  

C’est définitivement un piège. Cela ne nous permet pas d’être vulnérables, de demander une pause lorsque nous avons mal. J'apprends à prendre soin de moi, et à le faire avec sérieux. Avant, je pensais que prendre soin de soi était un leurre, mais j’ai beaucoup appris de toi, surtout lorsque tu me rappelais souvent d’être plus réaliste quant à mes engagements. J'essaie!

Je suis bien heureuse de l'entendre! Donc qu’est-ce que tu fais pour prendre soin de toi? 

Je passe maintenant plus de temps à Los Angeles, où mon mari travaille. Je passe beaucoup de temps à la maison en fait et c’est tout. C’est un énorme changement par rapport à ma vie à D.C où je suis tout le temps en réunions. Donc en 2019, ma routine pour prendre soin de moi est la suivante : être à Los Angeles et faire des choses ordinaires avec mon homme.  

Passons à cette dernière partie de ton manifeste d’une féministe africaine : la colère.  Qu’est ce qui exactement te met en colère?  

Tu sais, en tant qu'Africaine, je vois certains schémas dans notre communauté qui me font dire, oh mon Dieu, nous sommes terribles! Par exemple, devons-nous toujours arriver en retard, même pendant les réunions? Mais le pire du pire, c’est en politique : pourquoi ce président est-il toujours là après 30 ans? Je suppose qu'au moment où je tenais ce blog, j'étais frustrée par la politique, l'économie, les élections, tout ça.

Ta colère joue-t-elle un rôle dans ton activisme aujourd'hui? Comment t’y prends-tu? 

J'essaie de transformer ma colère en une forme de communication qui ne s’excuse pas sur des choses qui me dérangent. Qu’il s’agisse d’une organisation politique ou d’une fondation qui envoie une équipe entièrement blanche au Nigéria, j’essaie de canaliser ma colère et de la convertir en conversation : je souligne ce qui se révèle problématique et je travaille à faire bouger les choses dans le bon sens. En fait, c'est ce qui se passe dans ma vie professionnelle. Parce que dans ma vie personnelle, lorsque je suis en colère, je fulmine pendant un bon bout de temps! (Elle rit)  

Ok, ma dernière question. Quelle est ta devise de vie féministe, je veux dire womanist? 

"Demande pardon au lieu de demander la permission". Je pense que c'est ce que la plupart des womanistes devraient faire : aller de l'avant, s’imposer jusqu'à ce que les gens réagissent, et puis on gère.


Ça y est, nous sommes à la fin cette conversation ! Merci Stéphanie pour cette conversation honnête et perspicace. Mes ami.e.s, j'ai hâte d'entendre vos réactions sur cette conversation. Écrivez un commentaire ci-dessous ou discutons sur Twitter, Facebook ou Instagram @EyalaBlog.