« Il faut briser les barrières de l’égoïsme et du mépris » – Constance Yaï (Côte d’Ivoire) 2/2

Nous échangeons avec Constance Yaï de la Côte d’Ivoire. Dans la première partie de notre conversation, nous avons parlé de la naissance de son engagement, la création de l'Association Ivoirienne des Droits des Femmes (AIDF) et ses actions. Dans cette seconde partie, nous continuons notre discussion avec un focus sur sa vision d’un mouvement féministe intergénérationnel en Afrique.

**********

On va parler un peu de la collaboration intergénérationnelle. C’est vraiment un sujet au cœur du mouvement féministe. En votre temps est-ce que vous avez eu des féministes plus anciennes ou des femmes tout court qui vous ont soutenu ? 

Oui. Nous avons des femmes qui nous ont soutenu. Mais j’avoue qu’en 1990 l’expression faisait peur. Des femmes en privé disaient “on vous soutient”. 

Parlant des femmes qui soutenaient en privé, cela me rappelle qu’effectivement, il y a  toujours une peur apparente de s’exprimer, de se revendiquer féministe publiquement. L’une des raisons qui explique cela selon moi, c’est le fait qu’on dise aux féministes africaines qui expriment leur vision du féminisme qu’elles se trompent de combat, que le féminisme est une invention de l’occident pour détruire la culture africaine. C’est aussi une rhétorique que vous avez aussi entendue ?  

Rien n’a été importé. L’oppression des femmes n’est pas une invention. Elle existe dans nos sociétés. Et le féminisme est la réponse à l’oppression des femmes. Je suis née dans un contexte comme celui-là. Je n’ai pas inventé le patriarcat. Toutes les luttes sont nées là où il y a eu des problèmes. Aujourd’hui, beaucoup se rendent compte que les mouvements féministes prennent de l’ampleur. Les Africaines n’ont rien fait d’autre que d’intégrer un large mouvement international duquel nous étions absentes. Les femmes luttaient isolées dans leur coin, elles n’étaient pas connues.

Quand je pense à nos débuts, vous savez, ce n’est pas évident de se faire inviter sur un plateau de télévision. Nous étions jeunes, la trentaine ou en début de trentaine. Nous avions très peu de moyens et au niveau national nous n’avons bénéficié d’aucun soutien financier. Ceux qui vous invitent tentent de vous ridiculiser, de vous brimer, de vous décourager. Vous arrivez et on vous dit madame est-ce que vous êtes sûre que vous parlez de la Côte d’Ivoire ? Vous êtes sûre que les femmes de ce pays ont ce besoin ? Vous ne pensez pas que vous venez pour créer des problèmes dans les ménages ? Vous venez déstabiliser ce pays de paix ? On vous présente comme une rebelle qui vient mettre le désordre là où tout le monde est heureux, là où tout va bien.

Alors vous pensez bien qu’être isolée dans son pays, ce n’est sûrement pas la chose à faire. Je crois que les gens réagissent comme ça parce que les féministes africaines commencent à donner plus de la voix, à être connues et surtout commencent à se constituer en réseau.

En effet. 

Quand je prends la liste de lois que nous avons contestées, pour celles et ceux qui disent que le féminisme est un mouvement importé de l’étranger, on leur dit de regarder le code civil ivoirien, c’est photocopie du code napoléonien. C’est ça qui est importé pour réduire les droits des femmes africaines. Depuis que nos pays sont des colonies françaises, les droits des femmes ont régressé, en ce sens qu’elles participaient à la vie politique. 

Vous parliez plus haut du soutien des femmes plus âgées en privé. Ne pensez-vous pas qu'aujourd'hui, les jeunes féministes ont besoin de soutien public de la part de leurs aînées ? 

Oui. On a besoin aujourd’hui d’exprimer ouvertement à nos filles et jeunes sœurs notre soutien. Parce que vous savez, le patriarcat est très malin, il a créé des espaces, des moyens d’opposer des personnes qui mènent le même combat. Donc ce que j’entends souvent dire en Côte d’Ivoire injustement aux jeunes féministes c’est « mais ah ouais, vous vous êtes juste larguées, vos mères ou vos aînées étaient plus souples… » Des foutaises quoi ! Que des mensonges pour dire qu’il y a les bonnes féministes, il y a les mauvaises féministes. Je leur apporte mon soutien d’abord parce qu’elles sont dans le vrai, et puis pour que la lutte aboutisse. Il faut bien qu’il y ait continuation. Si nous coupons ce cordon là, c’est fichu ! Il nous faut absolument les soutenir. Moi je n’ai aucun complexe et je leur apporte mon soutien total et publiquement.

Comment soutenez-vous donc aujourd’hui les jeunes féministes ?

Déjà par rapport à la visibilité. C’est vrai que les moyens qui existent aujourd’hui permettent d’amplifier la voix des jeunes féministes, je pense aux réseaux sociaux. Mais je crois qu’elles ont aussi un espace à prendre. Et nous devons participer à leur présence effective sur le terrain et se démarquer de tous ceux qui veulent banaliser leur combat en s'affichant clairement à leurs côtés. Aussi bien en Côte d’Ivoire que dans la sous-région. Elles ont besoin de notre soutien, elles ont besoin de notre présence. Pour ce qui est de la Côte d’Ivoire, je dis à mes jeunes féministes si vous avez besoin de mon nom, ne demandez même pas, utilisez-le. Les anciennes que nous sommes, soyons aussi un tremplin, soyons un lieu de passage pour la jeune génération.

Comment on peut aujourd’hui renforcer la collaboration intergénérationnelle au sein du mouvement féministe africain ?  

Le mot est là : collaboration. Pour dire on n’est pas obligées de mener les mêmes actions, mais il faut des connexions. Il faut qu’on se retrouve. Ce n’est pas parce que vous êtes jeunes ou vieilles que vous êtes plus ou moins efficaces. Il y en a qui ont du temps à donner. Il y en a qui n’ont pas de temps comme d’autres. Il y en a, ce sont des formations, des conseils, des programmations ou simplement la présence…Je veux dire que tout cela compte.

Il y a une femme qui était secrétaire générale adjointe d’un syndicat de travailleurs, le plus gros syndicat de travailleurs de Côte d’Ivoire, UGTCI - Union Générale des Travailleurs de Côte d'Ivoire. À cette femme, je ne lui demandais rien d’autre que d’être assise à nos côtés. Je lui ai dit : « Tantine, si tu veux tu prends la parole, si tu veux tu ne parles pas, mais ta présence me suffit largement ». Quand les débats commencent, elle ne peut plus se contenir et elle prend la parole. Si bien qu’elle est devenue des nôtres. Et c’est avec beaucoup de bonheur que nous avons travaillé avec elle. 

Nous parlons de la collaboration intergénérationnelle dans le mouvement. C’est sans oublier la gestion des conflits. Comment est-ce qu’on transcende les conflits ou les différences pour continuer à faire ce qui nous unit ?

J’estime que les conflits sont inhérents. Mais nous devons nous dire quelles sont les valeurs qui nous unissent ? Pourquoi nous sommes là ? Pourquoi nous sommes ensemble ? Et l’avoir souvent à l’esprit pour pouvoir transcender les conflits. La bienveillance pour moi est la base. Quand l’autre parle, c’est en fonction de la perception qu’elle a des choses en ce moment. Dans la mesure où la bienveillance est à la base de nos rapports, je t’écoute.

Les féministes ont beaucoup à apporter à l’humanité. Nous devons nous interdire d’être un obstacle. Je m’interdis d’être responsable du retard de ce combat. Bien au contraire, je dois être celle sur laquelle ma sœur s’appuie pour avancer. On n’a pas le choix. Il faut briser les barrières de l’égoïsme, les barrières du mépris. Nous sommes l’avenir du monde, nous sommes l’avenir de la politique, nous sommes ce qui va permettre au monde d’en finir avec les guerres, d’en finir avec les injustices, d’en finir avec les souffrances. Donc un mouvement comme celui-là, il a de l’avenir.

C’est une belle conception de ce qu’est la sororité.

Exactement. Sans employer le mot, c’est exactement ça que je dis. Grâce au féminisme aujourd’hui, c’est toujours avec bienveillance que je regarde les autres femmes. Le féminisme m’a appris justement à être solidaire des femmes en lutte. Je ne peux pas agresser d’autres femmes. Ma sororité me l’interdit. 

Vous avez été ministre de la Solidarité et de la Promotion de la Femme. Beaucoup de jeunes féministes ont des ambitions politiques. Parlez-nous un peu de cette expérience dans la politique. 

Je pense que les féministes seront plus fortes si elles acceptent de briser les barrières qu’on appelle prétendument politiques. Chacun choisit le parti politique de son choix. Les féministes doivent transcender ces choix et se retrouver. Elles ne sont pas obligées d’être du même parti. Je rêve dans nos pays d’un collectif des féministes des partis politiques. 

Pourquoi ?

À l’époque où j’étais dans le gouvernement, un gouvernement majoritairement d’un bord, je n’étais pas dans la majorité malheureusement. Mais quand j’arrivais en conseil des ministres, je prenais le temps de parler. Au début, nous n’étions que deux femmes dans ce gouvernement. Et l’autre dame, d’abord beaucoup plus âgée que moi, était très écoutée. Et c’est justement celle-là qui est devenue la première femme responsable d’institution en Côte d’Ivoire Henriette Diabaté. Et je lui disais, « Tantine, je vais présenter ceci ou cela  la semaine prochaine, il faut qu’on en discute, il faut... » J’avais besoin d’aide et c’était une stratégie que je mettais en œuvre.

Je me dis, nous sommes dans les sociétés gérontocratiques, donc les gens regardent beaucoup l’âge, on respecte les aînés. Donnons à nos aînés le respect auquel ils ont droit, sans être flagorneurs, sans être lèche machin, sans se mettre à plat ventre devant les gens, en gardant notre dignité, mais en les respectant. Et personnellement cela m’a aidée à faire avancer certaines décisions difficiles que j’avais besoin de pousser à cette époque-là.

Donc non on ne pourra rien faire si on ne crée pas, je vous l’ai dit tout à l’heure un peu plus haut, des connexions. Les féministes n’ont pas le choix, elles ne peuvent pas faire autrement, nous devons créer des connexions. Et elles ne sont pas obligées d’être du même parti. Nous devons encourager nos femmes, nos filles, à entrer en politique, à être dans les syndicats. Nous devons être là, nous devons être présentes et surtout sans complexe.

Tout ceci pourrait par exemple être divulgué à plus de féministes via la production de connaissances. Comment est-ce qu’aussi on peut encourager cette production dans notre région ? Je rappelle que vous avez écrit un livre, « Traditions-Prétextes, le Statut de la Femme à l'épreuve du culturel ». 

C’est important. J’ai profité de mon séjour ici pour échanger avec quelques féministes. Je pense qu’il nous faut même trouver les moyens de créer une maison d’édition pour encourager les féministes à produire. Parce que des manuscrits, il y en a beaucoup. Je milite pour que des maisons d’éditions se créent, et celles qui existent s’ouvrent et s’intéressent aux productions littéraires féministes. 

Quel est votre espoir aujourd’hui pour les filles et femmes en Afrique ? 

Il faut que nos pays financent le féminisme. Et moi je pense que c’est mon prochain combat, des fonds nationaux pour les femmes, des fonds nationaux pour les droits des femmes. On a tendance à oublier que sans les moyens, les besoins ne sauraient être satisfaits. Il faut un soutien, aussi bien national qu’international. Tant que les soutiens seront internationaux, notre combat sera vécu comme un combat des autres. Il faut aussi trouver des fonds endogènes. Il n’est pas normal que des pays regardent leur jeunesse, leurs femmes pleurer alors que les moyens existent pour faire changer la donne.

C’est une grande question et très pertinente. Merci beaucoup d’avoir pris le temps de le partager avec nous.

C’est à vous !

Que vous inspire cette conversation avec Constance Yaï ? Dites-nous tout dans un commentaire ou sur Twitter et Facebook @EyalaBlog.

« Nous sommes féministes parce que nous sommes amoureuses de la liberté » – Constance Yaï (Côte d’Ivoire) 1/2

Constance Yaï est une féministe ivoirienne, auteure, Professeure spécialisée dans la rééducation des troubles du langage. Elle est la Fondatrice de l'Association Ivoirienne des Droits des Femmes (AIDF) et ancienne ministre de la Solidarité et de la Promotion de la Femme en Côte d’Ivoire.

Au cours d’un voyage au Sénégal, notre Chanceline Mevowanou a rencontré Constance Yaï qui participait à une session aux côtés de plusieurs jeunes féministes du Niger, de la Côte d’ivoire et du Bénin. Dans cette conversation, elle nous parle de la naissance de son engagement féministe et de sa vision pour construire un mouvement féministe intergénérationnel en Afrique (Partie 2). 

**********

Merci Mme Constance Yaï d’avoir accepté d’échanger avec nous. Pouvez-vous vous présenter ? 

Je suis Constance Yaï. J’habite en Côte d’Ivoire, à 4-5 km d’Abidjan dans une zone qui se remet progressivement de la crise post-électorale de 2011. Je suis membre de l’AIDF où je coordonne aujourd’hui les activités avec les femmes en milieu rural. 

C’est quoi l’AIDF ? 

L’AIDF est l’Association Ivoirienne pour les Droits des Femmes. C’est l’une des premières organisations féministes de la Côte d’Ivoire. Elle existe depuis 1992. Elle est née à l’issue de quelque chose de dramatique auquel nous avons assisté. 

On reviendra plus en détails sur l’AIDF dans cet échange. Avant de commencer,  nous avons parlé de Eyala. J’expliquais que Eyala explore ce que signifie être féministe pour les femmes africaines y compris les personnes non binaires et de genres divers. Cela m’amène à vous poser cette question : pour vous, c’est quoi « être féministe » ? 

Être féministe pour moi, c’est d’abord prendre conscience de l’injustice qui est faite de façon récurrente et permanente aux femmes. Ensuite c’est donner de la voix, s’engager pour que cela change. Observer et se dire qu’il s’agit d’une injustice est une chose. S’organiser pour que cela change en est une autre. Utiliser sa voix, sa position pour faire changer le statut de la femme, c’est cela être féministe. Et ce à défaut même d’être dans une organisation féministe.

Avant de commencer votre engagement féministe de façon plus affirmée, y a-t-il un moment dans votre enfance qui vous a marqué et qui a été déterminant pour votre parcours féministe ? 

Je pense à la période où j’étais au collège, quelques années avant le bac. Ce qui m’a marqué, ce sont mes échanges avec mon père. Il était dur avec ma mère. Mais admiratif de ses filles. Je suis née d’une mère dont la mère était l’une des plus grandes exciseuses de la région. Mon père en épousant ma mère lui a dit qu’aucune de ses filles ne sera excisée. C’est la première condition qu’il a posée.

Ensuite il a dit qu’il faut que ses filles soient toutes alphabétisées, elles doivent avoir le même niveau que les garçons. Personne n’arrêtera les études sans avoir eu un Bac. Mon père disait souvent que le premier mari d’une femme, c’est son travail. Il disait « Aucune urgence pour vous marier. Je serai là pour vous protéger, je serai là pour subvenir à vos besoins. Ne vous laissez pas marcher sur les pieds, il n’y a pas de raison. Même vos frères n’ont pas le droit de vous piétiner  parce que vous êtes tous mes enfants, vous avez les mêmes droits. » 

Malheureusement, il n'a pas pensé qu'il partirait tôt. Dès la classe de première, je l’ai perdu. J’ai été fortement traumatisée par ce décès. Ma vie a pris un cours. Je me suis dit qu’il n’est plus là mais je ferai tout ce que je lui ai promis de son vivant. 

Les paroles de votre père vous ont certainement motivé et encouragé dans votre parcours féministe. Comment cet engagement a débuté ? 

J’ai commencé par observer les choses autour de moi. Ce n’est pas exagéré de dire que tout autour de moi est injustice quant à la question de la femme. Quand vous avez un papa qui a toujours raison sur votre maman ; quand vous avez à l’école des garçons qui prennent toute la place pendant la récréation et les filles qui se font toutes petites quand les garçons arrivent... Dans ma langue j’entendais les gens dire « Il n’y a personne, il n’y a que des femmes ». On demande si quelqu’un est dans la maison et on répond « Non il n’y a personne, il n’y a que des femmes ». Je parle d’une époque d’il y a 40-50 ans.

Et en même temps je voyais que quand on n’avait plus d’arguments pour expliquer les injustices faites aux femmes on courait à la tradition en disant ce sont les traditions, ce sont les coutumes. Toutes ces femmes qui ne veulent pas accepter le statut discriminatoire de la femme, elles sont contestataires. Et moi j’accourais. Je réagissais. J’ai commencé à être intéressée par la question culturelle du statut de la femme. En étant étudiante, j’ai beaucoup milité dans des syndicats d’étudiants, dans des mouvements de contestation.

À un moment donné, je me suis dit que ça ne suffisait plus. Il me faut rencontrer d’autres femmes qui pensent comme moi pour porter des projets, pour aller plus loin. Ma voix seule ne suffisait pas. Vous n’êtes pas obligés de militer dans une organisation pour être reconnue comme féministe. Mais en même temps il faut avoir aussi du respect pour celles qui sont engagées dans les organisations. Je pense que le féminisme est cette pensée, cette philosophie qui admet la liberté. Et justement nous sommes féministes parce que nous sommes amoureuses de la liberté. 

Quand vous avez commencé, vous avez eu du soutien de la famille ? 

Ma mère était malheureuse de me voir engagée dans la lutte contre l’excision. Je me suis faite porte-parole de ces femmes qui sont en train de dénoncer, d’invectiver une pratique dont ma grand-mère était fière. Ma grand-mère n’a pas eu la joie d’exciser ses petites filles. Elle croyait bien faire. Elle me disait « je ne fais ça que pour le bien des femmes, parce que les hommes ne vous épouseront pas si vous n’êtes pas excisées ». Je lui disais mais quels hommes ? Nous n’épouserons pas des hommes de cette communauté. J’ai eu beaucoup de discussions avec ma grand-mère. Je la contestais, je l’aimais beaucoup, je l’écoutais et je crois que cette complicité m’a aidée. Elle m’a dit « si tu y crois vas-y. Si tu penses vraiment que ce sera bien pour les femmes, vas-y. Mais sache que tu vas en souffrir. » J’ai eu sa bénédiction et je me suis dit que plus rien ne m’arrêterait. 

Parlons maintenant de l’AIDF. Comment est-ce que l’AIDF est née ? 

Je disais plus haut que l'AIDF est née suite à des viols des filles sur le campus universitaire d’Abidjan en 1992. Des gens militaient contre le parti unique, contre les conditions des étudiant.e.s. Des étudiantes protestaient sur le campus universitaire après le viol d’un certain nombre de femmes. À l’avènement du multipartisme, les manifestations étaient malheureusement réprimées de façon systématique. La gendarmerie est montée, les corps habillés comme on les appelle chez nous. Ils sont montés sur le campus, ils ont frappé les étudiants et ils ont violé les filles.

Nous avons décidé que trop c’était trop. Il n’y a pas de raison. Nous avons dit qu’il n’était pas normal de réprimer des étudiant.e.s qui protestent. Il n’est pas normal qu’en plus d’être violées, qu’elles soient réprimées et frappées sur le campus. Pour exprimer notre ras-le-bol, nous avons créé cette association. Pour dire que les femmes ont des besoins spécifiques qui doivent être respectés même dans le cadre de conflits ou de crises.

Quelles étaient les actions de l’AIDF ?

Je vous parlais de ma relation avec l’exciseuse que fut ma grand-mère…Nous avons mené une campagne contre l’excision. Nous avons eu la joie de constater que le gouvernement ivoirien nous a donné raison et a estimé qu’il était temps qu’une loi soit votée et décrétée l’application pour éradiquer les mutilations génitales féminines. Nous organisions des tournées dans les commissariats de police, dans les postes de gendarmerie pour distribuer ce que disait la loi par rapport à la protection de la femme dans les familles. Nous étions en 1992. On ne parlait pas encore de violence conjugale, on ne parlait même pas de violence domestique. Nous avons fait le travail de sensibilisation des forces de sécurité jusqu’au point où aujourd’hui, en Côte d’Ivoire, nous avons des bureaux VBG gérés par des femmes des corps habillés. Nous avions aussi fait des dénonciations. Il y a une jeune fille dont on a beaucoup parlé en Côte d’Ivoire. Là nous sommes en 1996. Elle s’appelait Fanta Keita. 

Oui, nous entendons beaucoup parler d’elle par les jeunes féministes actuelles.

Elle a été mariée contre son gré et lasse de supporter des viols répétitifs a égorgé le monsieur. Et elle a été mise aux arrêts. Nous avons organisé toute une panoplie d’activités liées au fait que les lois ivoiriennes ne permettaient pas de mettre aux arrêts une petite fille. Nous avons sorti tout un arsenal pour démontrer au gouvernement qu’il fallait trouver une solution pour cette petite fille. Nous avons bénéficié des médias internationaux qui avaient des bureaux à Abidjan pour occuper l’espace. Sur toutes les tribunes nous prenions le micro pour dire que si quelqu’un devait être en prison c’était l’État qui n’a rien fait pour protéger cette fille, puis dans une moindre mesure la communauté et la famille de la petite.

Et pendant ce temps qu’elle était en prison que tous les matins nous organisions des manifestations devant la maison d’arrêt. Elle a été libérée. Elle était en détention préventive, malheureusement la détention préventive a duré 11 mois. Le gouvernement était très embarrassé, la solution qu’il a trouvée c’était de sortir la petite de prison et de nous la donner et reconnaître que l’AIDF a fait ce qu’elle devait faire. De là vient la jurisprudence qui permet aujourd’hui à beaucoup d’organisations de mener ce genre de combat et d’utiliser ça pour défendre des jeunes filles qui sont dans la même situation. C’est la jurisprudence Fanta Keita.

Félicitations à vous !

Merci. Il y a aussi la hiérarchisation des rapports hommes-femmes dans le mariage. Une chose que nous avons demandé que la loi corrige depuis près de 15 ans et qui a été acceptée aujourd’hui.

En Côte d’Ivoire, la loi spécifie que l’homme et la femme sont tous les deux responsables de la famille, l’homme et la femme sont les chefs/cheffes de la famille. A l’époque c’était l’homme qui était le chef et il prenait tellement de décisions anachroniques. Des fois il n’exerçait pas une activité, c’est la femme qui rapportait l’argent dans le foyer, mais elle avait besoin de la permission de son mari pour ouvrir un compte, pour voyager. Nous sommes contentes de voir que notre pays a un peu évolué par rapport à ces questions.

Nous avons aussi mené le combat pour qu’il y ait des femmes à la tête de nos institutions. On l’a dénoncé. Au cours d’une de nos rencontres avec le chef de l’État, il nous a dit « vous avez dénoncé pendant près de 15 ans le fait qu’aucune institution de ce pays n’est dirigée par une femme et vous avez estimé que c’était une discrimination. Je vais vous faire une surprise, je nomme une femme…» Ainsi donc nous avons eu la première femme présidente d’institution. Je vous jure qu’il pensait avoir réparé une injustice en nommant une femme sur 10 hommes. Je trouve cela triste. 

Lorsque nous créions l’association, il n’y avait aucune organisation de femmes à commémorer le 8 mars. Le premier 8 mars associatif, nous l’avons fait et on nous a regardé avec beaucoup de curiosité. Le combat reste. Il y a encore des luttes à mener, des obstacles à surmonter. Nous avons fait des petits progrès. On pourrait en avoir plus. Et le temps aidant, moi je suis tellement optimiste parce que de plus en plus nos filles, nos sœurs, nos petites filles s’engagent. 

Dans la seconde partie, nous parlerons de la vision de Mme Constance Yaï pour construire un mouvement féministe intergénérationnel en Afrique. Cliquez ici pour lire cette partie.

Faites partie de la conversation

On a hâte de savoir ce que vous en avez pensé. Vous pouvez écrire un commentaire ci-dessous, ou on pourrait se causer sur Twitter, Facebook ou Instagram @EyalaBlog.

« Il faut faire en sorte que ton propre bien-fondé prime sur l’avis des autres » - Salamatou Traoré (Niger) - 4/4

Dans cette quatrième et dernière partie de notre discussion avec Mme Salamatou Traoré, elle réfléchit au féminisme plusieurs années après sa participation à la Conférence de Beijing en 1995. Précédemment, nous avons parlé de sa vie (Partie 1), son travail dans la santé publique (Partie 2) et le travail qu’elle fait au Centre DIMOL (Partie 3).

Merci de nous avoir parlé de votre organisation, le Centre Dimol. Parlons maintenant de vous. Quand on parle de la femme nigérienne, on nous dit souvent qu'elle est soumise, silencieuse,  faible…Avec vous, c’est tout le contraire. Quand on vous rencontre, on voit d’abord que vous n'avez pas la langue dans votre poche.

Pas du tout! (Elle rit)

J’imagine cependant que ce n’est pas tous les jours facile de sortir autant du lot ? Comment est-ce que vous vivez cela?

Tout commence au niveau de ma famille. J’ai toujours eu un dialogue franc avec ma famille, dans l'éducation de mes enfants et même des petits enfants maintenant. Il faut être franc, il ne faut pas tergiverser. Aujourd'hui vous ne pouvez pas éduquer un enfant en lui cachant des choses. Je parle franchement des sujets tabous au sein de la famille. 

Vous pouvez me donner un exemple ?

Oui. J’ai un de mes fils, je ne me rappelle plus à quel âge, il était en train de manger. Il a posé une question à ma sœur. Il a dit : « Tantine, comment on fabrique une personne ? » Et ma sœur lui a dit : « On prend du sable, on met du sang et on tourne. » Mais moi, j’ai dit : « C‘est pas comme ça. Dis-lui la vérité. C'est le papa et la maman qui font le bébé. C'est comme ça qu’on fabrique un être humain. Tu vois je suis ta maman et lui c'est ton papa, donc c'est nous qui t’avons mis au monde. Plus tard je vais te dire la suite. » Il est devenu médecin maintenant et il a compris. (Rires)

Et comment ça se passe en dehors du cercle familial?

Même dans la famille ce n’est pas toujours si facile. Je vous donne un exemple. Mon fils s'est engagé en  politique et il ne voulait pas que je le sache pour que je ne dise pas mon point de vue. Donc ceci fait que, quand dans une famille, vous êtes quelqu'un qui voit clair, parfois les autres ne sont pas avec vous. « Ce qu'elle dit est vrai, mais c'est choquant. » « Faites attention, il fait la politique ». 

C'est comme ça qu'ils me gèrent. C’est ce qu'on me dit, que je ne suis pas diplomatique, je dis ce que je pense et parfois c'est choquant. Peut-être certaines choses, quand vous le dites ouvertement, alors qu'il faut les cacher ou bien il faut bien trouver des formules plus souples. Il y en a qui ruminent les phrases avant de les dire mais chez moi, c'est spontané. 

Est ce qu'il y a une femme dans votre vie qui vous a vraiment inspiré à vivre comme vous le faites ?

Ma maman. Elle est très dynamique. C’est une femme formidable. Elle a élevé et elle a défendu beaucoup d’enfants, même ceux qui n’étaient pas les siens. Elle n'allait pas à la cuisine. Non. Et quand elle dit quelque chose, le papa le fait. Et elle n’a jamais failli, même pour l’éducation des enfants. Chez nous, ma maman gérait tout, elle n'avait pas de problème. 

Il y en a qui ruminent les phrases avant de les dire mais chez moi, c'est spontané.

Quand vous y repensez, quelle est la chose que vous avez vraiment appris de votre maman qui vous permet aujourd'hui de porter ce combat-là ?

C'est sa patience. Elle l’a héritée de sa maman. Ma grand-mère, on l’appelle Aya, était purement du monde rural et elle a été surnommée “mouregn”, ça veut dire “négliger, il faut banaliser” en quelque sorte, c’est ce que ça veut dire dans notre langue. Quand par exemple vous venez vous confier à elle, elle vous dira toujours : « sois patiente. Il faut de la patience. » Elle répète toujours ça. Quand vous venez lui poser un problème de matériel ou de besoins, si même elle n'en a pas, elle me dit : vas-y, je vais t’envoyer ça. Un jour, mon papa a voulu la ramener à Niamey. Elle a dit : « Non. Les gens qui sont là-bas, ce sont mes enfants aussi, comment je vais les abandonner ? On va dire que j’ai privilégié ma propre famille au détriment des autres. » C’est quelque chose qu'elle a fait que que j'ai beaucoup admiré.

Donc elle était vraiment engagée pour la communauté. 

Houla lala, elle a fait plus que ça! Tous les enfants qui sont chez elle sont ses petits-enfants, ils lui appartiennent tous. Un beau jour, je suis venue, et c'est moi la financière, donc tous les trois ou quatre mois, il fallait aller chercher les vivres. Je suis allée la trouver et je lui dis : « Aya, est-ce que tu peux remettre à chacun son enfant ? Tu vois, mon budget est épuisé avec ces enfants et aucun des parents ne survient à leurs besoins. » Elle a souri et ne m'a rien dit. J'ai quand même continué à faire ce que je peux. 

Bien plus tard, quand j’ai eu mes propres petits-enfants, je suis retournée lui en parler. Je lui ai dit : « je viens m'excuser auprès de toi. Un jour je t’avais demandé de renvoyer tous ces enfants que chacun n’a qu’à prendre ses responsabilités. Je ne savais pas qu’un petit fils était aussi agréable que ça. » Elle a ri et a dit : « tu as compris maintenant. » (rires) Les vieilles, elles sont très dynamiques. 

En parlant d'inspiration, vous êtes de la génération de féministes qui a participé à la Conférence de Beijing [la Quatrième conférence mondiale sur les femmes en 1995]. C'était important pour vous? 

Oui j'ai fait Beijing. J’y tenais mais c'était difficile de trouver les financements pour y aller. J’avais décidé d’aller à la conférence, même si je devais payer de ma propre poche. Je suis allée d’abord de Niamey à Addis. J’étais aidé par une autre femme guinéenne qui m’a donné un ticket en trop de Addis à Beijing. Alors je suis allée à Beijing et j'ai reçu le remboursement après mon retour. Je tenais vraiment à y être.

Beijing c'était il y a 25 ans. A votre avis, comment la situation de la femme nigérienne a évolué en 25 ans ? 

Au niveau du monde rural, il y a eu un changement. On a des foyers, il y a des groupements, il y a des femmes qui ont des fermes, des jardins, et des potagers. Il y a également le leadership féminin au niveau du monde rural qui a progressé. Je sais que j'ai vu des cas de femmes qui se sont défendues pour pouvoir sauvegarder leur lopin de terre par rapport à l'héritage. Donc vraiment il y a eu une évolution sur le plan mental, il y a plus d’ouverture. Surtout par rapport au crédit au niveau des villages, les tontines, là aussi il y a eu une forte évolution. Les moulins à grains, l'Etat a pris en charge pour soulager la pénibilité de ces femmes. La scolarisation de la jeune fille également, vraiment il y a eu un changement. Maintenant en milieu urbain, les filles ont accès quand même à une éducation plus élevée.

On dit que le Niger c'est un pays où ce n'est pas facile d'être porteur de changement parce qu'il y a des pesanteurs et les questions sont tabous. Qu’est-ce qui a bien évolué et qu’est-ce qui n’a pas trop marché ?  

Malgré le fait qu'on dise que le Niger est le dernier pays...selon moi, non. Moi, je dirai que c'est en matière d'indice de pauvreté qu'on peut le dire mais si on va en profondeur, on va trouver quand même des indicateurs qui nous permettent de dire que le Niger a évolué. On a évolué. Même si on dit que le Niger est dernier sur le plan politique et le développement, il y a quand même des indices de développement qui nous mettent en situation d’aisance. Nous avons également, toujours en milieu urbain, des femmes qui sont en retrait parce qu'il y a des hommes qui mettent la pression sur elles. Même en milieu rural, des femmes n'ont pas accès à toute l'information ni le droit d'aller dans les formations sanitaires si elles ne sont pas autorisées. Et là c'est un blocage pour le développement.

Quand notre génération pense à Beijing, nous sommes très inspirées et reconnaissantes. Vous avez tracé une partie du chemin sur lequel nous marchons aujourd’hui. Mais parfois on se rend compte que nos aînées ne se voient pas comme féministes… Quel est votre rapport avec ce mot? Est ce que vous vous considérez comme féministe ? 

Oui et non parce que ce sont les autres qui doivent évaluer mon action et décider si je suis feministe ou pas. Pour moi être feministe, c’est défendre les droits des femmes, leur liberté, et tout ce qui est en faveur de leur promotion. De ce point de vue, je suis feministe.

Je pense que le féminisme, au-delà de notre engagement associatif, c’est aussi quelque chose qu’il faut  incarner dans sa vie quotidienne, notamment dans la façon dont on gère nos relations avec nos proches. Comment est-ce que vous vous y arrivez ? 

Comment l'incarner ? Il faut parfois faire fi de l'observation des autres. Il faut faire en sorte que ton propre bien-fondé prime sur l’avis des autres. 

On dirait que les gens refusent de comprendre. Ce n'est pas qu'ils ne comprennent pas : ils refusent d'accepter ce changement, c'est ça qui est choquant. Les hommes connaissent les droits des femmes mais parfois choisissent d’entraver la bonne jouissance de ces droits. Pourtant, s’ils acceptaient le changement, qui en bénéficierait? Pas juste la femme, ce serait un resultat positif pour le développement futur de leur progéniture.

Il faut donc faire fi de tout ce que les gens pensent. Si on doit continuer à lutter, à défendre, à réprimer, à guider, à conseiller et tout, alors qu’en face de vous, vous n'avez pas un interlocuteur de taille…c'est décourageant. 

Les hommes connaissent les droits des femmes mais parfois choisissent d’entraver la bonne jouissance de ces droits.

Quand vous, qui êtes de la génération Beijing, pensez aux féministes de la génération Beijing +25, quel conseil leur donneriez-vous? 

Penser plus au collectif et moins à l'individu. Moi je trouve que maintenant, cette génération montante ici au Niger, c'est une génération qui lutte pour des intérêts individuels. On sent que la lutte elle est individuelle, elle n'est pas collective. Dans une ONG, on voit souvent une personne dire “c’est moi qui ai fait” au lieu de “c’est l’organisation qui a fait”. Ça ce n’est pas bon. Il n'y a pas de collaboration.

Mais il y a des jeunes organisations montantes que j'apprécie beaucoup. La génération d'avant avait plus de facilité à travailler avec les partenaires techniques et financiers qu'aujourd'hui. Les financements se font rares, vous avez plus de difficultés, ce n’est pas la même chose. Néanmoins le peu de financement dont vous disposez, vous devrez coordonner avec ladite génération de Beijing. 

Ma dernière question, celle que je pose à toutes mes invitées : est-ce qu'il y a une phrase ou une citation, une devise féministe, que vous appliquez à votre vie ? 

Aucune femme ne doit donner sa vie en donnant de la vie. Ça c'est ma devise. Aujourd'hui il y a beaucoup de femmes au Niger qui donnent leur vie. Mais moi, je veux vraiment le bien-être des femmes et voir les femmes toujours souriantes.

Tout à fait. Merci beaucoup Mme Traoré, c'était vraiment une très belle conversation. 

Faites partie de la conversation

On a hâte de savoir ce que vous en avez pensé. Vous pouvez écrire un commentaire ci-dessous, ou on pourrait se causer sur Twitter, Facebook ou Instagram @EyalaBlog.

Pour en savoir plus sur le Centre Dimol, cliquez ici.

« Le peuple est le véritable protecteur de la nation » – Faten Aggad (Algérie) – 4/4

Quelques mois après avoir discuté avec Faten de sujets tels que l’identité, le féminisme et le droit des femmes, des manifestations populaires ont éclaté dans les rues algériennes. Cela a conduit le président Bouteflika à rendre sa démission après vingt années passées au pouvoir. Je ne voulais pas publier l’entretien de Faten sans y inclure ses réflexions sur la situation actuelle dans son pays, et elle a généreusement accepté de répondre à davantage de questions.

Dans les mois qui ont suivi notre discussion, le peuple d’Algérie, ton pays, est descendu dans les rues pour exiger un changement de régime. Et il y est parvenu ! Je sais que le combat est loin d’être terminé et que les Algérien.ne.s font pression pour sécuriser un gouvernement civil, mais je voulais te demander ce que cela représentait pour toi. Quelle a été ta première réaction lorsque tu as appris qu’il y avait des manifestations ? 

Pendant la semaine qui a conduit au 22 février – le jour où la première grande manifestation a eu lieu – j’étais inquiète. Je ne savais pas quelle serait la réaction à un mouvement de masse. Je crois que tous les Algérien.ne.s attendaient de voir ce qui allait arriver. 

Il n’y a eu aucun incident majeur, mais j’étais toujours inquiète. Je me suis dit, c’est le calme avant la tempête. Puis le deuxième vendredi de manifestations est arrivé, puis le suivant. Regarder tout cela se dérouler en étant en dehors du pays était émouvant. Je ne pourrai pas te dire le nombre de fois où j’ai regardé les vidéos et pleuré.

En tant qu’Algérienne vivant à l’étranger, as-tu pris part d’une manière ou d’une autre à ce processus ? Comment penses-tu participer personnellement à ce nouveau chapitre de l’histoire de ton pays ?

En mars, j’ai réservé un billet d’avion pour passer le week-end en Algérie juste pour la manifestation. C’est ce que je fais depuis : je participe aux manifestations en Algérie le week-end et je passe la semaine aux Pays-Bas pour vaquer à mes occupations habituelles. 

C’est un moment de l’histoire du pays que je ne pouvais pas manquer. Mais comme tu dis, ce n’est pas fini. Le combat continue. La jeunesse du pays a montré sa détermination et surtout sa maturité, même si elle été qualifiée de « génération perdue » pendant si longtemps.

La jeunesse du pays a montré sa détermination et surtout sa maturité, même si elle a été qualifiée de « génération perdue » pendant si longtemps.

Qu’espères-tu que les livres d’histoire retiendront de cette période de l’histoire nationale ?

J’espère qu’ils écriront sur le moment où, lors des premières semaines de manifestation dans la ville de Khanchela, dans l’est du pays, les manifestants criaient sur une personne qui avait réussi à grimper sur le toit de la mairie. Elle voulait enlever un grand poster à l’effigie de Bouteflika, qui était affiché à côté d’un énorme drapeau. Les manifestants ont crié : « enlève le poster de Bouteflika, mais laisse le drapeau ». Pour moi, cela a été un moment symbolique qui m’a émue aux larmes parce qu’en gros ils disaient : « nous pouvons te renverser mais nous ne toucherons pas à l’intégrité de notre pays ». Le peuple est le véritable protecteur d’une nation. 

Les Algériennes ont été déterminantes dans le mouvement en cours. Quel a été leur rôle et pourquoi penses-tu qu’elles ont été si actives ?

Je suis contente que tu ne m’aies pas demandé « quel rôle ont-elles joué ? » –  une question que l’on me pose souvent… Les femmes ont évidemment joué un rôle déterminant de plusieurs manières, certaines plus grandes que d’autres. Il était clair depuis le début qu’il était important que les femmes manifestent pour garder le « silmiya » : le caractère pacifique du mouvement. Beaucoup de testostérone aurait été un moyen plus facile de justifier la violence, mais pas lorsque des femmes et des enfants se trouvent parmi les manifestant.e.s. Les gens en étaient conscients dès le départ.

Les femmes sont également au cœur des débats politiques en cours. L'une des questions clés auxquelles nous sommes confrontés aujourd'hui est la suivante : quelle est notre vision de la société dans une Algérie démocratique ? Le rôle des femmes est essentiel, et les organisations de défense des droits des femmes ainsi que certaines personnalités publiques ont pu mettre la question sur la table. En fait, une soi-disant réunion d’une société civile s'est soldée par un échec, notamment en raison de son refus de reconnaître l'égalité des sexes comme un fondement de toute transition démocratique.

Quel est le plus grand changement que tu espères que ce moment apportera aux femmes algériennes ?

Je pense que le mouvement actuel a brisé de nombreux tabous concernant le rôle des femmes dans la société. Il a également permis de mettre en avant les questions liées au genre. La réforme du Code de la famille est considérée comme un indicateur de progrès. À mon avis, il devrait être révisé.

Mais ce n’est pas tout. Un changement politique doit s’accompagner d'une modification fondamentale de la perception du rôle des femmes par la société. Pour moi, cela commence par l’acceptation du fait que toutes les femmes ne suivront pas toutes la même voie. Par exemple, depuis quelques années, il y a cette idée qui prend le terrain, et c’est que la décence de la femme n’est assurée que si elle porte le hijab. Mais je suis optimiste. Il existe un débat solide jamais vu auparavant. Et maintenant que les politiques sont hors de scène, je peux voir davantage de tolérance envers la diversité.


Merci Faten d’avoir partagé ce message puissant. Nous te soutenons toi et tous nos frères et sœurs Algérien.ne.s. Les ami.e.s, j’ai hâte de savoir ce que vous en pensez. Commentez ci-dessous, ou rejoignez la discussion sur Twitter, Facebook ou Instagram @EyalaBlog.

Vous voulez en savoir plus sur Faten ?

Ou la soutenir ? Retrouvez-là sur Twitter @FatenAggad. (Au fait, ses tweets regorgent d'excellentes observations sur la transition politique en Algérie...#jedisçajedisrien)


« Nous devons donner aux femmes l’occasion de décider par elles-mêmes » – Faten Aggad (Algérie) – 3/4

Troisième partie de mon entretien avec Faten Aggad, experte algérienne en gouvernance et en développement international. Après avoir décortiqué les éléments de son identité d'Africaine (partie 1) et de féministe (partie 2), je suis prête à être plus concrète. Je lui ai demandé comment ses idéaux féministes se manifestent dans sa vie de tous les jours : au travail, à la maison et lorsqu'elle parcourt le monde.

En te présentant tout à l’heure, tu m’as dit que tu adorais voyager. Est-ce que tu voyages aussi souvent que tu aimerais le faire ?

Oui, j'adore voyager. J'ai de la chance parce que mon travail me permet de le faire, mais je voyage également en dehors du cadre professionnel. On part en famille environ quatre fois par an ; certains voyages sont plus courts que d’autres. Nous avons beaucoup visité l'Afrique et l'Asie. Et j’ai déjà été dans la moitié des pays africains.

Parcourir le monde, c’est un rêve qui reste inaccessible pour beaucoup de femmes africaines – même si on voit de plus en plus d'initiatives pour nous y encourager (je pense à l’initiative Afro-Trotters Diaries par exemple). Pourquoi le voyage occupe-t-il une place si importante dans ta vie ? 

Je viens d’une famille un peu nomade. On a beaucoup bougé, surtout quand j'étais enfant. Au-delà de ça, j’étais fascinée par mon très cher grand-père maternel, qui était travailleur migrant saisonnier dans le secteur de la construction. Il allait travailler à l’étranger (souvent en Tunisie, au Maroc ou en France) et revenait les valises pleines de bonnes choses. 

A cette époque-là, l'Algérie était un pays socialiste qui peinait à être autosuffisant, donc les bouteilles de Coca-Cola, les chocolats de bonne qualité ou même les bananes que mon grand-père ramenait étaient des produits de luxe. Quelle petite fille ne serait pas curieuse de connaître les pays mystérieux d'où venaient ces friandises ? 

Tu as beaucoup voyagé en Afrique. Qu'est-ce qui t’a le plus marquée en ce qui concerne les femmes africaines que tu as rencontrées sur le continent ?

Je trouve que les femmes africaines ont en commun une certaine présence, et comme une aura de pouvoir. Malgré la diversité de nos contextes, ou dans notre manière de s’habiller, cette aura reste une caractéristique commune à toutes les femmes africaines que j'ai rencontrées.

Par exemple, va voir dans n’importe quel marché du continent. La présence de la femme africaine est là, tu la sens diriger les choses, commander, même. Je ne ressens pas la même chose lorsque je me trouve en Europe. Les gens parlent souvent de la femme africaine comme d’une petite chose fragile qu'il faut aider et protéger. Mais c’est faux ! Il faut prendre le temps de bien observer la femme africaine. Elle a plus d’une chose à nous apprendre. 

Les gens parlent souvent de la femme africaine comme d’une petite chose fragile qu’il faut aider et protéger. Mais c’est faux

Je comprends ce que tu dis au sujet de la force des femmes africaines, mais nous ne pouvons nier qu'il existe de nombreux défis qui rendent les femmes vulnérables sur le continent également. En tant que féministe, sur lequel de ces défis concentres-tu ton énergie en ce moment ?

Oh wow, c'est une bonne question. Je pense que c'est la réglementation et la représentation des femmes sur le lieu de travail. Dans nos pays, les femmes représentent le groupe le plus impliqué dans le travail informel, parce qu'il est si difficile pour les femmes d'accéder à un emploi formel tout en équilibrant tous les aspects de leur vie. 

Pourtant, le travail informel rend les femmes très vulnérables. Et lorsque les femmes sont vulnérables, elles ont tendance à choisir des solutions qui leur conviennent de façon pratique à un moment donné, mais pas nécessairement celles qui leur donnent le contrôle sur leur propre vie. Dans de nombreux cas, les femmes se retrouvent piégées dans une mauvaise relation parce que les conséquences économiques de quitter leur partenaire sont trop difficiles ou parce qu'elles ne peuvent pas accepter un emploi plus sûr parce qu'il y a peu de flexibilité pour aller chercher leurs enfants à l'école ou même avec la planification familiale si vous êtes d'un certain âge. 

Nous devons donner aux femmes l'occasion de décider par elles-mêmes la façon dont elles utiliseront leur expertise comme outil pour atteindre leur indépendance et, plus généralement, pour faire des choix dignes d'elles. Nous ne pouvons pas nous contenter de souhaiter que les défis disparaissent ou d'attendre des femmes qu'elles les relèvent. Bien sûr, avec le temps, davantage de femmes oseront faire leurs propres choix, mais nous devons aussi structurer l'environnement de travail de manière que les femmes aient les mêmes chances que les hommes, par exemple. 

Comment on fait ça ?

Prenons l'exemple de la réglementation en matière de garde d'enfants. Beaucoup de mes amies à travers le continent sont bien éduquées mais choisissent de ne pas avoir un emploi très prenant parce que l'envoi de leurs enfants à la garderie coûte trop cher et que compter sur des grands-parents âgés n'est plus viable. Nous devons réduire ce fardeau pour les femmes en impliquant à la fois les employeurs et l'État, par exemple par le biais de systèmes de garde d'enfants, d'avantages fiscaux pour les parents qui travaillent, pour ne citer que quelques options. 

Parlons de la façon dont tu essaies d'incarner tes valeurs féministes à la maison. Je sais que tu as un fils de six ans. Quelle est ta règle élémentaire de maman féministe ?

Je vais te raconter une histoire. Quand je dis quelque chose de surprenant à mon fils, il me demande souvent : « Comment sais-tu cela ? » Et je lui dis que les mamans savent tout. Alors l'autre jour, il a répondu : « Non, les papas savent tout », et j'ai dit « Non, ce sont les mamans qui savent tout ». On a fait des allers-retours jusqu'à ce qu'il s'effondre en pleurant. Il a dit : « Quand je serai grand, je deviendrai papa, et je ne saurai pas tout alors ». J'ai réalisé que j'étais peut-être allée trop loin dans ce jeu, alors je l'ai rassuré en lui disant que les papas et les mamans en savaient beaucoup. C'est juste une histoire drôle, mais ce que je veux dire, c'est que ma règle élémentaire est de le questionner de temps en temps sur son image des femmes et des hommes, en étant toujours ouverte mais de ramener les choses à son niveau pour qu'il puisse les comprendre. 

Mais pour moi, il s'agit autant des conversations que j'ai avec mon fils que de celles que j'ai avec mon mari. Nous devons être sur la même longueur d'onde quant aux types de messages que nous voulons transmettre à notre enfant, afin que nous puissions tous deux prêcher par l'exemple.

Je te comprends. Ma dernière question, Faten, est la suivante : quelle est ta devise féministe ?

Si je suis honnête, je dois dire : "Moi d'abord". Cela peut paraître égoïste, mais je crois qu'en tant qu'individu, si vous ne pouvez pas réaliser vos propres rêves et faire les choses qui vous rendent heureuses (heureux) et être à l'aise avec qui vous êtes, vous ne pouvez pas être un meilleur être humain pour les gens qui vous entourent. 

Finalement, ça n'était pas ma dernière question pour Faten après tout ! Quelques mois après cet entretien, des manifestations populaires ont éclaté dans les rues d'Algérie, conduisant le président Bouteflika à démissionner après vingt ans de règne. Je voulais connaître le point de vue de Faten sur la situation actuelle dans son pays. Ne manquez pas ses réflexions fascinantes sur le rôle de la femme algérienne dans la transition politique en cours : cliquez ici.

Faites partie de la conversation

J’ai hâte de savoir ce que vous en avez pensé. Vous pouvez écrire un commentaire ci-dessous, ou on pourrait se causer sur Twitter, Facebook ou Instagram @EyalaBlog.

Pour les actualités de Faten, c’est sur Twitter @FatenAggad