« Vous avez besoin du pouvoir d'un système de soutien qui vous protège. » - Aya Chebbi (Afrique - Tunisie) 3/3

Nous sommes à la dernière partie de mon entretien avec Aya Chebbi, et je dois avouer que son histoire me fascine. Nous avons parlé de son identité panafricaine et comment cela a influé sur son travail (Partie 1) ; ses expériences pendant la révolution tunisienne et son travail comme Envoyée de l’UA pour la jeunesse (Partie 2).

Dans cette dernière partie, on parle de féminisme, d’engagement communautaire féministe et de navigation des espaces patriarcaux.

Quand tu as parlé au W7 à Paris, la première chose que tu as faite a été de te présenter comme féministe. Ça veut dire quoi pour toi d’être féministe ?

Être panafricaniste signifie être féministe, je ne fais aucune distinction entre les deux. Je dis toujours qu’il n’y a pas de panafricanisme sans féminisme. Sans les femmes qui ont mené les mouvements de libération.

Si les femmes ne s’étaient pas sacrifiées, si elles n’avaient pas lutté dans  l’ombre pour la libération, il n'y aurait pas d'agenda panafricain. Dans mon esprit, les deux sont intrinsèquement liés, et pour moi, quand je dis panafricain, cela inclut la perspective féministe. Le féminisme, pour moi, c'est la libération de soi en tant que femme. Il ne s'agit pas d'une femme qui vient vous voir et vous dit : « Tu as le droit de faire ça, cette personne ne peut pas te battre à cause de ça. » Si vous n'êtes pas libérée et que vous ne pouvez pas être vous-même dans chaque espace, pour moi, vous ne pouvez pas venir me donner des leçons de féminisme.

Quel a été, d’après toi, le moment déterminant de ce parcours dans ta vie ? Il ne s'agit pas nécessairement du moment où vous tu t’es dit « C’est bon, je suis féministe », mais d'un moment que tu considères comme charnière dans ton parcours en tant que féministe jusqu'à présent. Il peut s’agir d’un moment de transformation, ou de réalisation.

Je pense qu'il y a de nombreux moments, mais lorsque j'ai commencé à voyager et à me concentrer sur les jeunes, faire partie de cercles de femmes ; ces choses m'ont ouvert les yeux, car j'étais aussi dans une bulle où les définitions du féminisme, de la sororité et de la féminité peuvent être restrictives. En entrant dans ces nouveaux espaces, j'ai réalisé qu'il y avait tellement plus que cela et j'ai eu le sentiment de faire partie d'un plus grand mouvement. Je fais partie – à l'époque, je n'en avais même pas conscience – de la sororité ou plutôt d'une communauté de femmes qui se battent pour leurs droits, qui y croient et qui vous font croire que nous pouvons y arriver. Je pense que de nombreuses conversations avec des femmes m'ont inspirée. Qui plus est, je suis fille unique et toute ma vie, j'ai grandi entourée d'hommes, pas de femmes. On m'avait toujours dit que les femmes sont jalouses les unes des autres et je me suis sentie par mes amies. La première fois que j'ai reçu le soutien d'une femme a été un moment fondamentalement déterminant pour moi.

« La première fois que j’ai reçu le soutien d’une femme a été un moment fondamentalement déterminant pour moi. »

Cela a complètement changé mon idée de ce qu’une communauté de femmes était. Que le soutien était là du fait que, je te soutiens parce que tu es une femme et je comprends ta douleur. C'est aussi à ce moment-là que j'ai réalisé que dans ma vie, j'avais besoin d'un système de soutien. J'ai besoin que des femmes fassent partie de ma vie. Je pense que cela définit aussi mon féminisme, parce que lorsque vous vous battez pour le féminisme, au bout du compte, vous êtes un peu une amatrice dans des espaces masculins sans vraiment vous battre avec d'autres femmes. Cela n'a aucun sens. Le mouvement féministe mondial avait du sens pour moi, parce que je ne me définissais pas, avant, comme faisant partie du féminisme mondial, de la quatrième vague de féministes, parce que je ne suis pas d'accord avec l’idéologie. Pour moi, tout prend son sens si une femme vient me serrer dans ses bras et dans ce moment sincère de sororité.

Je vois. Donc ton expérience féministe se manifeste dans les moments de partage, d’affection et de bienveillance plutôt que dans les grands discours ? 

Absolument. Le cercle Eyala qui s’est tenu à Vancouver a été très bénéfique pour moi. C'était si apaisant d'être dans un espace sûr, même sans rien dire. Je n'ai jamais appris à être vulnérable, et c'est si difficile. Il m’est encore très difficile de me trouver dans un espace sûr et de pouvoir être vulnérable et de partager ma propre expérience. Mais entendre d'autres personnes me donne du pouvoir, et il est possible de partager la douleur sans dire un mot. C'est tellement utile.

Il existe cependant des espaces, et tu évolues dans un certain nombre d’eux, où l'on ne te laisse pas être féministe. Quand je vivais en France et que je m'intéressais aux questions liées au fait d'être une femme noire en France, à tout le mouvement contre le racisme, et même au mouvement panafricaniste, il y avait ce refus d'intégrer les questions liées à nos défis particuliers en tant que femme africaine. Je ne peux qu'imaginer que c'est la même chose pour toi aujourd'hui encore. Est-ce un phénomène que auquel tu es confrontée ou pas du tout ? Comment cela se manifeste-t-il et comment t’en sors-tu ? Comment négocies-tu ?

Je pense que c'est pire parce que tu es jeune et que tu es une femme. C'est comme si tu avais commis un double crime. C'est un aspect sur lequel j’essaie encore d’avancer, parce qu’à chaque fois que j’y pense... le patriarcat est si créatif. Chaque fois que je me dis : « Je peux gérer ça, je me retrouve dans telle situation, je sais comment remettre les gens à leur place. » Et puis le patriarcat arrive d'une manière différente, se manifeste différemment.

J'ai aussi vécu une expérience horrible en France, lorsque j'ai prononcé un discours au Forum Génération Égalité à Paris, à l'été 2021. Je portais fièrement ma robe et mon châle africains, je faisais partie d’un panel avec Melinda French Gates, la Première ministre Sanna Marin et la ministre Elisabeth Moreno. Le discours a été publié par le média Brut et est devenu viral et j'ai reçu les commentaires et les messages directs les plus islamophobes et misogynes de ma vie. J'ai dû me déconnecter des réseaux sociaux pendant une semaine. 

En diplomatie et même dans les espaces où les personnes sont le plus éduquées, le pouvoir entre toujours en jeu, et cela complique les choses. Comment gérer cela ? Honnêtement, j’y travaille toujours. Je me sens bien dans ma peau quand je suis juste moi, libre, audacieuse, sans complexes et j’essaie de ressentir ces sentiments davantage et d'emmerder le patriarcat.

Comment arrives-tu à canaliser ce pouvoir, en tant que jeune femme, africaine, nord-africaine qui s’exprime au nom de l'Afrique ? Comment avances-tu et négocies-tu ces moments où le patriarcat s'installe, car il peut être si dévastateur pour certains petits détails ?

J'en parlais hier, dans un groupe avec des jeunes marocain.e.s. Nous parlions du harcèlement et des gens qui veulent me voir échouer. Un mécanisme qui fonctionne pour moi, que j'ai commencé il y a trois mois, consiste à écrire des journaux intimes et à traiter les gens comme des personnages. Que ce soit le patriarcat ou les personnes qui veulent m'utiliser, me manipuler, les personnes qui veulent m'instrumentaliser ou les personnes qui veulent me voir échouer, j'observe simplement leur comportement. 

Je me souviens que les trois premiers mois, je réagissais de manière virulente aux attaques et je me sentais frustrée. Cela ne fonctionne pas dans le monde de la politique et de la diplomatie et cela ne permet pas de se faire des ami.e.s. Et je pense qu'une fois que j'ai commencé à écrire, j'ai commencé à prendre mon temps pour absorber tout ce qui arrivait et y faire face. Et je pense que cela m'a aidé à gérer certaines situations difficiles. J'ai commencé à sourire davantage lorsque les autres sont mal à l'aise avec ma présence, mon opinion ou ma manière de diriger. 

 Selon toi, quel aspect de ta personnalité fait de toi une militante féministe accomplie ?

Je ne suis pas certaine d'être une féministe accomplie.  J’estime avoir réussi lorsque j'atteins mes objectifs. Je n'ai pas l'impression d'avoir accompli ma mission, donc je n'ai pas l'impression d'avoir réussi. Le succès pour moi n'est pas évident, donc je ne sais pas. Je dirai que je suis une source d'inspiration, oui, parce que je vois beaucoup de gens changer des choses après notre rencontre et cela me touche beaucoup. Je ne le vois pas cependant comme un succès.

Ce qui me pousse à aller dans certains espaces ou me donne ma plateforme, puise sa source dans mon enfance. Mon père et moi vivions comme des nomades. J'ai vécu de nombreuses expériences qui m'ont fait comprendre la diversité. Même lorsque j'ai commencé à voyager, à rencontrer des gens qui ne me ressemblent pas, qui sont différents à tous points de vue, en idéologie, en expériences, etc. J'y ai été préparée par 20 ans de déplacements en Tunisie et de compréhension de notre mosaïque. Je ne voyais pas cela comme quelque chose à gérer, mais comme quelque chose de naturel.

Lorsque j'ai commencé à voyager et à croire vraiment en la vision panafricaine, à la porter, à convaincre les gens et à recruter des gens, les gens ont cru en moi ou m'ont rejoint parce que je les accepte sous toutes leurs formes. Je ne savais pas que c'était là mon pouvoir, mais après une décennie, en voyant comment le mouvement s'est développé et comment les gens se le sont approprié et se sont auto organisés, je suis fière de dire que j'en ai fait partie en tant que Tunisienne, malgré tous les stéréotypes à mon sujet. Grandir avec les valeurs de l'intégration des personnes au-delà des différences et de la diversité est la meilleure chose qui soit.

« Grandir avec les valeurs de l’intégration des personnes au-delà des différences et de la diversité est la meilleure chose qui soit. »

Qu'est-ce qui te donne le plus grand sentiment de réussite en tant que femme, en tant que féministe ?

Honnêtement, il y a tant de choses. Certaines d'entre elles sont très personnelles. Il y a ce grand changement de politique auquel j'ai participé en Tunisie, où nous avons modifié la loi qui permettait aux violeurs d'épouser des survivantes, et où nous avons réussi à faire reculer une loi qui disait que les femmes étaient complémentaires des hommes. Nous avons eu d'énormes manifestations, et les hommes étaient en première ligne avec nous, et ces grands moments de victoire sont très agréables en tant que féministe. Cependant, au quotidien, c'est vraiment tout ce que vous pouvez faire pour emmerder le patriarcat. Les autres moments où, en tant que communauté et en tant que féministes, nous nous rassemblons et nous nous sentons habilitées, ça me comble aussi. Et c'est tellement beau.

L'une des choses que je constate depuis que j'ai lancé Eyala... Je me rends compte, au fur et à mesure que je parle avec les gens et qu’elles partagent leurs expériences, que prendre la décision de vivre sa vie d'une certaine manière ou de se libérer, comme tu l’as dit, c'est parfois une grande décision, et parfois une petite. Quelle est la plus grande décision que tu aies eu à prendre ? Quel conseil donnerais-tu à quelqu'un qui hésite et ne sait même pas comment s'y prendre ?

Je pense d'abord à revendiquer son droit de choisir, d'être. J'ai pris de nombreuses décisions qui me semblent libératrices en commençant par ma famille, même si les conséquences ont été difficiles, surtout pour mes parents. Ma famille élargie est très conservatrice, sur le plan religieux. Il y a des traditions, des cultures, des valeurs spécifiques, ils ne comprendraient pas pourquoi je vis de cette façon où pourquoi j’ai certaines croyances. Finalement, tout le monde est fier de ce que je représente. Ils me voient enfin. Je pense que la plus grande décision que j'ai prise a été de m'opposer aux aînés de la famille et de dire simplement : « Voilà qui je suis ». 

Laisse-moi te contextualiser ce que je veux dire. J'ai été adoptée par le frère de mon père. Mes parents biologiques avaient déjà quatre enfants à ma naissance, et mon père a décidé de me « donner » à son frère pour qu'il m'élève comme son enfant. Nous avons quitté le village quand j'avais quatre ans, mais nous y retournions à chaque vacance. Nous sommes très liés au village, et à ma grand-mère. Le père qui m'a élevée est féministe, même s'il refuse de l'admettre. Mais il a eu le pouvoir de l'être, le droit de se rebeller, et quels que soient nos désaccords, mon droit de choisir était garanti. 

L'année de mes 18 ans, les choses ont changé car j'avais désormais ma propre vie, et je prenais mes propres décisions. Toute cette année-là a été difficile pour moi. C'était une année scolaire déterminante à cause du baccalauréat, mais aussi une année où mon père est parti en République démocratique du Congo pour une mission de maintien de la paix de l'ONU. Je suis très attachée à mon père, mon féministe, j’étais seule avec ma mère qui a dû elle aussi faire face à tant de pression. D'abord, après que j'ai eu mes règles, les gens ont commencé à me considérer comme une femme et non plus comme une enfant et ont commencé à me dire de ne pas faire certaines choses. Mes parents biologiques se sont également sentis investis d'un droit. Ils ont commencé à dire : « Nous avons notre mot à dire dans ta vie. Tu ne peux pas te comporter comme ça, porter ça ou autre chose. »  Nous sommes allés au village pour le mariage de ma sœur, et j'ai eu un désaccord public avec mon père biologique devant toute la famille étendue conservatrice, le village, la communauté. Vous m'imaginez, moi, cette petite chose debout devant l'aîné, en désaccord public avec lui : « Tu sais quoi ? je refuse d’aller à ce mariage et je vais porter cette robe. » Et puis ma cousine a dit : « Si Aya n'y va pas, je n'y vais pas ». C'était un vrai bordel. Et même la mariée attendait que je prenne une décision. 

Alors, ça c’est tellement de pouvoir ! Et qu’est-ce qui s’est passé après ça ? Qu’est-ce que tu as décidé ?

À ce moment-là, j'ai réalisé ce qui peut arriver lorsque l’on s’exprime ouvertement. À ce moment-là, vous êtes cette fille silencieuse, et vous vous dites : « Je suis face à l’oppression, que dois-je faire ? » Je n'aurais jamais rien fait dans ma famille si je ne savais pas que mon père était féministe parce qu'il me soutient et me protège. Il n'était même pas là, mais je me sentais habilitée à être moi-même. J'étais confiante. J’ai pensé : « J'ai mon père. » Vous avez besoin du pouvoir d'un système de soutien qui vous protège. Je dirais: Défendez vos droits et ne parlez que si vous avez une protection, un système de protection qui peut vous tirer d'affaire, que ce soit votre père, votre ami.e, votre camarade. Créez cet entourage pour vous soutenir, pour votre bien et soyez radical.e. 

Et parfois, nous devons créer ce système pour nous-mêmes. En tant que féministe, en tant que femme, mais plus généralement en tant qu'Aya, quel livre qui te viens à l’esprit et qui, selon toi, t’a grandement influencée ?

Il y en a beaucoup. Je voudrais commencer par Tahar Haddad. C'est un féministe tunisien qui a écrit un livre en arabe sur les femmes dans l'Islam et la société. Venant d'une société qui se dit libérale et progressiste depuis 1956, puis grandissant dans un environnement oppressif, il m'a confortée dans l'idée que tout commence par la communauté. Il parle beaucoup de politique et de droit, et de la nécessité de faire progresser les droits des femmes, car les femmes sont la moitié de l'humanité et de la société. On ne peut pas paralyser la moitié de la société. J'ai lu beaucoup de livres sur Elissa (également connue sous le nom de Didon), la fondatrice de la cité de Carthage. Les gens disent que son histoire est un mythe, mais je veux croire qu'elle a existé. Chaque fois que j'ai l'impression d'être jugée à cause de ma radicalité, je me replonge dans cette histoire et je me dis : « Si elle l'a fait, je peux y arriver. »

Et quelle est ta devise féministe ?

Dure à cuire, je le dis trop souvent. Je le dis aussi dans les espaces politiques, et la dernière fois que je l'ai dit, c'était au Sud-Soudan, devant la Première Dame et le Vice-président. Et le coordinateur m’a dit : « C’est pas vrai, Aya, tu l'as dit devant la Première Dame. » Cela définit tout simplement, pour moi, ce qu'est une femme à part entière. Je me dis : « Je suis moi-même, une dure à cuire ». Ça me fait me sentir tellement bien.

Et quelle belle manière de terminer notre entretien. Sur du lourd ! J'ai vraiment apprécié notre conversation, Aya. Merci beaucoup d'avoir pris le temps de partager tout ça avec moi.

Note d’Eyala : Cet entretien a été enregistré pour la première fois par Françoise Moudouthe en juillet 2019. Nous avons effectué des mises à jour en avril 2022 pour refléter les changements et les progrès dans la vie d’Aya depuis ce premier entretien. 

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