« Il faut briser les barrières de l’égoïsme et du mépris » – Constance Yaï (Côte d’Ivoire) 2/2

Nous échangeons avec Constance Yaï de la Côte d’Ivoire. Dans la première partie de notre conversation, nous avons parlé de la naissance de son engagement, la création de l'Association Ivoirienne des Droits des Femmes (AIDF) et ses actions. Dans cette seconde partie, nous continuons notre discussion avec un focus sur sa vision d’un mouvement féministe intergénérationnel en Afrique.

**********

On va parler un peu de la collaboration intergénérationnelle. C’est vraiment un sujet au cœur du mouvement féministe. En votre temps est-ce que vous avez eu des féministes plus anciennes ou des femmes tout court qui vous ont soutenu ? 

Oui. Nous avons des femmes qui nous ont soutenu. Mais j’avoue qu’en 1990 l’expression faisait peur. Des femmes en privé disaient “on vous soutient”. 

Parlant des femmes qui soutenaient en privé, cela me rappelle qu’effectivement, il y a  toujours une peur apparente de s’exprimer, de se revendiquer féministe publiquement. L’une des raisons qui explique cela selon moi, c’est le fait qu’on dise aux féministes africaines qui expriment leur vision du féminisme qu’elles se trompent de combat, que le féminisme est une invention de l’occident pour détruire la culture africaine. C’est aussi une rhétorique que vous avez aussi entendue ?  

Rien n’a été importé. L’oppression des femmes n’est pas une invention. Elle existe dans nos sociétés. Et le féminisme est la réponse à l’oppression des femmes. Je suis née dans un contexte comme celui-là. Je n’ai pas inventé le patriarcat. Toutes les luttes sont nées là où il y a eu des problèmes. Aujourd’hui, beaucoup se rendent compte que les mouvements féministes prennent de l’ampleur. Les Africaines n’ont rien fait d’autre que d’intégrer un large mouvement international duquel nous étions absentes. Les femmes luttaient isolées dans leur coin, elles n’étaient pas connues.

Quand je pense à nos débuts, vous savez, ce n’est pas évident de se faire inviter sur un plateau de télévision. Nous étions jeunes, la trentaine ou en début de trentaine. Nous avions très peu de moyens et au niveau national nous n’avons bénéficié d’aucun soutien financier. Ceux qui vous invitent tentent de vous ridiculiser, de vous brimer, de vous décourager. Vous arrivez et on vous dit madame est-ce que vous êtes sûre que vous parlez de la Côte d’Ivoire ? Vous êtes sûre que les femmes de ce pays ont ce besoin ? Vous ne pensez pas que vous venez pour créer des problèmes dans les ménages ? Vous venez déstabiliser ce pays de paix ? On vous présente comme une rebelle qui vient mettre le désordre là où tout le monde est heureux, là où tout va bien.

Alors vous pensez bien qu’être isolée dans son pays, ce n’est sûrement pas la chose à faire. Je crois que les gens réagissent comme ça parce que les féministes africaines commencent à donner plus de la voix, à être connues et surtout commencent à se constituer en réseau.

En effet. 

Quand je prends la liste de lois que nous avons contestées, pour celles et ceux qui disent que le féminisme est un mouvement importé de l’étranger, on leur dit de regarder le code civil ivoirien, c’est photocopie du code napoléonien. C’est ça qui est importé pour réduire les droits des femmes africaines. Depuis que nos pays sont des colonies françaises, les droits des femmes ont régressé, en ce sens qu’elles participaient à la vie politique. 

Vous parliez plus haut du soutien des femmes plus âgées en privé. Ne pensez-vous pas qu'aujourd'hui, les jeunes féministes ont besoin de soutien public de la part de leurs aînées ? 

Oui. On a besoin aujourd’hui d’exprimer ouvertement à nos filles et jeunes sœurs notre soutien. Parce que vous savez, le patriarcat est très malin, il a créé des espaces, des moyens d’opposer des personnes qui mènent le même combat. Donc ce que j’entends souvent dire en Côte d’Ivoire injustement aux jeunes féministes c’est « mais ah ouais, vous vous êtes juste larguées, vos mères ou vos aînées étaient plus souples… » Des foutaises quoi ! Que des mensonges pour dire qu’il y a les bonnes féministes, il y a les mauvaises féministes. Je leur apporte mon soutien d’abord parce qu’elles sont dans le vrai, et puis pour que la lutte aboutisse. Il faut bien qu’il y ait continuation. Si nous coupons ce cordon là, c’est fichu ! Il nous faut absolument les soutenir. Moi je n’ai aucun complexe et je leur apporte mon soutien total et publiquement.

Comment soutenez-vous donc aujourd’hui les jeunes féministes ?

Déjà par rapport à la visibilité. C’est vrai que les moyens qui existent aujourd’hui permettent d’amplifier la voix des jeunes féministes, je pense aux réseaux sociaux. Mais je crois qu’elles ont aussi un espace à prendre. Et nous devons participer à leur présence effective sur le terrain et se démarquer de tous ceux qui veulent banaliser leur combat en s'affichant clairement à leurs côtés. Aussi bien en Côte d’Ivoire que dans la sous-région. Elles ont besoin de notre soutien, elles ont besoin de notre présence. Pour ce qui est de la Côte d’Ivoire, je dis à mes jeunes féministes si vous avez besoin de mon nom, ne demandez même pas, utilisez-le. Les anciennes que nous sommes, soyons aussi un tremplin, soyons un lieu de passage pour la jeune génération.

Comment on peut aujourd’hui renforcer la collaboration intergénérationnelle au sein du mouvement féministe africain ?  

Le mot est là : collaboration. Pour dire on n’est pas obligées de mener les mêmes actions, mais il faut des connexions. Il faut qu’on se retrouve. Ce n’est pas parce que vous êtes jeunes ou vieilles que vous êtes plus ou moins efficaces. Il y en a qui ont du temps à donner. Il y en a qui n’ont pas de temps comme d’autres. Il y en a, ce sont des formations, des conseils, des programmations ou simplement la présence…Je veux dire que tout cela compte.

Il y a une femme qui était secrétaire générale adjointe d’un syndicat de travailleurs, le plus gros syndicat de travailleurs de Côte d’Ivoire, UGTCI - Union Générale des Travailleurs de Côte d'Ivoire. À cette femme, je ne lui demandais rien d’autre que d’être assise à nos côtés. Je lui ai dit : « Tantine, si tu veux tu prends la parole, si tu veux tu ne parles pas, mais ta présence me suffit largement ». Quand les débats commencent, elle ne peut plus se contenir et elle prend la parole. Si bien qu’elle est devenue des nôtres. Et c’est avec beaucoup de bonheur que nous avons travaillé avec elle. 

Nous parlons de la collaboration intergénérationnelle dans le mouvement. C’est sans oublier la gestion des conflits. Comment est-ce qu’on transcende les conflits ou les différences pour continuer à faire ce qui nous unit ?

J’estime que les conflits sont inhérents. Mais nous devons nous dire quelles sont les valeurs qui nous unissent ? Pourquoi nous sommes là ? Pourquoi nous sommes ensemble ? Et l’avoir souvent à l’esprit pour pouvoir transcender les conflits. La bienveillance pour moi est la base. Quand l’autre parle, c’est en fonction de la perception qu’elle a des choses en ce moment. Dans la mesure où la bienveillance est à la base de nos rapports, je t’écoute.

Les féministes ont beaucoup à apporter à l’humanité. Nous devons nous interdire d’être un obstacle. Je m’interdis d’être responsable du retard de ce combat. Bien au contraire, je dois être celle sur laquelle ma sœur s’appuie pour avancer. On n’a pas le choix. Il faut briser les barrières de l’égoïsme, les barrières du mépris. Nous sommes l’avenir du monde, nous sommes l’avenir de la politique, nous sommes ce qui va permettre au monde d’en finir avec les guerres, d’en finir avec les injustices, d’en finir avec les souffrances. Donc un mouvement comme celui-là, il a de l’avenir.

C’est une belle conception de ce qu’est la sororité.

Exactement. Sans employer le mot, c’est exactement ça que je dis. Grâce au féminisme aujourd’hui, c’est toujours avec bienveillance que je regarde les autres femmes. Le féminisme m’a appris justement à être solidaire des femmes en lutte. Je ne peux pas agresser d’autres femmes. Ma sororité me l’interdit. 

Vous avez été ministre de la Solidarité et de la Promotion de la Femme. Beaucoup de jeunes féministes ont des ambitions politiques. Parlez-nous un peu de cette expérience dans la politique. 

Je pense que les féministes seront plus fortes si elles acceptent de briser les barrières qu’on appelle prétendument politiques. Chacun choisit le parti politique de son choix. Les féministes doivent transcender ces choix et se retrouver. Elles ne sont pas obligées d’être du même parti. Je rêve dans nos pays d’un collectif des féministes des partis politiques. 

Pourquoi ?

À l’époque où j’étais dans le gouvernement, un gouvernement majoritairement d’un bord, je n’étais pas dans la majorité malheureusement. Mais quand j’arrivais en conseil des ministres, je prenais le temps de parler. Au début, nous n’étions que deux femmes dans ce gouvernement. Et l’autre dame, d’abord beaucoup plus âgée que moi, était très écoutée. Et c’est justement celle-là qui est devenue la première femme responsable d’institution en Côte d’Ivoire Henriette Diabaté. Et je lui disais, « Tantine, je vais présenter ceci ou cela  la semaine prochaine, il faut qu’on en discute, il faut... » J’avais besoin d’aide et c’était une stratégie que je mettais en œuvre.

Je me dis, nous sommes dans les sociétés gérontocratiques, donc les gens regardent beaucoup l’âge, on respecte les aînés. Donnons à nos aînés le respect auquel ils ont droit, sans être flagorneurs, sans être lèche machin, sans se mettre à plat ventre devant les gens, en gardant notre dignité, mais en les respectant. Et personnellement cela m’a aidée à faire avancer certaines décisions difficiles que j’avais besoin de pousser à cette époque-là.

Donc non on ne pourra rien faire si on ne crée pas, je vous l’ai dit tout à l’heure un peu plus haut, des connexions. Les féministes n’ont pas le choix, elles ne peuvent pas faire autrement, nous devons créer des connexions. Et elles ne sont pas obligées d’être du même parti. Nous devons encourager nos femmes, nos filles, à entrer en politique, à être dans les syndicats. Nous devons être là, nous devons être présentes et surtout sans complexe.

Tout ceci pourrait par exemple être divulgué à plus de féministes via la production de connaissances. Comment est-ce qu’aussi on peut encourager cette production dans notre région ? Je rappelle que vous avez écrit un livre, « Traditions-Prétextes, le Statut de la Femme à l'épreuve du culturel ». 

C’est important. J’ai profité de mon séjour ici pour échanger avec quelques féministes. Je pense qu’il nous faut même trouver les moyens de créer une maison d’édition pour encourager les féministes à produire. Parce que des manuscrits, il y en a beaucoup. Je milite pour que des maisons d’éditions se créent, et celles qui existent s’ouvrent et s’intéressent aux productions littéraires féministes. 

Quel est votre espoir aujourd’hui pour les filles et femmes en Afrique ? 

Il faut que nos pays financent le féminisme. Et moi je pense que c’est mon prochain combat, des fonds nationaux pour les femmes, des fonds nationaux pour les droits des femmes. On a tendance à oublier que sans les moyens, les besoins ne sauraient être satisfaits. Il faut un soutien, aussi bien national qu’international. Tant que les soutiens seront internationaux, notre combat sera vécu comme un combat des autres. Il faut aussi trouver des fonds endogènes. Il n’est pas normal que des pays regardent leur jeunesse, leurs femmes pleurer alors que les moyens existent pour faire changer la donne.

C’est une grande question et très pertinente. Merci beaucoup d’avoir pris le temps de le partager avec nous.

C’est à vous !

Que vous inspire cette conversation avec Constance Yaï ? Dites-nous tout dans un commentaire ou sur Twitter et Facebook @EyalaBlog.

« Nous sommes féministes parce que nous sommes amoureuses de la liberté » – Constance Yaï (Côte d’Ivoire) 1/2

Constance Yaï est une féministe ivoirienne, auteure, Professeure spécialisée dans la rééducation des troubles du langage. Elle est la Fondatrice de l'Association Ivoirienne des Droits des Femmes (AIDF) et ancienne ministre de la Solidarité et de la Promotion de la Femme en Côte d’Ivoire.

Au cours d’un voyage au Sénégal, notre Chanceline Mevowanou a rencontré Constance Yaï qui participait à une session aux côtés de plusieurs jeunes féministes du Niger, de la Côte d’ivoire et du Bénin. Dans cette conversation, elle nous parle de la naissance de son engagement féministe et de sa vision pour construire un mouvement féministe intergénérationnel en Afrique (Partie 2). 

**********

Merci Mme Constance Yaï d’avoir accepté d’échanger avec nous. Pouvez-vous vous présenter ? 

Je suis Constance Yaï. J’habite en Côte d’Ivoire, à 4-5 km d’Abidjan dans une zone qui se remet progressivement de la crise post-électorale de 2011. Je suis membre de l’AIDF où je coordonne aujourd’hui les activités avec les femmes en milieu rural. 

C’est quoi l’AIDF ? 

L’AIDF est l’Association Ivoirienne pour les Droits des Femmes. C’est l’une des premières organisations féministes de la Côte d’Ivoire. Elle existe depuis 1992. Elle est née à l’issue de quelque chose de dramatique auquel nous avons assisté. 

On reviendra plus en détails sur l’AIDF dans cet échange. Avant de commencer,  nous avons parlé de Eyala. J’expliquais que Eyala explore ce que signifie être féministe pour les femmes africaines y compris les personnes non binaires et de genres divers. Cela m’amène à vous poser cette question : pour vous, c’est quoi « être féministe » ? 

Être féministe pour moi, c’est d’abord prendre conscience de l’injustice qui est faite de façon récurrente et permanente aux femmes. Ensuite c’est donner de la voix, s’engager pour que cela change. Observer et se dire qu’il s’agit d’une injustice est une chose. S’organiser pour que cela change en est une autre. Utiliser sa voix, sa position pour faire changer le statut de la femme, c’est cela être féministe. Et ce à défaut même d’être dans une organisation féministe.

Avant de commencer votre engagement féministe de façon plus affirmée, y a-t-il un moment dans votre enfance qui vous a marqué et qui a été déterminant pour votre parcours féministe ? 

Je pense à la période où j’étais au collège, quelques années avant le bac. Ce qui m’a marqué, ce sont mes échanges avec mon père. Il était dur avec ma mère. Mais admiratif de ses filles. Je suis née d’une mère dont la mère était l’une des plus grandes exciseuses de la région. Mon père en épousant ma mère lui a dit qu’aucune de ses filles ne sera excisée. C’est la première condition qu’il a posée.

Ensuite il a dit qu’il faut que ses filles soient toutes alphabétisées, elles doivent avoir le même niveau que les garçons. Personne n’arrêtera les études sans avoir eu un Bac. Mon père disait souvent que le premier mari d’une femme, c’est son travail. Il disait « Aucune urgence pour vous marier. Je serai là pour vous protéger, je serai là pour subvenir à vos besoins. Ne vous laissez pas marcher sur les pieds, il n’y a pas de raison. Même vos frères n’ont pas le droit de vous piétiner  parce que vous êtes tous mes enfants, vous avez les mêmes droits. » 

Malheureusement, il n'a pas pensé qu'il partirait tôt. Dès la classe de première, je l’ai perdu. J’ai été fortement traumatisée par ce décès. Ma vie a pris un cours. Je me suis dit qu’il n’est plus là mais je ferai tout ce que je lui ai promis de son vivant. 

Les paroles de votre père vous ont certainement motivé et encouragé dans votre parcours féministe. Comment cet engagement a débuté ? 

J’ai commencé par observer les choses autour de moi. Ce n’est pas exagéré de dire que tout autour de moi est injustice quant à la question de la femme. Quand vous avez un papa qui a toujours raison sur votre maman ; quand vous avez à l’école des garçons qui prennent toute la place pendant la récréation et les filles qui se font toutes petites quand les garçons arrivent... Dans ma langue j’entendais les gens dire « Il n’y a personne, il n’y a que des femmes ». On demande si quelqu’un est dans la maison et on répond « Non il n’y a personne, il n’y a que des femmes ». Je parle d’une époque d’il y a 40-50 ans.

Et en même temps je voyais que quand on n’avait plus d’arguments pour expliquer les injustices faites aux femmes on courait à la tradition en disant ce sont les traditions, ce sont les coutumes. Toutes ces femmes qui ne veulent pas accepter le statut discriminatoire de la femme, elles sont contestataires. Et moi j’accourais. Je réagissais. J’ai commencé à être intéressée par la question culturelle du statut de la femme. En étant étudiante, j’ai beaucoup milité dans des syndicats d’étudiants, dans des mouvements de contestation.

À un moment donné, je me suis dit que ça ne suffisait plus. Il me faut rencontrer d’autres femmes qui pensent comme moi pour porter des projets, pour aller plus loin. Ma voix seule ne suffisait pas. Vous n’êtes pas obligés de militer dans une organisation pour être reconnue comme féministe. Mais en même temps il faut avoir aussi du respect pour celles qui sont engagées dans les organisations. Je pense que le féminisme est cette pensée, cette philosophie qui admet la liberté. Et justement nous sommes féministes parce que nous sommes amoureuses de la liberté. 

Quand vous avez commencé, vous avez eu du soutien de la famille ? 

Ma mère était malheureuse de me voir engagée dans la lutte contre l’excision. Je me suis faite porte-parole de ces femmes qui sont en train de dénoncer, d’invectiver une pratique dont ma grand-mère était fière. Ma grand-mère n’a pas eu la joie d’exciser ses petites filles. Elle croyait bien faire. Elle me disait « je ne fais ça que pour le bien des femmes, parce que les hommes ne vous épouseront pas si vous n’êtes pas excisées ». Je lui disais mais quels hommes ? Nous n’épouserons pas des hommes de cette communauté. J’ai eu beaucoup de discussions avec ma grand-mère. Je la contestais, je l’aimais beaucoup, je l’écoutais et je crois que cette complicité m’a aidée. Elle m’a dit « si tu y crois vas-y. Si tu penses vraiment que ce sera bien pour les femmes, vas-y. Mais sache que tu vas en souffrir. » J’ai eu sa bénédiction et je me suis dit que plus rien ne m’arrêterait. 

Parlons maintenant de l’AIDF. Comment est-ce que l’AIDF est née ? 

Je disais plus haut que l'AIDF est née suite à des viols des filles sur le campus universitaire d’Abidjan en 1992. Des gens militaient contre le parti unique, contre les conditions des étudiant.e.s. Des étudiantes protestaient sur le campus universitaire après le viol d’un certain nombre de femmes. À l’avènement du multipartisme, les manifestations étaient malheureusement réprimées de façon systématique. La gendarmerie est montée, les corps habillés comme on les appelle chez nous. Ils sont montés sur le campus, ils ont frappé les étudiants et ils ont violé les filles.

Nous avons décidé que trop c’était trop. Il n’y a pas de raison. Nous avons dit qu’il n’était pas normal de réprimer des étudiant.e.s qui protestent. Il n’est pas normal qu’en plus d’être violées, qu’elles soient réprimées et frappées sur le campus. Pour exprimer notre ras-le-bol, nous avons créé cette association. Pour dire que les femmes ont des besoins spécifiques qui doivent être respectés même dans le cadre de conflits ou de crises.

Quelles étaient les actions de l’AIDF ?

Je vous parlais de ma relation avec l’exciseuse que fut ma grand-mère…Nous avons mené une campagne contre l’excision. Nous avons eu la joie de constater que le gouvernement ivoirien nous a donné raison et a estimé qu’il était temps qu’une loi soit votée et décrétée l’application pour éradiquer les mutilations génitales féminines. Nous organisions des tournées dans les commissariats de police, dans les postes de gendarmerie pour distribuer ce que disait la loi par rapport à la protection de la femme dans les familles. Nous étions en 1992. On ne parlait pas encore de violence conjugale, on ne parlait même pas de violence domestique. Nous avons fait le travail de sensibilisation des forces de sécurité jusqu’au point où aujourd’hui, en Côte d’Ivoire, nous avons des bureaux VBG gérés par des femmes des corps habillés. Nous avions aussi fait des dénonciations. Il y a une jeune fille dont on a beaucoup parlé en Côte d’Ivoire. Là nous sommes en 1996. Elle s’appelait Fanta Keita. 

Oui, nous entendons beaucoup parler d’elle par les jeunes féministes actuelles.

Elle a été mariée contre son gré et lasse de supporter des viols répétitifs a égorgé le monsieur. Et elle a été mise aux arrêts. Nous avons organisé toute une panoplie d’activités liées au fait que les lois ivoiriennes ne permettaient pas de mettre aux arrêts une petite fille. Nous avons sorti tout un arsenal pour démontrer au gouvernement qu’il fallait trouver une solution pour cette petite fille. Nous avons bénéficié des médias internationaux qui avaient des bureaux à Abidjan pour occuper l’espace. Sur toutes les tribunes nous prenions le micro pour dire que si quelqu’un devait être en prison c’était l’État qui n’a rien fait pour protéger cette fille, puis dans une moindre mesure la communauté et la famille de la petite.

Et pendant ce temps qu’elle était en prison que tous les matins nous organisions des manifestations devant la maison d’arrêt. Elle a été libérée. Elle était en détention préventive, malheureusement la détention préventive a duré 11 mois. Le gouvernement était très embarrassé, la solution qu’il a trouvée c’était de sortir la petite de prison et de nous la donner et reconnaître que l’AIDF a fait ce qu’elle devait faire. De là vient la jurisprudence qui permet aujourd’hui à beaucoup d’organisations de mener ce genre de combat et d’utiliser ça pour défendre des jeunes filles qui sont dans la même situation. C’est la jurisprudence Fanta Keita.

Félicitations à vous !

Merci. Il y a aussi la hiérarchisation des rapports hommes-femmes dans le mariage. Une chose que nous avons demandé que la loi corrige depuis près de 15 ans et qui a été acceptée aujourd’hui.

En Côte d’Ivoire, la loi spécifie que l’homme et la femme sont tous les deux responsables de la famille, l’homme et la femme sont les chefs/cheffes de la famille. A l’époque c’était l’homme qui était le chef et il prenait tellement de décisions anachroniques. Des fois il n’exerçait pas une activité, c’est la femme qui rapportait l’argent dans le foyer, mais elle avait besoin de la permission de son mari pour ouvrir un compte, pour voyager. Nous sommes contentes de voir que notre pays a un peu évolué par rapport à ces questions.

Nous avons aussi mené le combat pour qu’il y ait des femmes à la tête de nos institutions. On l’a dénoncé. Au cours d’une de nos rencontres avec le chef de l’État, il nous a dit « vous avez dénoncé pendant près de 15 ans le fait qu’aucune institution de ce pays n’est dirigée par une femme et vous avez estimé que c’était une discrimination. Je vais vous faire une surprise, je nomme une femme…» Ainsi donc nous avons eu la première femme présidente d’institution. Je vous jure qu’il pensait avoir réparé une injustice en nommant une femme sur 10 hommes. Je trouve cela triste. 

Lorsque nous créions l’association, il n’y avait aucune organisation de femmes à commémorer le 8 mars. Le premier 8 mars associatif, nous l’avons fait et on nous a regardé avec beaucoup de curiosité. Le combat reste. Il y a encore des luttes à mener, des obstacles à surmonter. Nous avons fait des petits progrès. On pourrait en avoir plus. Et le temps aidant, moi je suis tellement optimiste parce que de plus en plus nos filles, nos sœurs, nos petites filles s’engagent. 

Dans la seconde partie, nous parlerons de la vision de Mme Constance Yaï pour construire un mouvement féministe intergénérationnel en Afrique. Cliquez ici pour lire cette partie.

Faites partie de la conversation

On a hâte de savoir ce que vous en avez pensé. Vous pouvez écrire un commentaire ci-dessous, ou on pourrait se causer sur Twitter, Facebook ou Instagram @EyalaBlog.