« La liberté pour moi, c’est de ne pas avoir à expliquer ses choix » – Lorato Palesa Modongo (Botswana) 2/5

Nous poursuivons notre entretien avec Lorato Palesa Modongo. Lorato est une féministe africaine originaire du Botswana. Elle est psychologue et s’intéresse à la psychologie sociale, le milieu universitaire, la recherche qualitative sur la violence sexiste, la décolonialité et les féminismes africains. Lorato est dotée de compétences et de connaissances dans ce domaine depuis plus de sept ans. 

Dans la première partie de cette conversation, Lorato a partagé avec Jama Jack son parcours féministe. Dans cette deuxième partie, nous explorons de manière plus approfondie sa formation et ses expériences en tant que psychologue sociale et le lien entre ces dernières et son travail et ses actions en qualité de féministe africaine. 

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Nous allons donc nous pencher sur ton parcours éducatif. Pourquoi t’es-tu orientée vers la psychologie ? 

J’ai quatre raisons principales ! Initialement, je voulais étudier le droit. J'ai grandi en résistant, en me battant, en disant non aux gens. Et le plus beau, c'est que j'ai bénéficié d’un espace pour m’exprimer à la maison. Même si les rôles des hommes et des femmes étaient bien établis, il y avait de la place pour la curiosité et pour le fait de dire non. J'ai donc postulé en droit et, malheureusement, je n'ai pas été admise à la faculté de droit. J'étais vraiment triste parce que j'avais centré mon existence sur le fait de devenir avocate. Je me suis demandé ce que j'allais bien pouvoir faire. Quel serait mon prochain choix. À l'époque, beaucoup de gens s’orientaient vers des études d'économie parce que le président du Botswana était économiste. Il s'en sortait très bien et il était toujours présent sur les tribunes internationales pour parler de développement. Alors tout le monde voulait en faire autant. Je me suis donc dit d'accord, je vais essayer et je me suis inscrite en économie et les calculs... hmmmm [Rires]

Tu t’es donc dit « Ça n’est pas pour moi » ?

Je me suis dit : « Je ne vais pas faire ça ». Tous.tes les étudiant.e.s en économie devaient donc suivre le cours "Introduction à la psychologie", et il y avait une jeune femme qui venait d'arriver des États-Unis. Le Dr Mpho Pheko. Elle était très brillante, énergique, confiante, expérimentée, élégante et s'exprimait bien. Et elle ne se laissait pas faire par les étudiants. Nos cours se déroulaient dans de grands auditoriums où il y avait environ 200 étudiant.e.s et cela ne l’intimidait pas. Je le mentionne parce qu'elle avait l'air très jeune, ce qui m'a semblé très intéressant. Nous avons échangé et elle m'a expliqué ce qu'était la psychologie. C'est le deuxième élément : la représentation. J’ai vu quelqu'un à qui je m'identifiais et qui m'inspirait.

Troisième aspect, plus j'avançais dans ce domaine, plus je réalisais qu'il affirmait la curiosité dont je parlais, la curiosité, la compréhension du comportement humain. Il s'agissait de donner un sens aux choses qui se produisaient et de donner un sens au monde.  Ce fut un moment très fort pour moi. 

Le quatrième aspect était en grande partie d'ordre spirituel. Je rêve beaucoup quand je dors. Mon grand-père est venu me voir en rêve et m'a dit : « Tu dois étudier la psychologie », et il m'a donné des raisons logiques de le faire. Étant donné que mon grand-père ne savait pas ce qu'était la psychologie à l'époque, il était intéressant que dans le rêve, il m'explique les raisons pour lesquelles je devais travailler dans ce secteur. Lorsque je lui en ai parlé des années plus tard, il m'a dit : « Tu sais que mon grand-père m’est aussi apparu en rêve pour me dire que j'allais faire ce que je fais maintenant ? »

Waouh ! Sérieusement ?

Oui ! C’est l’aspect spirituel des choses. Ce sont mes quatre raisons. J’ai été rejetée par ma première passion : le droit. J’ai vu une personne que j’admirais à l’œuvre, il y a donc une représentation. C’était également un espace disponible pour exprimer ma curiosité et comprendre le comportement humain. Et enfin, il y a l’aspect spirituel de tout ça. Je considère que j’ai été appelée à travailler dans ce domaine.

C'est incroyable. Et comment s'est déroulé le parcours qui t’a mené de tes études à ton activité professionnelle actuelle ?

Ça a été un parcours magnifique et gratifiant. Au quotidien, je n'ai pas l'impression de travailler, mais de découvrir de nouveaux aspects de ma personnalité, de nouveaux aspects du travail et de trouver des moyens pour m'améliorer, mais aussi d'améliorer la communauté, la société, à tous les niveaux, notamment à l’échelle mondiale. Je pense que le plus bel outil que ce parcours m’a donné c’est de trouver les mots pour articuler les contestations internes, parce que... Tu sais quand vous pouvez nommer les choses et le pouvoir qui vient avec le fait de pouvoir les nommer ? 

Je sais parfaitement ce que ce pouvoir fait ressentir et ce qu’il bouscule dans l’esprit.

C'est ce qui fait sa beauté. Il y a de nombreux aspects avec lesquels je suis en désaccord. Le regard colonial sur le domaine, ou l'occidentalisation si l'on veut s'exprimer ainsi. Par exemple, l’un des angles les plus élémentaires : l’usage dans la psychologie clinique de manuels de diagnostics pour identifier les problèmes de santé mentale dont sont atteints les patient.e.s. Bien sûr, c’est un aspect non-négligeable, mais qui laisse complètement de côté l'aspect spirituel et les connaissances indigènes des Africains. Elle ignore que les Africains sont aussi des êtres spirituels. Parfois, les gens ont des hallucinations, non pas parce qu'ils sont schizophrènes, mais parce qu'ils sont appelés à effectuer un travail ancestral, un travail de guérison ou tout autre type de travail. Ils entendent des voix, voient des choses. Tout ce dont ils ont besoin, c'est de faire ce qu'ils croient devoir faire, et alors tout va bien. Mais si la psychologie les diagnostique comme schizophrènes, cela signifie que nous utilisons un regard colonial et que nous essayons de mettre ces personnes dans des institutions psychiatriques dans une boîte selon les règles coloniales, et cela me pose problème. 

Je pense que la raison pour laquelle nous avons besoin davantage de psychologues africain.e.s est d'articuler ces contestations et de confronter l'industrie, mais aussi de trouver de nouvelles façons de penser et d'imaginer les questions sociétales. Je pense que c'est la beauté de la chose; même si je ne suis pas d'accord avec certains éléments de la discipline de la psychologie en tant que domaine en Afrique, je pense que c'est une opportunité pour nous de créer des connaissances, de réimaginer le comportement humain et de créer de nouvelles façons de donner un sens au monde.

La psychologie clinique laisse complètement de côté l’aspect spirituel et les connaissances indigènes des Africains. Elle ignore que les Africains sont aussi des êtres spirituels.

À quoi ressemblerait la création de connaissances dans ce sens ? Qui crée cette connaissance, et pour qui ?

Je dois préciser qu'il ne s'agit pas seulement de créer de la connaissance, car la connaissance existe. Il s'agit plutôt de savoir comment légitimer les différentes sources de connaissances. Qui est référencé et pourquoi ? Pourquoi vous référez-vous à un vieux psychologue du Nord, sans tenir compte des réflexions, des dictons et des connaissances de ma grand-mère sur le comportement humain ? On constate qu'il y a beaucoup de travail psychologique, même dans notre langue, dans des choses aussi simples que nos proverbes ou nos expressions idiomatiques.

Dans ma langue, lorsque l’on est épuisé.e, on dit "ke a go itheetsa". En anglais, cela signifie « je veux me reposer », mais la traduction littérale est « je veux m'écouter ». La méditation, c'est essentiellement cela ; c'est vous qui vous écoutez. Suivre une thérapie, c'est bénéficier de l'aide de quelqu'un pour s'écouter soi-même. Mais cette connaissance a toujours existé. 

Pour moi, créer de la connaissance signifie donc que nous avons la possibilité de légitimer les sources de connaissance de notre peuple, en créant de nouvelles façons de penser la connaissance, la psychologie, la condition humaine, l'être. Nous devons également comprendre que nous côtoyons aujourd'hui des personnes d'horizons différents, que le monde évolue et s'enrichit de nouvelles formes de pensée. Comment pouvons-nous emprunter ce que nous possédons déjà pour donner un sens à notre situation actuelle, afin d'envisager et d'imaginer des avenirs meilleurs, ou des avenirs plus apaisés ? 

Tu exerces donc principalement dans le domaine de la psychologie sociale et non dans celui de la psychologie clinique. Qu'est-ce qui a motivé ce choix ? S'agit-il de tout ce que tu viens de dire ? 

Oui, oui. La psychologie sociale n'a donc pas vocation à pathologiser ou à diagnostiquer. Elle veut simplement poser la question suivante : que se passe-t-il dans la société ? D'où cela vient-il ? Elle n'individualise pas les problèmes. La psychologie clinique individualise les problèmes et dit : « Lorato, vous êtes schizophrène ». La psychologie sociale dit : « Très bien, pourquoi observons-nous de nombreux cas de violence dans notre société ? Quels sont les schémas qui les provoquent ? »

Quel lien vois-tu entre ta pratique de la psychologie sociale et ton féminisme ? Comment relies-tu les deux ?  Comment intègres-tu ton féminisme intersectionnel africain dans ton activité professionnelle de psychologue sociale ? 

Oh, les deux sont indéniablement liés. Et je pense que lorsque je dis aux gens que je suis heureuse de mon choix de carrière, c'est parce que c'est comme une recette où les choses se mélangent et se complètent parfaitement dans une marmite. Comme je l'ai dit, c'est parce que le patriarcat est un système qui provoque ces frictions internes et externes. La psychologie sociale a alors dit : « Le patriarcat est à l'origine de cela parce que... » et a ensuite donné un sens et des réponses au questionnement. Et parce que j'ai un sens et des mots, quand j'arrive dans l'espace de l'activisme, je suis capable de mieux articuler, de mieux enseigner, de mieux apprendre. Mais je suis également en mesure d'utiliser ce que j'obtiens dans l'espace de l'activisme pour alimenter la production de connaissances dans mon métier. En quelque sorte, les deux s'aident mutuellement à donner un sens au monde et aux questions qui m'intéressent.

Tout à l'heure, tu as évoqué la question de la valorisation des savoirs traditionnels africains, de leur légitimation et de leur utilisation pour construire l'avenir que nous méritons. À quoi ressemble cet avenir pour toi ?

Il ressemble à la liberté, pour le dire très simplement. La liberté d'être, la liberté d'expression et la liberté de savoir que nous n'avons même pas besoin de valider les informations et les connaissances dont nous disposons. L'expression « savoir indigène » me dérange. Je ne l'aime pas parce que je ne comprends pas pourquoi elle est qualifiée d’« indigène » ? Le fait de l'appeler indigène signifie qu'il contient un aspect non indigène, et c'est ce savoir qui est propulsé dans le discours public. Je pense que nos connaissances africaines ne sont que cela : des connaissances. 

Tu estimes qu'il y a un savoir de premier choix, puis un second et ainsi de suite...

Exactement ! Et c'est pour cela qu'il fallait le nommer ainsi. S’il est considéré comme un simple savoir, alors il y a de la liberté en lui parce que je n'ai pas besoin de le légitimer. Pour moi, la liberté, c'est l'être. Et à quoi ressemble l'être ? Vous n'avez pas besoin d'expliquer vos choix. Vous êtes simplement l'expression la plus complète et la plus élevée de vous-même, dans la mesure où vous ne faites de mal à personne et que vous vivez votre vie dans cet écosystème interconnecté, avec d'autres personnes et avec l'environnement. Je pense que c'est à cela que ressemble l'avenir pour moi. La liberté d'être.

Lorato nous en dit plus à ce sujet dans la prochaine partie de notre conversation, où nous aborderons également ses expériences d'organisation au sein de mouvements et d'espaces féministes. Cliquez ici pour lire la troisième partie.

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