« Nous sommes féministes parce que nous sommes amoureuses de la liberté » – Constance Yaï (Côte d’Ivoire) 1/2

Constance Yaï est une féministe ivoirienne, auteure, Professeure spécialisée dans la rééducation des troubles du langage. Elle est la Fondatrice de l'Association Ivoirienne des Droits des Femmes (AIDF) et ancienne ministre de la Solidarité et de la Promotion de la Femme en Côte d’Ivoire.

Au cours d’un voyage au Sénégal, notre Chanceline Mevowanou a rencontré Constance Yaï qui participait à une session aux côtés de plusieurs jeunes féministes du Niger, de la Côte d’ivoire et du Bénin. Dans cette conversation, elle nous parle de la naissance de son engagement féministe et de sa vision pour construire un mouvement féministe intergénérationnel en Afrique (Partie 2). 

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Merci Mme Constance Yaï d’avoir accepté d’échanger avec nous. Pouvez-vous vous présenter ? 

Je suis Constance Yaï. J’habite en Côte d’Ivoire, à 4-5 km d’Abidjan dans une zone qui se remet progressivement de la crise post-électorale de 2011. Je suis membre de l’AIDF où je coordonne aujourd’hui les activités avec les femmes en milieu rural. 

C’est quoi l’AIDF ? 

L’AIDF est l’Association Ivoirienne pour les Droits des Femmes. C’est l’une des premières organisations féministes de la Côte d’Ivoire. Elle existe depuis 1992. Elle est née à l’issue de quelque chose de dramatique auquel nous avons assisté. 

On reviendra plus en détails sur l’AIDF dans cet échange. Avant de commencer,  nous avons parlé de Eyala. J’expliquais que Eyala explore ce que signifie être féministe pour les femmes africaines y compris les personnes non binaires et de genres divers. Cela m’amène à vous poser cette question : pour vous, c’est quoi « être féministe » ? 

Être féministe pour moi, c’est d’abord prendre conscience de l’injustice qui est faite de façon récurrente et permanente aux femmes. Ensuite c’est donner de la voix, s’engager pour que cela change. Observer et se dire qu’il s’agit d’une injustice est une chose. S’organiser pour que cela change en est une autre. Utiliser sa voix, sa position pour faire changer le statut de la femme, c’est cela être féministe. Et ce à défaut même d’être dans une organisation féministe.

Avant de commencer votre engagement féministe de façon plus affirmée, y a-t-il un moment dans votre enfance qui vous a marqué et qui a été déterminant pour votre parcours féministe ? 

Je pense à la période où j’étais au collège, quelques années avant le bac. Ce qui m’a marqué, ce sont mes échanges avec mon père. Il était dur avec ma mère. Mais admiratif de ses filles. Je suis née d’une mère dont la mère était l’une des plus grandes exciseuses de la région. Mon père en épousant ma mère lui a dit qu’aucune de ses filles ne sera excisée. C’est la première condition qu’il a posée.

Ensuite il a dit qu’il faut que ses filles soient toutes alphabétisées, elles doivent avoir le même niveau que les garçons. Personne n’arrêtera les études sans avoir eu un Bac. Mon père disait souvent que le premier mari d’une femme, c’est son travail. Il disait « Aucune urgence pour vous marier. Je serai là pour vous protéger, je serai là pour subvenir à vos besoins. Ne vous laissez pas marcher sur les pieds, il n’y a pas de raison. Même vos frères n’ont pas le droit de vous piétiner  parce que vous êtes tous mes enfants, vous avez les mêmes droits. » 

Malheureusement, il n'a pas pensé qu'il partirait tôt. Dès la classe de première, je l’ai perdu. J’ai été fortement traumatisée par ce décès. Ma vie a pris un cours. Je me suis dit qu’il n’est plus là mais je ferai tout ce que je lui ai promis de son vivant. 

Les paroles de votre père vous ont certainement motivé et encouragé dans votre parcours féministe. Comment cet engagement a débuté ? 

J’ai commencé par observer les choses autour de moi. Ce n’est pas exagéré de dire que tout autour de moi est injustice quant à la question de la femme. Quand vous avez un papa qui a toujours raison sur votre maman ; quand vous avez à l’école des garçons qui prennent toute la place pendant la récréation et les filles qui se font toutes petites quand les garçons arrivent... Dans ma langue j’entendais les gens dire « Il n’y a personne, il n’y a que des femmes ». On demande si quelqu’un est dans la maison et on répond « Non il n’y a personne, il n’y a que des femmes ». Je parle d’une époque d’il y a 40-50 ans.

Et en même temps je voyais que quand on n’avait plus d’arguments pour expliquer les injustices faites aux femmes on courait à la tradition en disant ce sont les traditions, ce sont les coutumes. Toutes ces femmes qui ne veulent pas accepter le statut discriminatoire de la femme, elles sont contestataires. Et moi j’accourais. Je réagissais. J’ai commencé à être intéressée par la question culturelle du statut de la femme. En étant étudiante, j’ai beaucoup milité dans des syndicats d’étudiants, dans des mouvements de contestation.

À un moment donné, je me suis dit que ça ne suffisait plus. Il me faut rencontrer d’autres femmes qui pensent comme moi pour porter des projets, pour aller plus loin. Ma voix seule ne suffisait pas. Vous n’êtes pas obligés de militer dans une organisation pour être reconnue comme féministe. Mais en même temps il faut avoir aussi du respect pour celles qui sont engagées dans les organisations. Je pense que le féminisme est cette pensée, cette philosophie qui admet la liberté. Et justement nous sommes féministes parce que nous sommes amoureuses de la liberté. 

Quand vous avez commencé, vous avez eu du soutien de la famille ? 

Ma mère était malheureuse de me voir engagée dans la lutte contre l’excision. Je me suis faite porte-parole de ces femmes qui sont en train de dénoncer, d’invectiver une pratique dont ma grand-mère était fière. Ma grand-mère n’a pas eu la joie d’exciser ses petites filles. Elle croyait bien faire. Elle me disait « je ne fais ça que pour le bien des femmes, parce que les hommes ne vous épouseront pas si vous n’êtes pas excisées ». Je lui disais mais quels hommes ? Nous n’épouserons pas des hommes de cette communauté. J’ai eu beaucoup de discussions avec ma grand-mère. Je la contestais, je l’aimais beaucoup, je l’écoutais et je crois que cette complicité m’a aidée. Elle m’a dit « si tu y crois vas-y. Si tu penses vraiment que ce sera bien pour les femmes, vas-y. Mais sache que tu vas en souffrir. » J’ai eu sa bénédiction et je me suis dit que plus rien ne m’arrêterait. 

Parlons maintenant de l’AIDF. Comment est-ce que l’AIDF est née ? 

Je disais plus haut que l'AIDF est née suite à des viols des filles sur le campus universitaire d’Abidjan en 1992. Des gens militaient contre le parti unique, contre les conditions des étudiant.e.s. Des étudiantes protestaient sur le campus universitaire après le viol d’un certain nombre de femmes. À l’avènement du multipartisme, les manifestations étaient malheureusement réprimées de façon systématique. La gendarmerie est montée, les corps habillés comme on les appelle chez nous. Ils sont montés sur le campus, ils ont frappé les étudiants et ils ont violé les filles.

Nous avons décidé que trop c’était trop. Il n’y a pas de raison. Nous avons dit qu’il n’était pas normal de réprimer des étudiant.e.s qui protestent. Il n’est pas normal qu’en plus d’être violées, qu’elles soient réprimées et frappées sur le campus. Pour exprimer notre ras-le-bol, nous avons créé cette association. Pour dire que les femmes ont des besoins spécifiques qui doivent être respectés même dans le cadre de conflits ou de crises.

Quelles étaient les actions de l’AIDF ?

Je vous parlais de ma relation avec l’exciseuse que fut ma grand-mère…Nous avons mené une campagne contre l’excision. Nous avons eu la joie de constater que le gouvernement ivoirien nous a donné raison et a estimé qu’il était temps qu’une loi soit votée et décrétée l’application pour éradiquer les mutilations génitales féminines. Nous organisions des tournées dans les commissariats de police, dans les postes de gendarmerie pour distribuer ce que disait la loi par rapport à la protection de la femme dans les familles. Nous étions en 1992. On ne parlait pas encore de violence conjugale, on ne parlait même pas de violence domestique. Nous avons fait le travail de sensibilisation des forces de sécurité jusqu’au point où aujourd’hui, en Côte d’Ivoire, nous avons des bureaux VBG gérés par des femmes des corps habillés. Nous avions aussi fait des dénonciations. Il y a une jeune fille dont on a beaucoup parlé en Côte d’Ivoire. Là nous sommes en 1996. Elle s’appelait Fanta Keita. 

Oui, nous entendons beaucoup parler d’elle par les jeunes féministes actuelles.

Elle a été mariée contre son gré et lasse de supporter des viols répétitifs a égorgé le monsieur. Et elle a été mise aux arrêts. Nous avons organisé toute une panoplie d’activités liées au fait que les lois ivoiriennes ne permettaient pas de mettre aux arrêts une petite fille. Nous avons sorti tout un arsenal pour démontrer au gouvernement qu’il fallait trouver une solution pour cette petite fille. Nous avons bénéficié des médias internationaux qui avaient des bureaux à Abidjan pour occuper l’espace. Sur toutes les tribunes nous prenions le micro pour dire que si quelqu’un devait être en prison c’était l’État qui n’a rien fait pour protéger cette fille, puis dans une moindre mesure la communauté et la famille de la petite.

Et pendant ce temps qu’elle était en prison que tous les matins nous organisions des manifestations devant la maison d’arrêt. Elle a été libérée. Elle était en détention préventive, malheureusement la détention préventive a duré 11 mois. Le gouvernement était très embarrassé, la solution qu’il a trouvée c’était de sortir la petite de prison et de nous la donner et reconnaître que l’AIDF a fait ce qu’elle devait faire. De là vient la jurisprudence qui permet aujourd’hui à beaucoup d’organisations de mener ce genre de combat et d’utiliser ça pour défendre des jeunes filles qui sont dans la même situation. C’est la jurisprudence Fanta Keita.

Félicitations à vous !

Merci. Il y a aussi la hiérarchisation des rapports hommes-femmes dans le mariage. Une chose que nous avons demandé que la loi corrige depuis près de 15 ans et qui a été acceptée aujourd’hui.

En Côte d’Ivoire, la loi spécifie que l’homme et la femme sont tous les deux responsables de la famille, l’homme et la femme sont les chefs/cheffes de la famille. A l’époque c’était l’homme qui était le chef et il prenait tellement de décisions anachroniques. Des fois il n’exerçait pas une activité, c’est la femme qui rapportait l’argent dans le foyer, mais elle avait besoin de la permission de son mari pour ouvrir un compte, pour voyager. Nous sommes contentes de voir que notre pays a un peu évolué par rapport à ces questions.

Nous avons aussi mené le combat pour qu’il y ait des femmes à la tête de nos institutions. On l’a dénoncé. Au cours d’une de nos rencontres avec le chef de l’État, il nous a dit « vous avez dénoncé pendant près de 15 ans le fait qu’aucune institution de ce pays n’est dirigée par une femme et vous avez estimé que c’était une discrimination. Je vais vous faire une surprise, je nomme une femme…» Ainsi donc nous avons eu la première femme présidente d’institution. Je vous jure qu’il pensait avoir réparé une injustice en nommant une femme sur 10 hommes. Je trouve cela triste. 

Lorsque nous créions l’association, il n’y avait aucune organisation de femmes à commémorer le 8 mars. Le premier 8 mars associatif, nous l’avons fait et on nous a regardé avec beaucoup de curiosité. Le combat reste. Il y a encore des luttes à mener, des obstacles à surmonter. Nous avons fait des petits progrès. On pourrait en avoir plus. Et le temps aidant, moi je suis tellement optimiste parce que de plus en plus nos filles, nos sœurs, nos petites filles s’engagent. 

Dans la seconde partie, nous parlerons de la vision de Mme Constance Yaï pour construire un mouvement féministe intergénérationnel en Afrique. Cliquez ici pour lire cette partie.

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