« Est-on prêt à avoir des enfants responsabilisés ? » – Jean Kemitare (Ouganda) – 4/4

Ma conversation avec l'Ougandaise Jean Kemitare tire à sa fin. L’entretien a débuté avec un focus sur comment son enfance a influé sur sa vision féministe (partie 1). Jean m’a parlé de son travail féministe (partie 2) et a partagé ses points de vue sur comment les mouvements de défense des droits des femmes ont évolué depuis qu’elle a joint la lutte (partie 3). Pour conclure, nous revenons à la famille et parlons de l’un de mes sujets de conversations que j’aime beaucoup: la parentalité féministe.

Qu’est-ce qui empêche la féministe en toi de dormir la nuit ?

Le monde a besoin de plus de féministes. Je m'inquiète de ne pas avoir touché autant de femmes que possible à travers l'Afrique, conscientes de leur droit de s'exprimer et de faire des choix. Je crains également de quitter ce monde sans avoir préparé mes enfants à être de fort.e.s militant.e.s pour la justice sociale.

Il s'avère que les difficultés d’être un parent féministe font partie des problèmes qui m'empêchent de dormir la nuit. J'aimerais donc en savoir plus sur ton expérience, d'autant plus que tes enfants sont plus âgés que les miens ! Peux-tu me parler des leçons que tu as apprises et des défis que tu as rencontrés en élevant tes enfants dans le respect de tes valeurs féministes ? 

Je vais commencer par les défis ! (Elle rit.) Il y a des contradictions entre les valeurs fondamentales que l’on inculque à la maison et les réalités auxquelles les enfants seront confrontés dans le monde, surtout dans des espaces patriarcaux tels que les écoles. Par exemple, si tu as un fils que tu essaies d’éléver selon les principes de la masculinité positive, il sera probablement harcelé à l’école parce qu’il ne se bat pas jamais ou on se moquera de lui parce qu’il est soi-disant faible.

Il y aura aussi des moments où ton fils bénéficiera du patriarcat. Une fois, mon fils a été élu vice-délégué de sa classe par ses camarades, et une fille a été choisie pour être déléguée de classe. Son professeur - une femme – a alors dit à la classe que les filles ne pouvaient pas être déléguées de classe, et qu’elle et mon fils devaient donc échanger leurs places. Il en a tiré un rôle de leader, mais c'était le résultat du patriarcat.

La même chose se produit lorsque l’on essaie d’élever sa fille pour qu'elle s'affirme. Quand ma fille avait neuf ans, elle et ses amies ont voulu se présenter à certains postes de leaders au sein de leur école. Leur professeur leur a dit : « Non, vous ne pouvez pas, vous êtes trop jeunes et vous êtes des filles » Ma fille a protesté, elle a dit que c'était de la discrimination, ce qui m’a rendue fière en tant que mère, mais elle a quand même été punie pour avoir agi ainsi.


Donc le plus gros défi a été de concilier ce que tu enseignes à la maison avec les exigences du monde extérieur ?

Oui, mais également le fait de savoir si l’on est prêt à avoir des enfants responsabilisés. Parce qu'avec toute la sensibilisation que l’on fait, on leur donne les moyens pour communiquer avec le monde extérieur, mais aussi avec nous. Et bien sûr on se demande comment donner du pouvoir à nos enfants alors que l’on lutte encore pour s’affirmer en tant que féministe.


Ce sont d’excellentes questions. Y as-tu trouvé des réponses ? Peux-tu partager des conseils pour être un parent féministe avec nous ? 

Être amie avec mes enfants m’a aidée. Ils me racontent ce qui se passe dans leurs vies et on peut analyser tout ça ensemble d’un point de vue féministe. Je les aide à faire face au harcèlement ou à se défendre sans être violents. J’apprends à mes enfants à connaître leurs droits : leur droit de dire « Non », leur droit de s’exprimer et de choisir. Je leur apprends aussi à se soucier des droits des autres.

Et surtout, je leur apprends à être stratèges pour ne pas être en danger : il n'est pas toujours sûr de s'affirmer dans des institutions très patriarcales comme l'école ou les lieux de culte. Ils doivent avoir une intelligence sociale mais aussi émotionnelle.


En tant que parent, je me demande souvent si je peux guider mes enfants de vivre selon des valeurs féministes alors que moi-même j’y travaille. As-tu déjà eu le sentiment d’avoir échoué - ou que tu as encore des difficultés - à faire corps avec tes valeurs féministes?

Pour être tout à fait honnête, ce n’est pas un chemin pavé de roses ! Il m’arrive de penser que seul Jésus pourrait réussi à être le féministe parfait. Mais il n’était pas humain pas vrai ? (Elle rit) Eh bien je suis un être humain, il y a donc de nombreuses contradictions dans ma vie. Il y a des moments où je n’ai ni parlé ni agi contre des injustices alors que j’étais en mesure de faire quelque chose simplement parce que j’avais peur des conséquences. Puis, je me dis que ça n’était pas très féministe de me comporter ainsi.


Peux-tu me donner quelques exemples ?

Je suis très connectée à ma spiritualité tu sais, je suis chrétienne et je suis consciente que le christianisme est une institution et une religion patriarcale. J'ai le discernement nécessaire pour comprendre la religion grâce à des interprétations féministes des Saintes Écritures pour qu’elles aient un sens pour moi. J’ai le discernement nécessaire pour reconnaître des déclarations patriarcales de l’institution, et pourtant je me tourne vers cette religion pour me nourrir spirituellement.

J’éprouve des sentiments partagés vis-à-vis de tout ça. Est-ce que je trahis la cause ? Ou est-ce que j’agis de manière stratégique en utilisant le fait que j’ai ouvert la voie pour changer les choses de l’intérieur ? Je me reproche certaines choses parfois, mais je me dis que je suis un être humain. Je suis un être humain, et de ce fait, je ne suis pas parfaite. 

Dernière question : quel est ta devise féministe ?

Parce que la vie est un voyage avec différents arrêts, des virages et des phases qui changent de temps en temps. En ce moment mon mantra, c'est une autre des citations d'Audre Lorde : "Si je ne me définissais pas pour moi-même, je serais croquée dans les fantasmes des autres pour moi et mangée vivante". Pour moi, cela revient à la voix et au choix et me rappelle qu'il est important de se souvenir de la voix et du choix pour TOUTES les femmes.

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Pour les actualités de Jean, c’est sur Twitter @JeanKemitare