« Je pense qu’il est primordial de se soutenir mutuellement avec grâce dans notre processus de guérison » – Lorato Palesa Modongo (Botswana) 5/5

Voici la cinquième et dernière partie de notre entretien avec Lorato Palesa Modongo, féministe et psychologue africaine du Botswana. 

Nous avons exploré l'éveil féministe de Lorato dès son jeun âge (partie 1), sa formation et ses expériences en tant que psychologue sociale (partie 2), ses pensées et ses expériences dans les mouvements et les espaces féministes africains (partie 3), et ses observations sur les tensions qui entravent parfois la construction de mouvements féministes africains intergénérationnels, ainsi que les solutions possibles pour faire avancer la situation (partie 4). Dans cette dernière partie, nous discutons de la guérison personnelle et collective pour soutenir nos mouvements, du travail actuel de Lorato avec l'Union africaine et de son chemin vers l'auto-réconciliation pour découvrir sa vision personnelle de son identité. 

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Chaque fois que nous nous réunissons dans des espaces féministes et que la question de la construction d'un mouvement intergénérationnel est soulevée, c'est toujours le même cycle de blâme, et la conversation n'a pas vraiment évolué de ce point vers des solutions. À quoi ressemblerait cette étape d’après toi, personnellement, et sur la base des expériences que tu as vécues ? 

Je pense que pour moi, il s'agit d'abord d'essayer de comprendre. Si nous nous penchons sur le « pourquoi », nous comprendrons qu'il s'agit d'une question d'objectif, d'autodétermination et d'utilisation des ressources dont nous disposons à un moment précis. Si nous nous concentrons sur le « pourquoi », nous verrons que la conversation est plus complexe que le simple fait de penser délibérément que l'autre groupe est inefficace ou à blâmer. Nous découvrirons qu'il y a d'autres aspects interconnectés en arrière- plan. Après le démêlage, je pense qu'il est important, dans notre processus de guérison, de se soutenir mutuellement avec grâce. Beaucoup de grâce. J'ai vraiment de la chance d'avoir évolué dans des espaces où il y a beaucoup de grâce, où même si je fais une erreur, il y a de la grâce. 

Cette grâce nous permettra de réellement pardonner, car cesser de blâmer implique également de reconnaître et de pardonner. Parfois, même sans avoir reçu d’excuses, on pardonne, on fait grâce et on trace de nouvelles voies.

Après le démêlage, je pense qu’il est important, dans notre processus de guérison, de se soutenir mutuellement avec grâce. Beaucoup de grâce.

La conversation doit porter sur la question suivante : « Pourquoi ne nous laisse-t-on pas d'espace ? » La réponse est souvent : Elles ne nous laissent pas d'espace parce qu'elles ont été socialisées dans une société qui pense que lorsqu'on est jeune, on ne sait rien. C'est ainsi qu’elles ont grandi et influencé leurs processus. Personne ne les a écoutés lorsqu'elles étaient plus jeunes. Même inconsciemment, ce traumatisme subsiste, et cela affecte les espaces dans lesquels nous nous engageons. 

Nous pouvons donc nous émerveiller de leurs connaissances et de l'immense travail qu'elles ont accompli, tout en les considérant comme des personnes en train de démêler les complexités de leur vie. Et elles souhaitent simplement ce que nous voulons toutes : la liberté et l'émancipation. Je pense que c'est ce à quoi ce mouvement ressemble pour moi. 

Quelles opportunités vois-tu ou quelles opportunités pouvons-nous créer pour faciliter cette guérison, ce pardon, cette création d'un espace de grâce et aller de l'avant vers la libération ? 

L’accompagnement ! Je pense que le mentorat représente une grande opportunité. Je parle ici d'un mentorat délibéré qui nous permet d'écouter l'histoire de l'autre, même à un niveau personnel. Je pense qu'entendre l’histoire d’une personne l’humanise. Nous pouvons créer différentes plateformes pour être encadrées. Dans le mentorat, il n'y a pas que la personne plus âgée qui vous comble, vous la comblez aussi. C'est aussi vous qui la comblez. 

Deuxièmement, je pense qu'il y a tellement de possibilités de documentation. Nous devons tous nous documenter, effectuer un travail d'archivage, un travail de mémoire, retourner dans nos communautés et nous engager auprès de ces femmes âgées et écrire tout ce qu'elles nous donnent. Numérisons leurs histoires. Intégrons-les dans les espaces pour que les gens puissent s'y intéresser. Formons des partenariats avec les institutions de la mémoire dans nos différents pays, nos différentes communautés, pour voir comment amplifier le travail effectué par ces institutions de la mémoire. 

Il existe d’après moi, de nombreuses possibilités, mais aussi des possibilités de financement. Comment pouvons-nous créer des espaces de collaboration où nous recevons des fonds pour réaliser tous ces projets dont nous parlons ? Nous laissons toujours de côté la question du financement. Si vous n'avez pas accès au financement, peu de travail sera réalisé, notamment dans l'économie actuelle. C'est une conversation qui doit avoir lieu. Comment s'en assurer ? Comment rémunérer ces voix que nous disons vouloir légitimer ? Car je ne pense pas que les orateurs du Nord parlent gratuitement, si ? Ainsi, pourquoi ne pas rémunérer le travail de ma grand-mère, lorsqu'elle partage et m'enseigne des choses? Cela fait partie du travail de légitimation de la voix des gens, des systèmes de connaissance et de la production de connaissances. 

Parle-moi de ton travail actuel au Burkina Faso et de la manière dont il s'inscrit dans ton parcours féministe et dans tous les sujets que nous avons abordés. 

Je travaille actuellement pour le Centre de l'Union africaine pour l'éducation des filles et des femmes en Afrique, l'UA/CIEFFA, dont le siège se trouve ici, à Ouagadougou, au Burkina Faso. J'occupe actuellement le poste d'analyste de recherche sur le genre. En ce qui concerne le travail politique effectué ici, nous examinons les chiffres et les données qualitatives sur l'éducation des filles sur le continent. Quels sont les modèles et les tendances que nous observons afin de les intégrer dans les politiques lorsque nous élaborons des stratégies sur la nécessité pour les gouvernements d'investir dans l'éducation des filles en Afrique ? 

Nous connaissons également le problème des données en Afrique. Nous n'avons pas accès à des données fiables et cohérentes. Nous ne pouvons donc pas dresser un tableau réel et précis de la situation. Mais maintenant, nous considérons qu'en l'absence de statistiques, c'est le récit qualitatif qui compte. Quelles sont les voix des personnes sur le terrain ? Comment pouvons-nous amplifier ces voix pour inciter les gouvernements, les États membres à ramener les filles à l'école ? C'est mon travail actuel. 

Tu n'y es que depuis un an environ. Y as-tu trouvé un espace féministe ? 

Je ne parle pas français, et il est donc très difficile de nouer de véritables liens avec les gens d'ici, car c'est un pays francophone. La langue est un outil tellement puissant, non seulement pour la communication, mais aussi pour la communauté. Malheureusement, je n'ai pas encore réussi à créer de liens. 

Nous sommes sur le point de conclure notre conversation. Y a-t-il des sujets que tu souhaites partager et que nous n'avons pas abordés ? 

Oui, je pense que dans la discussion sur le féminisme intergénérationnel, une forte guérison collective doit se produire. Il y a un besoin de repos collectif, de joie collective et d'amour collectif également. Et à quoi ressemble cet amour ? Il s'agit de l'amour de la communauté et de l'amour de soi, car l'amour de soi inclut la discipline, l'intégrité, la responsabilité et le fait d'être guidé par des principes féministes éthiques. Je sais que nous définissons ces principes pour nous-mêmes, mais il est également nécessaire de définir collectivement les principes féministes qui nous guident. 

Je souhaite ce soft-landing pour nous toutes. Je pense que nous méritons de rayonner. Nous nous battons, mais nous rayonnons parce qu'il y a de la joie, de l'amour, de la paix et tellement de choses qui se passent. Nous méritons tous cela dans nos espaces individuels, mais aussi dans le collectif. Nous portons beaucoup de traumatismes générationnels. Les voix de nos arrière-arrière-grands-mères qui n'ont pas pu s'exprimer et leurs rêves qui n'ont pas pu se réaliser à cause de la façon dont le système les a étouffés sont traumatisants, d'un point de vue générationnel. 

Il est crucial que nous soyons la génération qui mettra fin au traumatisme, ou du moins qui allègera le fardeau. Je ne veux pas que mes enfants portent le même fardeau que moi. J’estime que la guérison est un mécanisme qui fonctionne – guérison du cerveau, de l'esprit, de l'âme, du cœur et du corps. Manger sainement, s'hydrater pendant que l'on fait ce travail, se reposer, se présenter apaisée autant que possible, non ? Je pense que c'est très, très important. 

Tu as parlé d'éclat et depuis le début de notre entretien, je voulais qu’on parle de ton rouge à lèvres rouge. C’est un style unique que tu arbores et il est sublime ! Je suis d'ailleurs surprise de te voir sans aujourd’hui. [rires]  Quelle est l'histoire derrière ce look ? 

Rien de particulier ou de symbolique. J’ai simplement flashé dessus rien de plus. J'ai juste aimé. J'aime bien la mode. C’est sympa. 

T’arrive-t-il de te sentir obligée de concilier ce joli look « je suis là, je suis à la mode » avec l'idée que les féministes ne sont pas belles ? 

En réalité, je suis devenue stylée en raison de ma conciliation. J'ai obtenu une bourse de la Fondation Mandela Rhodes (FMR), qui organise quatre ateliers de développement pour ses boursiers - sur le leadership, l'éducation, l'esprit d'entreprise et la conciliation. La question était de savoir ce que nous voulions réconcilier intérieurement. J’ai répondu : « Je veux être douce et mignonne ». Une fois de plus, je vais rendre hommage à mon amie Iris, car nous avons eu de nombreuses conversations à ce sujet. 

J'ai grandi comme un garçon manqué. À l'époque, je pensais que c'était un choix, mais ce n'était pas vraiment un choix. J'étais un garçon manqué parce que je voulais ressembler aux garçons. Je me suis rendu compte qu'ils ne me tourmentaient pas autant qu'ils tourmentaient les autres filles avec lesquelles nous jouions. J'essayais donc de me protéger en devenant un garçon manqué. C'était ma signature : les pantalons larges. Plus tard, en suivant le processus de la FRM, j'ai réalisé que j'aimais vraiment jouer avec la mode. Je veux des boucles d'oreilles originales. Je veux le rouge à lèvres rouge. Je veux les nuances. Je veux la jolie robe. La réconciliation m'a donc permis de savoir que je pouvais rester féminine tout en faisant ce travail, parce que c'est aussi une façon de faire face à la représentation erronée de ce qu'est le féminisme. 

Et pour terminer, dis-moi quelle est ta devise féministe pour la vie ? 

Je sais que c'est un cliché, mais c’est réellement « Le privé est politique ». Je m'en inspire beaucoup, car même lorsque je me dis qu'il ne s'agit que de mon expérience personnelle dans la maison, je me rends compte qu'elle est liée à la politique. 

Mais si j'ai de la place pour une autre chose, c'est le souvenir que le féminisme m'a donné des mots pour exprimer mes pensées. Et de fait, j'ai eu l'impression de respirer. Et quand on respire, on est vivant. C'est donc ma devise féministe : naviguer, démêler et donner du sens en permanence et, ce faisant, respirer. C'est ainsi que je peux avancer dans le monde. 

Je l'adore. Merci beaucoup, Lorato. Je suis vraiment ravie d'avoir pu avoir cette conversation avec toi. 

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« Nous ne devons à personne une version aseptisée du féminisme » – Lorato Palesa Modongo (Botswana) 4/5

Nous nous entretenons avec Lorato Palesa Modongo, féministe et psychologue africaine originaire du Botswana. 

Dans notre série de conversations sur la construction du mouvement féministe africain intergénérationnel, nous avons exploré l'éveil féministe de Lorato dès son jeune âge (partie 1), sa formation et ses expériences en tant que psychologue sociale (partie 2), ainsi que ses pensées et ses expériences dans les mouvements et les espaces féministes africains (partie 3). Dans cette partie, nous entrons dans le vif du sujet de la construction d'un mouvement féministe intergénérationnel, Lorato partage ses observations sur les tensions qui entravent parfois le progrès, ainsi que les solutions possibles pour améliorer la situation. 

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Passons maintenant à la construction du mouvement féministe tel que tu l’as vécu au Botswana et en Afrique. Il y a de nombreux réseaux dans lesquels tu es engagée et dont le travail contribue à notre mouvement collectif. Que penses-tu de la construction du mouvement féministe sur le continent ? 

Je pense qu'il y a là un fort potentiel de changer les choses. Je pense qu'il y a un espace pour cette organisation collective, et un espace pour que nous puissions penser à différentes façons de la mettre en œuvre. Le fait qu'il s'agisse d'un mouvement collectif ne signifie pas qu'il y une seule façon de procéder. Cela signifie que nous apportons différentes manières d'organiser nos expériences, nos défis et nos meilleures pratiques, afin de donner un sens aux complexités que nous apportons, de faire face aux contradictions violentes auxquelles nous sommes confronté.e.s et de trouver des solutions. C'est un peu difficile, mais je pense que nous avons la possibilité de  nous améliorer, et c'est là que l'intersectionnalité entre en jeu. 

Nous ne pouvons pas construire le mouvement si nous ne remettons pas en question le classisme et nos privilèges. Je pense que le mouvement a la possibilité de se développer, mais il y a également la possibilité de réfléchir profondément à nos propres contradictions. Et de se demander : « À quoi ressemble le féminisme africain pour nous ? » Je sais qu'il existe la Charte du féminisme africain et je l'aime beaucoup. Lorsque j'ai vu le document pour la première fois, je me suis dit : « Oh, j'adore ça ». Mais il faut aussi redéfinir en permanence à quoi cela ressemble pour nous. Aujourd'hui, nous avons la génération Z, avec les réseaux sociaux et les espaces numériques utilisés pour l'organisation. Où allons-nous ? Que disons-nous ? Je pense que nous avons de nombreuses possibilités d'évoluer et de faire face à nos défis et à nos privilèges, et de reconnaître nos lacunes.

Le mouvement féministe Africaine a la possibilité de se développer, mais il y a également la possibilité de réfléchir profondément à nos propres contradictions.

Nous reviendrons sur la question de la confrontation avec les domaines dans lesquels nous ne sommes pas performants. Tu as parlé des générations. D'habitude, on parle beaucoup de cette tension persistante entre les générations. Quelles ont été tes observations dans ces espaces en tant que jeune féministe engagée avec des personnes qui ont probablement fait ce travail avant même ta naissance, mais aussi avec des personnes plus jeunes ? 

Je commencerai peut-être par mon lieu de travail. C'est grâce au travail féministe que les femmes ont dû assumer des rôles de décideurs. Cependant, les personnes opprimées, pour fonctionner dans un système oppressif, ont tendance à imiter les comportements de l'oppresseur comme mécanisme d'adaptation. Et il s'agit là des générations qui se sont succédé. Elles avaient fait le travail nécessaire pour accéder à ces espaces, mais maintenant elles y sont et pour fonctionner dans ce système patriarcal, elles doivent imiter les comportements patriarcaux pour être perçues, validées ou même légitimées en tant que leaders. Ainsi, les outils qu'elles utilisent pour diriger ne sont pas nécessairement des outils libérateurs. C'est parce que c'est ce dont elles disposaient pour survivre. Par exemple, le fait d'accepter d'être « douce » a pu être considéré comme une faiblesse pour elles en tant que « leaders féminines ».

Mais nous reconnaissons également les répercussions de la douceur. Et la douceur dont je parle est la gentillesse, la compassion et la vulnérabilité. Elle consiste à se fixer des limites et à s'honorer en tant que personne. Il s'agit de s'apprécier, de se voir et d’avoir une haute estime de soi tout en restant ferme. C'est ce que nous entendons par « adoucissement maitrisé ». Mais elles n'ont pas pu le faire. Parce que le monde aurait dit : « Vous voyez pourquoi nous n'amenons pas les femmes à diriger. Maintenant, elles viennent ici avec leurs émotions sensibles. Qu'est-ce que la compassion ? Vous ne pouvez pas faire preuve de compassion à l'égard de vos travailleurs. Vous devez être méchant pour prouver que vous êtes un.e patronne/patron/chef/cheffe ferme ». Ce n'est qu'un exemple de comportement sur le lieu de travail, mais c'est ainsi que ce système fonctionne. En tant que jeune génération, nous savons qu'il est possible de faire preuve de compassion à l'égard des gens tout en les obligeant à rendre des comptes. Plusieurs vérités et émotions peuvent exister en même temps. 

Et avec grâce, je dois le dire. 

Beaucoup de grâce. Et en me rappelant que je peux en faire autant pour moi- même. Je peux me demander des comptes et même me réprimander, avec grâce. Ce sont les nouvelles conversations autour de la vulnérabilité et de l'honneur que nous nous rendons à nous-mêmes. 

L'autre problème que je constate, c'est que la forte personnalité des jeunes féministes perturbe en quelque sorte les féministes plus âgées. Elles se disent : « Non, peut-être qu'il ne faut pas trop bousculer le système, parce qu'il faut être diplomate ». Et je comprends cela, mais pourquoi être diplomate et conciliante avec un système qui ne l'est pas avec vous ? Le patriarcat ne sera jamais gentil avec vous. Le jour où le patriarcat décide « toutes les femmes », ce sont toutes les femme effectivement subissent les conséquences. Il ne se soucie même pas de savoir si, en 1992, vous avez été gentille et diplomate. 

Il n'y a pas vraiment de distinction entre les « bonnes » femmes et celles qui sont considérées comme « mauvaises ». 

Il n’en fait aucune. Le patriarcat s’attaquera à la femme qui cuisine à la maison 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, de la même manière qu'il s’attaquera à celle qu'il qualifie de « pute ». Il n'y a pas de filtre. Et je pense que c'est ce que je vois... Les générations plus âgées pensent que nous devons nous rabaisser gentiment et faire preuve de diplomatie afin d'être acceptables. 

Il y a quelque temps, j'ai eu une conversation avec l'une des femmes les plus âgées. Elle m'a dit : « Je ne suis pas à l'aise avec ce mot, avec ce truc féministe. Il me met mal à l'aise parce qu'il fait fuir les partenaires en leur faisant croire que nous détestons les hommes. Et je pense qu'il est important pour nous d'articuler continuellement que nous avons besoin d'hommes dans ces plateformes. Nous avons besoin d'hommes parce que c'est ainsi que les gens s'identifieront davantage à notre travail ». Et je lui ai répondu ce que je vous ai dit maintenant, qu'il s'agit d'un travail féministe. Et les gens doivent voir le travail féministe comme étant exactement ce que nous faisons aujourd'hui. Nous ne devons à personne un féminisme aseptisé. 

Je pense que c'est un problème pour moi. La génération plus âgée... celles avec qui je me suis engagée, veulent le bon paquet. Ils veulent de la diplomatie, de l'aseptisation et des négociations à outrance. Mais on ne peut pas négocier avec son oppresseur. [rires] Négocier quoi ? Il ne négocie pas votre vie. Lorsque des lois et des règlements sont adoptés, les gens ne négocient pas votre vie. Lorsque les filles sont contraintes à des mariages précoces, à des mutilations génitales féminines, qu'elles sont forcées de quitter l'école, qu'elles sont violées, qu'elles n'ont pas le droit d'accéder à l'espace politique, personne ne négocie. Alors pourquoi devriez-vous négocier dans votre combat, votre résistance, votre organisation et votre contestation ? 

Qui plus est, comment négocier quand on n'est pas au même niveau et qu'on n'a pas le même pouvoir ? 

Tout à fait. Voilà donc quelques-unes des principales contradictions que j'ai observées dans le travail. Mais j'aime les leçons parce qu'elles nous transmettent « nous sommes passés par là nous aussi ». Et elles ont gagné. Je veux dire que la génération de Pékin et tant d'autres mouvements ont gagné de bien des façons. Même à l'époque précoloniale, elles ont gagné. Comment y sont-elles parvenu et que pouvons-nous apporter ? Peut-être ont-elles raison, et il y a certaines choses que nous devons faire. Mais il se peut aussi que nous ayons raison sur certains points. Je pense donc que nous pouvons nous inspirer mutuellement. 

Il y a donc des différences générationnelles liées à l'âge, mais au sein du mouvement, il y a aussi des différences générationnelles liées au début du parcours ou au moment où l'on a commencé à travailler. Qu'avez-vous observé à cet égard ? 

Ces éléments existent bel et bien. Tant que vous reconnaissez le sexisme, mais que vous ne reconnaissez pas l'âgisme, il y a un problème. Maintenant, vous voulez que je vous respecte et vous voulez avoir du pouvoir simplement parce que vous êtes plus âgée ou parce que vous êtes dans le mouvement depuis plus longtemps ? Il y a aussi la (dé)légitimation de la voix des personnes en fonction de leur ancienneté dans le mouvement. Mais nous savons que les gens peuvent être dans le mouvement plus tôt ou plus tard en fonction de leur agence. 

Je pense qu'il est important que nous nous souvenions que le fait d'être dans des espaces féministes ne signifie pas que ces questions de dynamique de pouvoir n’existent pas. Cela ne signifie pas que le problème de pouvoir est éliminé simplement parce que nous sommes féministes, parce que les dynamiques de pouvoir se déplacent dans des poches différentes. Nous pouvons être dans un espace féministe, mais qui est le/la plus riche ? Qui s'exprime le mieux ? Qui est dans le mouvement depuis longtemps ? Qui a étudié à Oxford ? Qui a fréquenté l'une des institutions anonymes du continent ? Ainsi, le démêlage du pouvoir sera toujours présent, même dans les mouvements féministes. Savoir que le pouvoir ne cesse pas d'exister simplement parce que nous sommes dans des espaces féministes si nous ne nous confrontons pas à d'autres espaces où se trouve le pouvoir. Il s'agit donc d'une question importante. La question de l'âgisme, du validisme, de la hiérarchie, du pouvoir, de la voix légitime en raison de l'âge, et maintenant de la longévité de vos expériences. 

Dans certains espaces, nous entendons des féministes plus âgées décrier la question de l'effacement et l'utiliser comme un moyen de s'accrocher au pouvoir qu'elles ont réussi à avoir parce qu'elles ont l'impression que les générations suivantes tentent d'effacer le travail qu'elles ont accompli. Comment créer un équilibre concret ? 

Je pense à deux choses. Chaque génération doit être autodéterminée. Quels sont vos problèmes actuels ? À quoi êtes-vous confrontés ? Quels sont les outils dont vous disposez aujourd'hui ? Que pouvez-vous faire pour affronter les problèmes qui se posent à vous ? 

Alors peut-être que dans le processus d'autodétermination, je reconnais que les autres générations ont oublié le travail, mais je ne pense pas qu'il s'agisse d'un exercice délibéré pour les effacer. Je pense que c'est à cause de la représentation et de la documentation, et tout cela est lié à tant d'autres choses. Pourquoi ne lisons-nous pas nos douleurs féministes dans nos espaces ? C'est une raison politique, pour que vous pensiez que vous avez commencé les choses ; vous ne connaissez pas les outils qui existent ; vous ne savez pas le chemin que les gens ont parcouru ; vous n'avez pas l'énergie renouvelée et l'esprit neuf pour mener le combat, et pour honorer les personnes qui ont fait le travail avant vous. Vous êtes donc comparable à un hamster sur une roue. 

L'effacement des voix, des connaissances, des visages et même des noms des personnes doit être délibéré. Je ne pense pas que les jeunes féministes effacent dans le but d'effacer. Mais je pense que les jeunes générations utilisent désormais les outils dont elles disposent pour capturer, en temps réel, les voix des féministes, mais aussi pour creuser, rechercher et faire un travail de mémoire. Elles font également un travail d'archivage pour dire : de qui nous souvenons-nous ? Comment nous souvenons-nous d'elles ? Quand nous souvenons-nous d'elles ? Et quel est le but du souvenir et de la mémoire ? Et nous faisons tout notre possible pour les remettre dans le domaine public. 

Existe-t-il des exemples qui le démontrent clairement et qui pourraient servir d'inspiration pour aller de l'avant et dépasser cette tension ? 

Je me souviens que lorsque Winnie Mandela est décédée et que la nouvelle a été annoncée, les médias occidentaux ont annoncé que « la méchante n'était plus là ». Grâce aux réseaux sociaux et à d'autres plateformes numériques, le mouvement féministe du continent s’est levé et a dit « Non, pas cette fois ». J'ai vu la vague des médias occidentaux passer à la Winnie que nous avons appris à aimer et conserver les contradictions qu'elle représentait. J'ai vu l'émerveillement de son être et de son travail, ainsi que certains points que nous contestions à propos de ses prétendues actions. Le fait de la voir représentée et honorée de la sorte a été un moment très fort. 

C'est ainsi que l'on honore, que l'on se souvient des femmes qui nous ont précédé dans cette mission et qui sont propulsées dans le domaine public. Je pense que c'est ce que les jeunes générations font aujourd'hui avec les outils dont nous disposons. Je pense que nous essayons de faire le tri. C’est le cas pour moi. J'aime découvrir les travaux de nombreuses féministes plus anciennes, notamment au Botswana, les travaux intellectuels du Dr Godisang Mookodi, du Dr Sethunya Mosime et de bien d'autres. 

Dans la dernière partie de cette conversation, Lorato parle de la guérison personnelle et collective pour soutenir nos mouvements, de son travail actuel avec l'Union africaine et de son chemin vers l'auto-réconciliation. Cliquez ici pour lire. 

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« Penser aux progrès déjà réalisés grâce à mes prédécesseurs me donne du courage » – Lorato Palesa Modongo (Botswana) 3/5

C’est la troisième partie de notre entretien avec Lorato Palesa Modongo, une psychologue féministe africaine originaire du Botswana. 

Dans notre série de conversations sur la construction du mouvement féministe africain intergénérationnel, nous avons exploré l'éveil féministe de Lorato dès son plus jeunes âge (Partie 1), sa formation et ses expériences en tant que psychologue sociale (Partie 2). Nous allons maintenant explorer ses pensées et ses expériences dans les mouvements et les espaces féministes africains. 

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Nous avons parlé de la construction de l'avenir que nous méritons et de ce à quoi cela ressemble pour toi. Tu es activement impliquée dans différents espaces féministes dans le cadre de ton travail. Quelle a été ton expérience ? 

L'expérience est une myriade d'émotions. Je crois que le monde peut parvenir à un changement positif parce que nous l'avons vu. Qui aurait pu imaginer que deux femmes noires puissent être en train de discuter en ce moment même, deux femmes africaines échangeant des idées ? Nous pouvons partager publiquement nos pensées et affirmer nos ambitions sans craindre de réactions négatives. Nous allons à l'école, nous votons et nous nous présentons aux élections. Je sais donc que les êtres humains ont la possibilité et la capacité de changer le monde. Cela m'aide lorsque je me sens fatiguée et vidée. Même dans les moments où je me sens désabusée et où j'ai l'impression qu'il n'y a pas de progrès, penser aux progrès déjà réalisés par mes prédécesseurs me donne le courage de penser qu'un jour, dans cent ans, notre travail aura de l'importance. C'est donc utile. 

À quoi ressemble cette reconnaissance ? S'agit-il d’un travail interne sur soi ou également d'une reconnaissance externe qui va aux personnes qui ont tracé la voie ? 

Oui, cela va dans les deux sens. Elle est interne, je garde constamment à l’esprit le travail réalisé auparavant et je m'en imprègne. C'est aussi reconnaître les voix qui ne sont peut-être pas légitimées en tant que sources de connaissances. C'est observer les femmes dans les villages qui font ce travail et reconnaître que même si elles ne se disent pas féministes, même si elles ne qualifient pas leur travail de travail féministe, je suis capable de voir qu'il s'agit bien de cela. C'est la reconnaissance interne. 

La reconnaissance externe se traduit par quelque chose d'aussi simple que de rendre hommage à leur travail et de l'incorporer dans notre propre travail pour montrer aux gens que ce que je ressens et ce que je pense n'est pas nouveau. Je l'exprime peut-être différemment, mais ce n'est pas nouveau. D’autres ont ressenti et réfléchi à ces questions et ont réalisé des travaux que vous n'avez peut-être pas vus pour des raisons évidentes, notamment un manque de documentation, et c'est pourquoi je dis que des plateformes comme celle-ci sont très importantes. Personne ne pourra dire dans 50 ans qu'il n'y avait pas une seule femme qui documentait le travail en Gambie, alors qu'on peut le trouver sur Google et voir que Jama Jack faisait ce travail. C'est pourquoi nous sommes reconnaissant.e.s de bénéficier d’espace tel que celui-ci. La reconnaissance externe s’ajoute aussi à nos réseaux de pairs, qui se reconnaissent les uns les autres dans nos espaces. 

Tu dis que ton expérience a été un mélange d'émotions. Peux-tu m'en dire plus à ce sujet? 

Nous sommes humains. Nous sommes fatigué.e.s, mais cela fait partie de l'expérience humaine, en particulier lorsque l’on interagit beaucoup et que l’on est exposé au travail, car tout le monde ne se lance pas dans le travail avec de bonnes intentions. Nous devons reconnaître que chaque mouvement a ses propres victoires et ses propres défis. Je pense qu'il y a parfois une désillusion et une question qui se pose : « Est-ce que cela en vaut la peine ? Pourquoi ne puis-je pas simplement regarder ces choses et les ignorer comme tout le monde ? Malheureusement, je ne suis pas fait.e pour cela. Je ne peux pas voir la pauvreté et l'ignorer, surtout quand je sais qu'il y a assez de ressources pour nous tous. Il y a donc cette contestation, cette désillusion, cette colère parfois, cette perte d'espoir. Mais la beauté de la chose, c'est que grâce à la communauté que j'ai construite, nous partageons des idées et nous réfléchissons de manière authentique et ouverte les uns avec les autres. 

Selon toi, quel a été le principal enseignement de ces réflexions à titre individuel, mais aussi en tant que membre de la communauté qui t’entoure ? 

Une très bonne amie, Iris, m'a beaucoup aidée. Elle m'a appris à considérer le repos comme un acte de résistance féministe délibéré. Le capitalisme exige que vous soyez épuisée et que vous n'ayez plus la force de lutter contre quoi que ce soit. Vous êtes alors épuisée, vous ne pouvez plus rien donner et le mouvement s'éteint. C'est comme ça que le patriarcat progresse et prend de l'ampleur. Il est donc important de considérer le repos comme une forme de résistance. Prenez le temps de revenir à la source, à votre pourquoi, à la façon dont nous pouvons collectivement nous organiser de différentes manières, mais aussi de vous reposer et de ne penser à rien. 

Je me suis rendue compte que j'aimais les plans d'eau. Ils m'intimident, mais il y a aussi quelque chose qui me guérit. Alors parfois, mon repos consiste à aller à la plage, à prendre des vacances dans un pays où il y a une plage et à m'y reposer. Je suis minuscule, insignifiante face à tout cela. Mais je suis aussi important parce que je peux faire une petite différence. 

Et enfin, je pense que c'est simplement le fait de savoir que nous aurions essayé. L’activisme apporte donc tout cela. La colère, la désillusion, la confiance renouvelée, l'apprentissage, le courage, mais aussi la perte. C'est le chagrin parce que nous perdons certaines choses au cours de notre voyage, mais c'est aussi le chagrin collectif. 

Qu’as-tu déjà peut-être perdues et dont tu fais peut-être encore le deuil ou dont tu as fait le deuil lors de ton voyage ? 

Je pense qu'il s'agissait de certaines parties de moi-même. Si je rencontre de nouvelles parties de moi-même, cela signifie que les anciennes parties disparaissent ou sont reconstruites. Certaines parties devaient disparaître. J'ai perdu des amitiés où les gens se sentaient peut-être à l'aise pour plaisanter sur des sujets comme le viol. Je ne plaisante pas avec ça. Il y a donc eu une période douloureuse parce que j'avais l'impression de devoir constamment être une rabat-joie. C'était douloureux à l'époque, mais ça ne l'est plus aujourd'hui. Il fut un temps où je me cachais, où je diminuais. Et je pense que j'ai fait mon deuil de cette partie, parce que je me suis trompée moi-même. J'aurais pu saisir certaines occasions, mais je ne l'ai pas fait parce que j'étais timide. Et j'en suis désolée pour cette version de Lorato. 

Mais il y a aussi le chagrin collectif, car vous voyez que les femmes sont confrontées à la même situation. Vous lisez des articles sur les agressions sexuelles, sur les viols, sur leurs ambitions politiques, sur ceci, sur cela. Et vous voyez que c'est un peu la même chose, dans le chagrin collectif. Mais la joie collective aussi. Oui, la joie collective... 

Parlons-en ! Comment fais-tu de la place pour la joie, pour toi-même, mais aussi dans les espaces féministes dans lesquels tu te trouves et qui peuvent parfois devenir très sérieux, très techniques, mais aussi très enracinés dans la colère ? 

Tu sais, quand nous disons qu'il y a tant de pouvoir dans le fait de nommer les choses, je pense que cela nous libère et nous soulage, et il y a de la joie dans cela, parce que la tension liée au fait que nous ressentions ces émotions sans pouvoir les exprimer disparaît. Lorsque vous les exprimez par des mots, vous respirez, et c'est une source de joie. Il y a tant de joie à pouvoir s'exprimer. 

C'est aussi la capacité de supporter le mauvais et le bon en même temps, et de dire : à quoi ressemblent la justice, la liberté, la démocratie et la joie pour moi ? C'est être capable de rêver à des avenirs féministes et savoir que cette imagination est source de joie. C'est savoir que je peux partager cette imagination avec mes ami.e.s, et qu'il.elle.s peuvent partager leur imagination avec moi, et que c'est rempli de joie. Je pense donc que le simple fait de pouvoir partager aide beaucoup, mais aussi le simple fait de pouvoir lire les histoires de réussite. 

Je me souviens, au Botswana, de l'une des jeunes féministes que j'admire, Bogolo Kenewendo. Elle a été ministre du commerce et de l'investissement au Botswana. Elle a toujours beaucoup œuvré en faveur de la justice sociale et a été une source d'inspiration pour beaucoup d'entre nous. Elle était audacieuse, courageuse et sûre d'elle. Aussi, sa nomination en tant que ministre, n'a surpris personne. Elle a toujours fait ce qui devait être fait. Et en tant que ministre, elle remplissait sa mission, en articulant les questions de justice sociale, et il y avait tellement de joie dans cela ; dans le fait de voir une jeune femme à l’œuvre et les résultats de son travail. Ainsi, lorsque nous documentons et recueillons des voix, je pense qu'il y a beaucoup de joie à découvrir qu' un fil qui nous lie. Et nous disposons actuellement, et nous aurons les outils pour défier quelque peu le patriarcat. 

Dans la quatrième partie, Lorato partage ses observations sur les tensions qui entravent parfois le progrès, ainsi que des solutions possibles pour combler le fossé. A lire ici. 

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« La liberté pour moi, c’est de ne pas avoir à expliquer ses choix » – Lorato Palesa Modongo (Botswana) 2/5

Nous poursuivons notre entretien avec Lorato Palesa Modongo. Lorato est une féministe africaine originaire du Botswana. Elle est psychologue et s’intéresse à la psychologie sociale, le milieu universitaire, la recherche qualitative sur la violence sexiste, la décolonialité et les féminismes africains. Lorato est dotée de compétences et de connaissances dans ce domaine depuis plus de sept ans. 

Dans la première partie de cette conversation, Lorato a partagé avec Jama Jack son parcours féministe. Dans cette deuxième partie, nous explorons de manière plus approfondie sa formation et ses expériences en tant que psychologue sociale et le lien entre ces dernières et son travail et ses actions en qualité de féministe africaine. 

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Nous allons donc nous pencher sur ton parcours éducatif. Pourquoi t’es-tu orientée vers la psychologie ? 

J’ai quatre raisons principales ! Initialement, je voulais étudier le droit. J'ai grandi en résistant, en me battant, en disant non aux gens. Et le plus beau, c'est que j'ai bénéficié d’un espace pour m’exprimer à la maison. Même si les rôles des hommes et des femmes étaient bien établis, il y avait de la place pour la curiosité et pour le fait de dire non. J'ai donc postulé en droit et, malheureusement, je n'ai pas été admise à la faculté de droit. J'étais vraiment triste parce que j'avais centré mon existence sur le fait de devenir avocate. Je me suis demandé ce que j'allais bien pouvoir faire. Quel serait mon prochain choix. À l'époque, beaucoup de gens s’orientaient vers des études d'économie parce que le président du Botswana était économiste. Il s'en sortait très bien et il était toujours présent sur les tribunes internationales pour parler de développement. Alors tout le monde voulait en faire autant. Je me suis donc dit d'accord, je vais essayer et je me suis inscrite en économie et les calculs... hmmmm [Rires]

Tu t’es donc dit « Ça n’est pas pour moi » ?

Je me suis dit : « Je ne vais pas faire ça ». Tous.tes les étudiant.e.s en économie devaient donc suivre le cours "Introduction à la psychologie", et il y avait une jeune femme qui venait d'arriver des États-Unis. Le Dr Mpho Pheko. Elle était très brillante, énergique, confiante, expérimentée, élégante et s'exprimait bien. Et elle ne se laissait pas faire par les étudiants. Nos cours se déroulaient dans de grands auditoriums où il y avait environ 200 étudiant.e.s et cela ne l’intimidait pas. Je le mentionne parce qu'elle avait l'air très jeune, ce qui m'a semblé très intéressant. Nous avons échangé et elle m'a expliqué ce qu'était la psychologie. C'est le deuxième élément : la représentation. J’ai vu quelqu'un à qui je m'identifiais et qui m'inspirait.

Troisième aspect, plus j'avançais dans ce domaine, plus je réalisais qu'il affirmait la curiosité dont je parlais, la curiosité, la compréhension du comportement humain. Il s'agissait de donner un sens aux choses qui se produisaient et de donner un sens au monde.  Ce fut un moment très fort pour moi. 

Le quatrième aspect était en grande partie d'ordre spirituel. Je rêve beaucoup quand je dors. Mon grand-père est venu me voir en rêve et m'a dit : « Tu dois étudier la psychologie », et il m'a donné des raisons logiques de le faire. Étant donné que mon grand-père ne savait pas ce qu'était la psychologie à l'époque, il était intéressant que dans le rêve, il m'explique les raisons pour lesquelles je devais travailler dans ce secteur. Lorsque je lui en ai parlé des années plus tard, il m'a dit : « Tu sais que mon grand-père m’est aussi apparu en rêve pour me dire que j'allais faire ce que je fais maintenant ? »

Waouh ! Sérieusement ?

Oui ! C’est l’aspect spirituel des choses. Ce sont mes quatre raisons. J’ai été rejetée par ma première passion : le droit. J’ai vu une personne que j’admirais à l’œuvre, il y a donc une représentation. C’était également un espace disponible pour exprimer ma curiosité et comprendre le comportement humain. Et enfin, il y a l’aspect spirituel de tout ça. Je considère que j’ai été appelée à travailler dans ce domaine.

C'est incroyable. Et comment s'est déroulé le parcours qui t’a mené de tes études à ton activité professionnelle actuelle ?

Ça a été un parcours magnifique et gratifiant. Au quotidien, je n'ai pas l'impression de travailler, mais de découvrir de nouveaux aspects de ma personnalité, de nouveaux aspects du travail et de trouver des moyens pour m'améliorer, mais aussi d'améliorer la communauté, la société, à tous les niveaux, notamment à l’échelle mondiale. Je pense que le plus bel outil que ce parcours m’a donné c’est de trouver les mots pour articuler les contestations internes, parce que... Tu sais quand vous pouvez nommer les choses et le pouvoir qui vient avec le fait de pouvoir les nommer ? 

Je sais parfaitement ce que ce pouvoir fait ressentir et ce qu’il bouscule dans l’esprit.

C'est ce qui fait sa beauté. Il y a de nombreux aspects avec lesquels je suis en désaccord. Le regard colonial sur le domaine, ou l'occidentalisation si l'on veut s'exprimer ainsi. Par exemple, l’un des angles les plus élémentaires : l’usage dans la psychologie clinique de manuels de diagnostics pour identifier les problèmes de santé mentale dont sont atteints les patient.e.s. Bien sûr, c’est un aspect non-négligeable, mais qui laisse complètement de côté l'aspect spirituel et les connaissances indigènes des Africains. Elle ignore que les Africains sont aussi des êtres spirituels. Parfois, les gens ont des hallucinations, non pas parce qu'ils sont schizophrènes, mais parce qu'ils sont appelés à effectuer un travail ancestral, un travail de guérison ou tout autre type de travail. Ils entendent des voix, voient des choses. Tout ce dont ils ont besoin, c'est de faire ce qu'ils croient devoir faire, et alors tout va bien. Mais si la psychologie les diagnostique comme schizophrènes, cela signifie que nous utilisons un regard colonial et que nous essayons de mettre ces personnes dans des institutions psychiatriques dans une boîte selon les règles coloniales, et cela me pose problème. 

Je pense que la raison pour laquelle nous avons besoin davantage de psychologues africain.e.s est d'articuler ces contestations et de confronter l'industrie, mais aussi de trouver de nouvelles façons de penser et d'imaginer les questions sociétales. Je pense que c'est la beauté de la chose; même si je ne suis pas d'accord avec certains éléments de la discipline de la psychologie en tant que domaine en Afrique, je pense que c'est une opportunité pour nous de créer des connaissances, de réimaginer le comportement humain et de créer de nouvelles façons de donner un sens au monde.

La psychologie clinique laisse complètement de côté l’aspect spirituel et les connaissances indigènes des Africains. Elle ignore que les Africains sont aussi des êtres spirituels.

À quoi ressemblerait la création de connaissances dans ce sens ? Qui crée cette connaissance, et pour qui ?

Je dois préciser qu'il ne s'agit pas seulement de créer de la connaissance, car la connaissance existe. Il s'agit plutôt de savoir comment légitimer les différentes sources de connaissances. Qui est référencé et pourquoi ? Pourquoi vous référez-vous à un vieux psychologue du Nord, sans tenir compte des réflexions, des dictons et des connaissances de ma grand-mère sur le comportement humain ? On constate qu'il y a beaucoup de travail psychologique, même dans notre langue, dans des choses aussi simples que nos proverbes ou nos expressions idiomatiques.

Dans ma langue, lorsque l’on est épuisé.e, on dit "ke a go itheetsa". En anglais, cela signifie « je veux me reposer », mais la traduction littérale est « je veux m'écouter ». La méditation, c'est essentiellement cela ; c'est vous qui vous écoutez. Suivre une thérapie, c'est bénéficier de l'aide de quelqu'un pour s'écouter soi-même. Mais cette connaissance a toujours existé. 

Pour moi, créer de la connaissance signifie donc que nous avons la possibilité de légitimer les sources de connaissance de notre peuple, en créant de nouvelles façons de penser la connaissance, la psychologie, la condition humaine, l'être. Nous devons également comprendre que nous côtoyons aujourd'hui des personnes d'horizons différents, que le monde évolue et s'enrichit de nouvelles formes de pensée. Comment pouvons-nous emprunter ce que nous possédons déjà pour donner un sens à notre situation actuelle, afin d'envisager et d'imaginer des avenirs meilleurs, ou des avenirs plus apaisés ? 

Tu exerces donc principalement dans le domaine de la psychologie sociale et non dans celui de la psychologie clinique. Qu'est-ce qui a motivé ce choix ? S'agit-il de tout ce que tu viens de dire ? 

Oui, oui. La psychologie sociale n'a donc pas vocation à pathologiser ou à diagnostiquer. Elle veut simplement poser la question suivante : que se passe-t-il dans la société ? D'où cela vient-il ? Elle n'individualise pas les problèmes. La psychologie clinique individualise les problèmes et dit : « Lorato, vous êtes schizophrène ». La psychologie sociale dit : « Très bien, pourquoi observons-nous de nombreux cas de violence dans notre société ? Quels sont les schémas qui les provoquent ? »

Quel lien vois-tu entre ta pratique de la psychologie sociale et ton féminisme ? Comment relies-tu les deux ?  Comment intègres-tu ton féminisme intersectionnel africain dans ton activité professionnelle de psychologue sociale ? 

Oh, les deux sont indéniablement liés. Et je pense que lorsque je dis aux gens que je suis heureuse de mon choix de carrière, c'est parce que c'est comme une recette où les choses se mélangent et se complètent parfaitement dans une marmite. Comme je l'ai dit, c'est parce que le patriarcat est un système qui provoque ces frictions internes et externes. La psychologie sociale a alors dit : « Le patriarcat est à l'origine de cela parce que... » et a ensuite donné un sens et des réponses au questionnement. Et parce que j'ai un sens et des mots, quand j'arrive dans l'espace de l'activisme, je suis capable de mieux articuler, de mieux enseigner, de mieux apprendre. Mais je suis également en mesure d'utiliser ce que j'obtiens dans l'espace de l'activisme pour alimenter la production de connaissances dans mon métier. En quelque sorte, les deux s'aident mutuellement à donner un sens au monde et aux questions qui m'intéressent.

Tout à l'heure, tu as évoqué la question de la valorisation des savoirs traditionnels africains, de leur légitimation et de leur utilisation pour construire l'avenir que nous méritons. À quoi ressemble cet avenir pour toi ?

Il ressemble à la liberté, pour le dire très simplement. La liberté d'être, la liberté d'expression et la liberté de savoir que nous n'avons même pas besoin de valider les informations et les connaissances dont nous disposons. L'expression « savoir indigène » me dérange. Je ne l'aime pas parce que je ne comprends pas pourquoi elle est qualifiée d’« indigène » ? Le fait de l'appeler indigène signifie qu'il contient un aspect non indigène, et c'est ce savoir qui est propulsé dans le discours public. Je pense que nos connaissances africaines ne sont que cela : des connaissances. 

Tu estimes qu'il y a un savoir de premier choix, puis un second et ainsi de suite...

Exactement ! Et c'est pour cela qu'il fallait le nommer ainsi. S’il est considéré comme un simple savoir, alors il y a de la liberté en lui parce que je n'ai pas besoin de le légitimer. Pour moi, la liberté, c'est l'être. Et à quoi ressemble l'être ? Vous n'avez pas besoin d'expliquer vos choix. Vous êtes simplement l'expression la plus complète et la plus élevée de vous-même, dans la mesure où vous ne faites de mal à personne et que vous vivez votre vie dans cet écosystème interconnecté, avec d'autres personnes et avec l'environnement. Je pense que c'est à cela que ressemble l'avenir pour moi. La liberté d'être.

Lorato nous en dit plus à ce sujet dans la prochaine partie de notre conversation, où nous aborderons également ses expériences d'organisation au sein de mouvements et d'espaces féministes. Cliquez ici pour lire la troisième partie.

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« Le patriarcat en tant que système me déplaît profondément » - Lorato Palesa Modongo (Botswana) 1/5

Lorato Palesa Modongo est une féministe africaine originaire du Botswana. C’est une psychologue qui s’intéresse à la psychologie sociale, le milieu universitaire, la recherche qualitative sur la violence sexiste, la décolonialité et les féminismes africains, avec des compétences et des connaissances dans ce domaine depuis plus de sept ans. 

Dans notre série de conversations autour de la création d’un mouvement féministe africain intergénérationnel, Jama Jack s’est entretenue avec Lorato afin d’en savoir plus sur son parcours féministe depuis sa prise de conscience et sa résistance dès son plus jeune âge jusqu'à son implication et son engagement actuels dans des mouvements féministes à des échelles variées. Nous découvrons également son parcours éducatif et du lien de celui-ci avec son travail de féministe (partie 2) ; ses réflexions et ses expériences en tant que membre de mouvements et d'espaces féministes (partie 3) ; ses observations sur les tensions qui entravent parfois la construction de mouvements féministes africains intergénérationnels, ainsi que les solutions possibles pour combler le fossé existant (partie 4). Nous parlons enfin, de la guérison personnelle et collective nécessaire pour soutenir nos mouvements, du travail actuel de Lorato avec l'Union africaine et de son parcours vers la réconciliation avec soi-même pour découvrir sa vision d'elle-même (partie 5).

************

Bonjour Lorato! Merci de te joindre à moi aujourd’hui. Nous sommes vraiment ravies de pouvoir discuter avec toi et d’en apprendre davantage sur toi, ton parcours, ton travail féministe et bien plus encore. Comment aimerais-tu te présenter ?

Je discutais avec un.e ami.e récemment, et je lui disais que ma façon de me présenter n’évolue pas mais change selon l’endroit où je me trouve. À l’époque, je me présentais comme une jeune Motswana. Puis j’ai déménagé en Afrique du Sud afin d’y poursuivre mes études supérieures et à cause de ce que à quoi j’étais confrontée, j’ai réalisé que ma manière de me présenter s’était transformée en : « Je suis une jeune femme noire ». Je savais que j’étais une femme ; je savais que j’étais africaine et je n’avais jusqu’alors pas ressenti le besoin de déclarer que j’étais Noire. Cependant, une fois en Afrique du Sud, j’ai eu besoin d’insister sur mon identité noire. 

Avec le temps, j’ai dû m’adapter et ne plus uniquement dire que j’étais une femme noire, mais que j’étais une féministe noire. Au fur et à mesure, j’ai également dû préciser la nature du féminisme, qui pour moi, est un féminisme africain intersectionnel. 

Donc aujourd’hui j’aime me présenter ainsi : Je m’appelle Lorato. Tout d’abord, je suis originaire du Botswana. Je suis une jeune femme noire africaine et je défends l'idéologie féministe intersectionnelle africaine. C’est l’un de mes points d'ancrage, parmi d'autres. Je suis également chercheuse en psychologie et me spécialise en psychologie sociale. Je travaille au développement et au renforcement communautaire dans les différentes communautés où je me trouve, aux échelles nationale, continentale et internationale.

Lorsque tu parles de ton ancrage dans le féminisme africain intersectionnel, qu’est-ce que cela signifie pour toi ? 

Cela veut dire que je reconnais que je suis africaine. Je suis née ici, mes racines sont en Afrique. La question de l’intersectionnalité signifie comprendre la manière dont les autres « -ismes » sont liés et multidimensionnels. Lorsque j’identifie les oppressions à mon encontre, je dois également reconnaître les situations dans lesquelles je suis privilégiée et la manière dont je peux utiliser ce privilège dans d’autres espaces. Je pense que c’est important. 

Dans la mesure où je comprends le sexisme ou le racisme, je comprends également que pour moi, le fait d’être titulaire de trois diplômes universitaires, de pouvoir m’exprimer en anglais après avoir obtenu ces diplômes provenant d’établissements coloniaux, a le pouvoir de me faire entrer dans certaines sphères auxquelles d’autres n’ont pas le privilège d’accéder.  Et cela sans que je sois nécessairement la meilleure. C’est un fait que j’identifie et reconnais.  Parallèlement, je suis consciente, que même si j’ai accès à ces espaces, j’y serai toujours perçue comme étant Noire, jeune, comme étant une femme africaine ou comme étant originaire du « Sud global ». L’aspect féministe demeure cependant au cœur de tout ça. Le patriarcat en tant que système me déplaît profondément. Je ne sais pas si nous parviendrons à totalement y mettre fin.

As-tu pu identifier l’origine de cette aversion au patriarcat ? T’est-il arrivé quelque chose en particulier ? Peut-être lorsque tu étais jeune ? 

Tout à fait. Je m’en souviens parfaitement. C’était dans mon village. J’avais 8 ans. J’ai grandi dans une famille recomposée. Mes grands-parents m’ont élevé. Mes oncles – les petits frères de mon père – avaient soit mon âge ou étaient à peine plus âgés. C’était eux et moi…trois enfants donc. Ma grand-mère faisait presque tout dans la maison. Elle cuisinait, faisait le ménage et s’occupait de nous. À cet âge, je croyais qu’elle faisait tout ça parce qu’elle était plus âgée. 

Une fois, ils nous ont laissé seuls à la maison pour le week-end. Nous avons donc fait ce que tout enfant aurait fait. Mes oncles ont cuisiné. Nous n’avions pas lavé la vaisselle et nous avions mis du désordre dans la maison. Lorsque mes grands-parents sont rentrés, la première des remarques était « Pourquoi est-ce que ma cuisine est si sale ? Pourquoi l’évier est plein de vaisselle sale alors qu’il y a une fille dans la maison ? » Je n’avais que huit ans. Je me suis arrêtée un instant et j’ai dit « Mais, ils sont plus âgés que moi. C’est à eux de nettoyer ». Pour moi, c’est comme ça que les choses fonctionnaient. Les adultes devaient s’occuper des choses d’adultes et j’étais une enfant. Je ne voyais pas mes oncles – je les appelais mes frères – comme des hommes. Je les voyais comme des personnes plus âgées que moi. J’ai donc dit non et j’ai commencé à protester… [rires].

Ma grand-mère faisait presque tout dans la maison. Je croyais qu’elle faisait tout ça parce qu’elle était plus âgée. 

Ça a commencé comme ça. C’est comme ça que j’ai réalisé que ma grand-mère ne s’occupait pas des tâches ménagères parce qu’elle était plus âgée mais parce que mon grand-père ne les faisait pas. Je m’en plaignais tellement à la maison qu’ils ont commencé à m’appeler Emang Basadi. Le mouvement féministe prenait de l’ampleur au Botswana et l’association de la société civile cheffe de file s’appelait Emang Basadi, ce qui signifie « Femmes, levez-vous ». 

Et lorsqu’ils te surnommaient ainsi, est-ce que tu te les approprié en te disant « Oui, c’est qui je suis. » Ou cela a-t-il créé un conflit ?

Dans ma tête c’était « Oui, les femmes doivent se mobiliser, qu’est-ce que c’est ? » J’ai même commencé à l’inculquer à mes cousin.e.s plus jeunes. Si je voyais l’une d’entre elles cuisiner, je laissais faire. Mais lorsque je la voyais laver la vaisselle après avoir cuisiné, alors que les garçons ne le faisaient pas, je lui demandais de s’arrêter.

Je sais que nombre d’entre nous ont commencé le militantisme féministe (feministing) bien avant la naissance du vocabulaire autour du féminisme que nous employons aujourd’hui, avec la conscience que nous avons. Te souviens-tu des premiers moments où tu t’es définie comme étant féministe ? 

Oui, je m’en souviens. C'était aux alentours de 20/10/11. J’éludais la question et marchais sur des œufs lorsque j'utilisais ce terme. C'était au Botswana. J'avais été recrutée pour un projet de recherche par l'un.e de mes professeur.e.s du département de sociologie. Il s'agissait d'un projet de recherche de l'Africa Gender Institute, situé à l'université du Cap, qui menait une recherche active pluri-institutionnelle sur le genre, la politique et la sexualité dans la vie des jeunes femmes âgées de 16 à 25 ans dans cinq universités de la Communauté de développement de l'Afrique australe (SADC). L'université du Botswana avait été sélectionnée comme l'une d'entre elles, et je faisais partie de l'équipe qui menait cette recherche fondée sur l'action. J'étais encore étudiante. Nous partagions nos histoires, parlions de nos vies et nos projets jusqu'à ce que je tombe sur ce mot qui décrivait notre travail, mais dont je n'avais jamais entendu parler auparavant. Les réseaux sociaux n'étaient pas encore très répandus à l'époque.

Oui. C’étaient encore les prémices par rapport à ce que nous connaissons aujourd’hui, du moins en ce qui concerne l'utilisation de cet outil pour la construction de mouvements. 

Exactement ! Et puis internet n’était pas aussi omniprésent à l’époque. Je n’avais même pas d’ordinateur. Nous nous rendions à la bibliothèque universitaire pour utiliser les ordinateurs mis à disposition là-bas. J’ai effectué des recherches sur ce mot et je ne tombais que sur des résultats négatifs. S’approprier ce mot c’était…controversé. Pour être franche, c’était embarrassant de revendiquer ce mot, cela revenait à dire ouvertement que nous étions en colère. Pour vous aider à mieux comprendre : le Botswana est considéré comme l’un des pays les plus paisibles d’Afrique en raison de la paix qui y régnait et de la démocratie. L’activisme n’était pas aussi important. C’était alors comme si je cherchais à tout prix une raison de protester. Donc, je n’employais pas ce mot. J’étais consciente de son existence, mais je ne l’utilisais pas sciemment. 

Jusqu’à mon arrivée en Afrique du Sud…Parce que j’allais y poursuivre mes études supérieures en psychologie, et que je m’intéressais à la psychologie sociale, je devais approfondir ma réflexion autour de cette question. Ce terme revenait souvent. De nombreuses personnes l’employaient et effectuaient un travail que j’admirais. Je me suis alors dit, « Oh, ce n'est pas si grave que ça ». J’ai donc commencé à lire davantage sur le sujet, à employer le mot plus souvent, à gagner en confiance, à être plus indépendante et à m’affirmer davantage. Et cela non seulement auprès de mes semblables, mais également devant mon patron par exemple. Lorsqu’il me présentait, il disait : « Elle mène une excellente action féministe ». Et les gens répondaient, « Oh nous voulons que tu participes à ce projet ». Et je disais : « Je n’ai donc pas à avoir honte ? ». Je pense que la sphère sud-africaine a validé mon travail, mais j’ai commencé à me former sur le sujet au Botswana en 2010.

Tu as dit que lors de tes recherches, tu ne trouvais que des résultats négatifs. Qu’est-ce qui était si mauvais ? Comment cela se présentait ? 

C’était la représentation dans les médias. La manière dont les gens traitaient la question. Les subtilités autour desquelles c’était intégré dans les conversations quotidiennes. La question de la sexualité était également abordée. Et à l'époque, je n'étais pas prête à avoir des conversations sur la sexualité. Je pense que dans l’environnement dans lequel j’ai grandi ces conversations n’existaient pas. Parce que nous n'avions même pas les mots pour décrire la sexualité. Par exemple, lorsque les gens disaient « Oh, elles sont lesbiennes », c'était considéré comme une insulte à l'époque. C'était donc l'une des nombreuses contestations autour de ce sujet. Mais...Je crois qu’il y avait également le rejet immédiat du mot. Il n’existait même pas d'espace pour dire « non, ce que nous voulons dire, c'est que... ». Le terme a été immédiatement rejeté. 

Est-ce dû à la culture du Botswana ? Quelle était la véritable raison de ce rejet, alors qu'il n’existait même pas d'espace pour ce genre de conversation ? 

Oui, la culture avant tout. Mais je pense aussi que le conditionnement du féminisme et le manque d'information, comme je l'ai dit, en sont peut-être les causes. Le mouvement des droits des femmes a fortement gagné en visibilité avec l'avènement des réseaux sociaux. Nous devons reconnaître leur pouvoir. On peut voir en temps réel les conversations qui prennent place. Et avec un meilleur accès. Mais à l'époque, il fallait parfois attendre une publication dans la presse écrite ou dans les livres. L'énergie et la propension des gens à rechercher des connaissances ne sont pas nécessairement aussi immédiates qu'elles le sont aujourd'hui sur les réseaux sociaux. Il me suffit de passer du temps sur mon téléphone pour être informée. Je pense donc que le manque d'informations, de connaissances et de compréhension est à l'origine de la résistance. 

Dans la deuxième partie de notre conversation, Lorato nous parle du chemin qui l'a menée à la psychologie sociale et de la manière dont elle s'engage à l'intersection de ce domaine et de ses actions féministes. Cliquez ici pour lire la partie 2.

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« Vous avez besoin du pouvoir d'un système de soutien qui vous protège. » - Aya Chebbi (Afrique - Tunisie) 3/3

Nous sommes à la dernière partie de mon entretien avec Aya Chebbi, et je dois avouer que son histoire me fascine. Nous avons parlé de son identité panafricaine et comment cela a influé sur son travail (Partie 1) ; ses expériences pendant la révolution tunisienne et son travail comme Envoyée de l’UA pour la jeunesse (Partie 2).

Dans cette dernière partie, on parle de féminisme, d’engagement communautaire féministe et de navigation des espaces patriarcaux.

Quand tu as parlé au W7 à Paris, la première chose que tu as faite a été de te présenter comme féministe. Ça veut dire quoi pour toi d’être féministe ?

Être panafricaniste signifie être féministe, je ne fais aucune distinction entre les deux. Je dis toujours qu’il n’y a pas de panafricanisme sans féminisme. Sans les femmes qui ont mené les mouvements de libération.

Si les femmes ne s’étaient pas sacrifiées, si elles n’avaient pas lutté dans  l’ombre pour la libération, il n'y aurait pas d'agenda panafricain. Dans mon esprit, les deux sont intrinsèquement liés, et pour moi, quand je dis panafricain, cela inclut la perspective féministe. Le féminisme, pour moi, c'est la libération de soi en tant que femme. Il ne s'agit pas d'une femme qui vient vous voir et vous dit : « Tu as le droit de faire ça, cette personne ne peut pas te battre à cause de ça. » Si vous n'êtes pas libérée et que vous ne pouvez pas être vous-même dans chaque espace, pour moi, vous ne pouvez pas venir me donner des leçons de féminisme.

Quel a été, d’après toi, le moment déterminant de ce parcours dans ta vie ? Il ne s'agit pas nécessairement du moment où vous tu t’es dit « C’est bon, je suis féministe », mais d'un moment que tu considères comme charnière dans ton parcours en tant que féministe jusqu'à présent. Il peut s’agir d’un moment de transformation, ou de réalisation.

Je pense qu'il y a de nombreux moments, mais lorsque j'ai commencé à voyager et à me concentrer sur les jeunes, faire partie de cercles de femmes ; ces choses m'ont ouvert les yeux, car j'étais aussi dans une bulle où les définitions du féminisme, de la sororité et de la féminité peuvent être restrictives. En entrant dans ces nouveaux espaces, j'ai réalisé qu'il y avait tellement plus que cela et j'ai eu le sentiment de faire partie d'un plus grand mouvement. Je fais partie – à l'époque, je n'en avais même pas conscience – de la sororité ou plutôt d'une communauté de femmes qui se battent pour leurs droits, qui y croient et qui vous font croire que nous pouvons y arriver. Je pense que de nombreuses conversations avec des femmes m'ont inspirée. Qui plus est, je suis fille unique et toute ma vie, j'ai grandi entourée d'hommes, pas de femmes. On m'avait toujours dit que les femmes sont jalouses les unes des autres et je me suis sentie par mes amies. La première fois que j'ai reçu le soutien d'une femme a été un moment fondamentalement déterminant pour moi.

« La première fois que j’ai reçu le soutien d’une femme a été un moment fondamentalement déterminant pour moi. »

Cela a complètement changé mon idée de ce qu’une communauté de femmes était. Que le soutien était là du fait que, je te soutiens parce que tu es une femme et je comprends ta douleur. C'est aussi à ce moment-là que j'ai réalisé que dans ma vie, j'avais besoin d'un système de soutien. J'ai besoin que des femmes fassent partie de ma vie. Je pense que cela définit aussi mon féminisme, parce que lorsque vous vous battez pour le féminisme, au bout du compte, vous êtes un peu une amatrice dans des espaces masculins sans vraiment vous battre avec d'autres femmes. Cela n'a aucun sens. Le mouvement féministe mondial avait du sens pour moi, parce que je ne me définissais pas, avant, comme faisant partie du féminisme mondial, de la quatrième vague de féministes, parce que je ne suis pas d'accord avec l’idéologie. Pour moi, tout prend son sens si une femme vient me serrer dans ses bras et dans ce moment sincère de sororité.

Je vois. Donc ton expérience féministe se manifeste dans les moments de partage, d’affection et de bienveillance plutôt que dans les grands discours ? 

Absolument. Le cercle Eyala qui s’est tenu à Vancouver a été très bénéfique pour moi. C'était si apaisant d'être dans un espace sûr, même sans rien dire. Je n'ai jamais appris à être vulnérable, et c'est si difficile. Il m’est encore très difficile de me trouver dans un espace sûr et de pouvoir être vulnérable et de partager ma propre expérience. Mais entendre d'autres personnes me donne du pouvoir, et il est possible de partager la douleur sans dire un mot. C'est tellement utile.

Il existe cependant des espaces, et tu évolues dans un certain nombre d’eux, où l'on ne te laisse pas être féministe. Quand je vivais en France et que je m'intéressais aux questions liées au fait d'être une femme noire en France, à tout le mouvement contre le racisme, et même au mouvement panafricaniste, il y avait ce refus d'intégrer les questions liées à nos défis particuliers en tant que femme africaine. Je ne peux qu'imaginer que c'est la même chose pour toi aujourd'hui encore. Est-ce un phénomène que auquel tu es confrontée ou pas du tout ? Comment cela se manifeste-t-il et comment t’en sors-tu ? Comment négocies-tu ?

Je pense que c'est pire parce que tu es jeune et que tu es une femme. C'est comme si tu avais commis un double crime. C'est un aspect sur lequel j’essaie encore d’avancer, parce qu’à chaque fois que j’y pense... le patriarcat est si créatif. Chaque fois que je me dis : « Je peux gérer ça, je me retrouve dans telle situation, je sais comment remettre les gens à leur place. » Et puis le patriarcat arrive d'une manière différente, se manifeste différemment.

J'ai aussi vécu une expérience horrible en France, lorsque j'ai prononcé un discours au Forum Génération Égalité à Paris, à l'été 2021. Je portais fièrement ma robe et mon châle africains, je faisais partie d’un panel avec Melinda French Gates, la Première ministre Sanna Marin et la ministre Elisabeth Moreno. Le discours a été publié par le média Brut et est devenu viral et j'ai reçu les commentaires et les messages directs les plus islamophobes et misogynes de ma vie. J'ai dû me déconnecter des réseaux sociaux pendant une semaine. 

En diplomatie et même dans les espaces où les personnes sont le plus éduquées, le pouvoir entre toujours en jeu, et cela complique les choses. Comment gérer cela ? Honnêtement, j’y travaille toujours. Je me sens bien dans ma peau quand je suis juste moi, libre, audacieuse, sans complexes et j’essaie de ressentir ces sentiments davantage et d'emmerder le patriarcat.

Comment arrives-tu à canaliser ce pouvoir, en tant que jeune femme, africaine, nord-africaine qui s’exprime au nom de l'Afrique ? Comment avances-tu et négocies-tu ces moments où le patriarcat s'installe, car il peut être si dévastateur pour certains petits détails ?

J'en parlais hier, dans un groupe avec des jeunes marocain.e.s. Nous parlions du harcèlement et des gens qui veulent me voir échouer. Un mécanisme qui fonctionne pour moi, que j'ai commencé il y a trois mois, consiste à écrire des journaux intimes et à traiter les gens comme des personnages. Que ce soit le patriarcat ou les personnes qui veulent m'utiliser, me manipuler, les personnes qui veulent m'instrumentaliser ou les personnes qui veulent me voir échouer, j'observe simplement leur comportement. 

Je me souviens que les trois premiers mois, je réagissais de manière virulente aux attaques et je me sentais frustrée. Cela ne fonctionne pas dans le monde de la politique et de la diplomatie et cela ne permet pas de se faire des ami.e.s. Et je pense qu'une fois que j'ai commencé à écrire, j'ai commencé à prendre mon temps pour absorber tout ce qui arrivait et y faire face. Et je pense que cela m'a aidé à gérer certaines situations difficiles. J'ai commencé à sourire davantage lorsque les autres sont mal à l'aise avec ma présence, mon opinion ou ma manière de diriger. 

 Selon toi, quel aspect de ta personnalité fait de toi une militante féministe accomplie ?

Je ne suis pas certaine d'être une féministe accomplie.  J’estime avoir réussi lorsque j'atteins mes objectifs. Je n'ai pas l'impression d'avoir accompli ma mission, donc je n'ai pas l'impression d'avoir réussi. Le succès pour moi n'est pas évident, donc je ne sais pas. Je dirai que je suis une source d'inspiration, oui, parce que je vois beaucoup de gens changer des choses après notre rencontre et cela me touche beaucoup. Je ne le vois pas cependant comme un succès.

Ce qui me pousse à aller dans certains espaces ou me donne ma plateforme, puise sa source dans mon enfance. Mon père et moi vivions comme des nomades. J'ai vécu de nombreuses expériences qui m'ont fait comprendre la diversité. Même lorsque j'ai commencé à voyager, à rencontrer des gens qui ne me ressemblent pas, qui sont différents à tous points de vue, en idéologie, en expériences, etc. J'y ai été préparée par 20 ans de déplacements en Tunisie et de compréhension de notre mosaïque. Je ne voyais pas cela comme quelque chose à gérer, mais comme quelque chose de naturel.

Lorsque j'ai commencé à voyager et à croire vraiment en la vision panafricaine, à la porter, à convaincre les gens et à recruter des gens, les gens ont cru en moi ou m'ont rejoint parce que je les accepte sous toutes leurs formes. Je ne savais pas que c'était là mon pouvoir, mais après une décennie, en voyant comment le mouvement s'est développé et comment les gens se le sont approprié et se sont auto organisés, je suis fière de dire que j'en ai fait partie en tant que Tunisienne, malgré tous les stéréotypes à mon sujet. Grandir avec les valeurs de l'intégration des personnes au-delà des différences et de la diversité est la meilleure chose qui soit.

« Grandir avec les valeurs de l’intégration des personnes au-delà des différences et de la diversité est la meilleure chose qui soit. »

Qu'est-ce qui te donne le plus grand sentiment de réussite en tant que femme, en tant que féministe ?

Honnêtement, il y a tant de choses. Certaines d'entre elles sont très personnelles. Il y a ce grand changement de politique auquel j'ai participé en Tunisie, où nous avons modifié la loi qui permettait aux violeurs d'épouser des survivantes, et où nous avons réussi à faire reculer une loi qui disait que les femmes étaient complémentaires des hommes. Nous avons eu d'énormes manifestations, et les hommes étaient en première ligne avec nous, et ces grands moments de victoire sont très agréables en tant que féministe. Cependant, au quotidien, c'est vraiment tout ce que vous pouvez faire pour emmerder le patriarcat. Les autres moments où, en tant que communauté et en tant que féministes, nous nous rassemblons et nous nous sentons habilitées, ça me comble aussi. Et c'est tellement beau.

L'une des choses que je constate depuis que j'ai lancé Eyala... Je me rends compte, au fur et à mesure que je parle avec les gens et qu’elles partagent leurs expériences, que prendre la décision de vivre sa vie d'une certaine manière ou de se libérer, comme tu l’as dit, c'est parfois une grande décision, et parfois une petite. Quelle est la plus grande décision que tu aies eu à prendre ? Quel conseil donnerais-tu à quelqu'un qui hésite et ne sait même pas comment s'y prendre ?

Je pense d'abord à revendiquer son droit de choisir, d'être. J'ai pris de nombreuses décisions qui me semblent libératrices en commençant par ma famille, même si les conséquences ont été difficiles, surtout pour mes parents. Ma famille élargie est très conservatrice, sur le plan religieux. Il y a des traditions, des cultures, des valeurs spécifiques, ils ne comprendraient pas pourquoi je vis de cette façon où pourquoi j’ai certaines croyances. Finalement, tout le monde est fier de ce que je représente. Ils me voient enfin. Je pense que la plus grande décision que j'ai prise a été de m'opposer aux aînés de la famille et de dire simplement : « Voilà qui je suis ». 

Laisse-moi te contextualiser ce que je veux dire. J'ai été adoptée par le frère de mon père. Mes parents biologiques avaient déjà quatre enfants à ma naissance, et mon père a décidé de me « donner » à son frère pour qu'il m'élève comme son enfant. Nous avons quitté le village quand j'avais quatre ans, mais nous y retournions à chaque vacance. Nous sommes très liés au village, et à ma grand-mère. Le père qui m'a élevée est féministe, même s'il refuse de l'admettre. Mais il a eu le pouvoir de l'être, le droit de se rebeller, et quels que soient nos désaccords, mon droit de choisir était garanti. 

L'année de mes 18 ans, les choses ont changé car j'avais désormais ma propre vie, et je prenais mes propres décisions. Toute cette année-là a été difficile pour moi. C'était une année scolaire déterminante à cause du baccalauréat, mais aussi une année où mon père est parti en République démocratique du Congo pour une mission de maintien de la paix de l'ONU. Je suis très attachée à mon père, mon féministe, j’étais seule avec ma mère qui a dû elle aussi faire face à tant de pression. D'abord, après que j'ai eu mes règles, les gens ont commencé à me considérer comme une femme et non plus comme une enfant et ont commencé à me dire de ne pas faire certaines choses. Mes parents biologiques se sont également sentis investis d'un droit. Ils ont commencé à dire : « Nous avons notre mot à dire dans ta vie. Tu ne peux pas te comporter comme ça, porter ça ou autre chose. »  Nous sommes allés au village pour le mariage de ma sœur, et j'ai eu un désaccord public avec mon père biologique devant toute la famille étendue conservatrice, le village, la communauté. Vous m'imaginez, moi, cette petite chose debout devant l'aîné, en désaccord public avec lui : « Tu sais quoi ? je refuse d’aller à ce mariage et je vais porter cette robe. » Et puis ma cousine a dit : « Si Aya n'y va pas, je n'y vais pas ». C'était un vrai bordel. Et même la mariée attendait que je prenne une décision. 

Alors, ça c’est tellement de pouvoir ! Et qu’est-ce qui s’est passé après ça ? Qu’est-ce que tu as décidé ?

À ce moment-là, j'ai réalisé ce qui peut arriver lorsque l’on s’exprime ouvertement. À ce moment-là, vous êtes cette fille silencieuse, et vous vous dites : « Je suis face à l’oppression, que dois-je faire ? » Je n'aurais jamais rien fait dans ma famille si je ne savais pas que mon père était féministe parce qu'il me soutient et me protège. Il n'était même pas là, mais je me sentais habilitée à être moi-même. J'étais confiante. J’ai pensé : « J'ai mon père. » Vous avez besoin du pouvoir d'un système de soutien qui vous protège. Je dirais: Défendez vos droits et ne parlez que si vous avez une protection, un système de protection qui peut vous tirer d'affaire, que ce soit votre père, votre ami.e, votre camarade. Créez cet entourage pour vous soutenir, pour votre bien et soyez radical.e. 

Et parfois, nous devons créer ce système pour nous-mêmes. En tant que féministe, en tant que femme, mais plus généralement en tant qu'Aya, quel livre qui te viens à l’esprit et qui, selon toi, t’a grandement influencée ?

Il y en a beaucoup. Je voudrais commencer par Tahar Haddad. C'est un féministe tunisien qui a écrit un livre en arabe sur les femmes dans l'Islam et la société. Venant d'une société qui se dit libérale et progressiste depuis 1956, puis grandissant dans un environnement oppressif, il m'a confortée dans l'idée que tout commence par la communauté. Il parle beaucoup de politique et de droit, et de la nécessité de faire progresser les droits des femmes, car les femmes sont la moitié de l'humanité et de la société. On ne peut pas paralyser la moitié de la société. J'ai lu beaucoup de livres sur Elissa (également connue sous le nom de Didon), la fondatrice de la cité de Carthage. Les gens disent que son histoire est un mythe, mais je veux croire qu'elle a existé. Chaque fois que j'ai l'impression d'être jugée à cause de ma radicalité, je me replonge dans cette histoire et je me dis : « Si elle l'a fait, je peux y arriver. »

Et quelle est ta devise féministe ?

Dure à cuire, je le dis trop souvent. Je le dis aussi dans les espaces politiques, et la dernière fois que je l'ai dit, c'était au Sud-Soudan, devant la Première Dame et le Vice-président. Et le coordinateur m’a dit : « C’est pas vrai, Aya, tu l'as dit devant la Première Dame. » Cela définit tout simplement, pour moi, ce qu'est une femme à part entière. Je me dis : « Je suis moi-même, une dure à cuire ». Ça me fait me sentir tellement bien.

Et quelle belle manière de terminer notre entretien. Sur du lourd ! J'ai vraiment apprécié notre conversation, Aya. Merci beaucoup d'avoir pris le temps de partager tout ça avec moi.

Note d’Eyala : Cet entretien a été enregistré pour la première fois par Françoise Moudouthe en juillet 2019. Nous avons effectué des mises à jour en avril 2022 pour refléter les changements et les progrès dans la vie d’Aya depuis ce premier entretien. 

Vous voulez en savoir plus sur Aya?

Ou la soutenir ? Retrouvez-là sur Twitter @aya_chebbi

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« Le peuple est le véritable protecteur de la nation » – Faten Aggad (Algérie) – 4/4

Quelques mois après avoir discuté avec Faten de sujets tels que l’identité, le féminisme et le droit des femmes, des manifestations populaires ont éclaté dans les rues algériennes. Cela a conduit le président Bouteflika à rendre sa démission après vingt années passées au pouvoir. Je ne voulais pas publier l’entretien de Faten sans y inclure ses réflexions sur la situation actuelle dans son pays, et elle a généreusement accepté de répondre à davantage de questions.

Dans les mois qui ont suivi notre discussion, le peuple d’Algérie, ton pays, est descendu dans les rues pour exiger un changement de régime. Et il y est parvenu ! Je sais que le combat est loin d’être terminé et que les Algérien.ne.s font pression pour sécuriser un gouvernement civil, mais je voulais te demander ce que cela représentait pour toi. Quelle a été ta première réaction lorsque tu as appris qu’il y avait des manifestations ? 

Pendant la semaine qui a conduit au 22 février – le jour où la première grande manifestation a eu lieu – j’étais inquiète. Je ne savais pas quelle serait la réaction à un mouvement de masse. Je crois que tous les Algérien.ne.s attendaient de voir ce qui allait arriver. 

Il n’y a eu aucun incident majeur, mais j’étais toujours inquiète. Je me suis dit, c’est le calme avant la tempête. Puis le deuxième vendredi de manifestations est arrivé, puis le suivant. Regarder tout cela se dérouler en étant en dehors du pays était émouvant. Je ne pourrai pas te dire le nombre de fois où j’ai regardé les vidéos et pleuré.

En tant qu’Algérienne vivant à l’étranger, as-tu pris part d’une manière ou d’une autre à ce processus ? Comment penses-tu participer personnellement à ce nouveau chapitre de l’histoire de ton pays ?

En mars, j’ai réservé un billet d’avion pour passer le week-end en Algérie juste pour la manifestation. C’est ce que je fais depuis : je participe aux manifestations en Algérie le week-end et je passe la semaine aux Pays-Bas pour vaquer à mes occupations habituelles. 

C’est un moment de l’histoire du pays que je ne pouvais pas manquer. Mais comme tu dis, ce n’est pas fini. Le combat continue. La jeunesse du pays a montré sa détermination et surtout sa maturité, même si elle été qualifiée de « génération perdue » pendant si longtemps.

La jeunesse du pays a montré sa détermination et surtout sa maturité, même si elle a été qualifiée de « génération perdue » pendant si longtemps.

Qu’espères-tu que les livres d’histoire retiendront de cette période de l’histoire nationale ?

J’espère qu’ils écriront sur le moment où, lors des premières semaines de manifestation dans la ville de Khanchela, dans l’est du pays, les manifestants criaient sur une personne qui avait réussi à grimper sur le toit de la mairie. Elle voulait enlever un grand poster à l’effigie de Bouteflika, qui était affiché à côté d’un énorme drapeau. Les manifestants ont crié : « enlève le poster de Bouteflika, mais laisse le drapeau ». Pour moi, cela a été un moment symbolique qui m’a émue aux larmes parce qu’en gros ils disaient : « nous pouvons te renverser mais nous ne toucherons pas à l’intégrité de notre pays ». Le peuple est le véritable protecteur d’une nation. 

Les Algériennes ont été déterminantes dans le mouvement en cours. Quel a été leur rôle et pourquoi penses-tu qu’elles ont été si actives ?

Je suis contente que tu ne m’aies pas demandé « quel rôle ont-elles joué ? » –  une question que l’on me pose souvent… Les femmes ont évidemment joué un rôle déterminant de plusieurs manières, certaines plus grandes que d’autres. Il était clair depuis le début qu’il était important que les femmes manifestent pour garder le « silmiya » : le caractère pacifique du mouvement. Beaucoup de testostérone aurait été un moyen plus facile de justifier la violence, mais pas lorsque des femmes et des enfants se trouvent parmi les manifestant.e.s. Les gens en étaient conscients dès le départ.

Les femmes sont également au cœur des débats politiques en cours. L'une des questions clés auxquelles nous sommes confrontés aujourd'hui est la suivante : quelle est notre vision de la société dans une Algérie démocratique ? Le rôle des femmes est essentiel, et les organisations de défense des droits des femmes ainsi que certaines personnalités publiques ont pu mettre la question sur la table. En fait, une soi-disant réunion d’une société civile s'est soldée par un échec, notamment en raison de son refus de reconnaître l'égalité des sexes comme un fondement de toute transition démocratique.

Quel est le plus grand changement que tu espères que ce moment apportera aux femmes algériennes ?

Je pense que le mouvement actuel a brisé de nombreux tabous concernant le rôle des femmes dans la société. Il a également permis de mettre en avant les questions liées au genre. La réforme du Code de la famille est considérée comme un indicateur de progrès. À mon avis, il devrait être révisé.

Mais ce n’est pas tout. Un changement politique doit s’accompagner d'une modification fondamentale de la perception du rôle des femmes par la société. Pour moi, cela commence par l’acceptation du fait que toutes les femmes ne suivront pas toutes la même voie. Par exemple, depuis quelques années, il y a cette idée qui prend le terrain, et c’est que la décence de la femme n’est assurée que si elle porte le hijab. Mais je suis optimiste. Il existe un débat solide jamais vu auparavant. Et maintenant que les politiques sont hors de scène, je peux voir davantage de tolérance envers la diversité.


Merci Faten d’avoir partagé ce message puissant. Nous te soutenons toi et tous nos frères et sœurs Algérien.ne.s. Les ami.e.s, j’ai hâte de savoir ce que vous en pensez. Commentez ci-dessous, ou rejoignez la discussion sur Twitter, Facebook ou Instagram @EyalaBlog.

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Ou la soutenir ? Retrouvez-là sur Twitter @FatenAggad. (Au fait, ses tweets regorgent d'excellentes observations sur la transition politique en Algérie...#jedisçajedisrien)