« Le patriarcat en tant que système me déplaît profondément » - Lorato Palesa Modongo (Botswana) 1/5

Lorato Palesa Modongo est une féministe africaine originaire du Botswana. C’est une psychologue qui s’intéresse à la psychologie sociale, le milieu universitaire, la recherche qualitative sur la violence sexiste, la décolonialité et les féminismes africains, avec des compétences et des connaissances dans ce domaine depuis plus de sept ans. 

Dans notre série de conversations autour de la création d’un mouvement féministe africain intergénérationnel, Jama Jack s’est entretenue avec Lorato afin d’en savoir plus sur son parcours féministe depuis sa prise de conscience et sa résistance dès son plus jeune âge jusqu'à son implication et son engagement actuels dans des mouvements féministes à des échelles variées. Nous découvrons également son parcours éducatif et du lien de celui-ci avec son travail de féministe (partie 2) ; ses réflexions et ses expériences en tant que membre de mouvements et d'espaces féministes (partie 3) ; ses observations sur les tensions qui entravent parfois la construction de mouvements féministes africains intergénérationnels, ainsi que les solutions possibles pour combler le fossé existant (partie 4). Nous parlons enfin, de la guérison personnelle et collective nécessaire pour soutenir nos mouvements, du travail actuel de Lorato avec l'Union africaine et de son parcours vers la réconciliation avec soi-même pour découvrir sa vision d'elle-même (partie 5).

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Bonjour Lorato! Merci de te joindre à moi aujourd’hui. Nous sommes vraiment ravies de pouvoir discuter avec toi et d’en apprendre davantage sur toi, ton parcours, ton travail féministe et bien plus encore. Comment aimerais-tu te présenter ?

Je discutais avec un.e ami.e récemment, et je lui disais que ma façon de me présenter n’évolue pas mais change selon l’endroit où je me trouve. À l’époque, je me présentais comme une jeune Motswana. Puis j’ai déménagé en Afrique du Sud afin d’y poursuivre mes études supérieures et à cause de ce que à quoi j’étais confrontée, j’ai réalisé que ma manière de me présenter s’était transformée en : « Je suis une jeune femme noire ». Je savais que j’étais une femme ; je savais que j’étais africaine et je n’avais jusqu’alors pas ressenti le besoin de déclarer que j’étais Noire. Cependant, une fois en Afrique du Sud, j’ai eu besoin d’insister sur mon identité noire. 

Avec le temps, j’ai dû m’adapter et ne plus uniquement dire que j’étais une femme noire, mais que j’étais une féministe noire. Au fur et à mesure, j’ai également dû préciser la nature du féminisme, qui pour moi, est un féminisme africain intersectionnel. 

Donc aujourd’hui j’aime me présenter ainsi : Je m’appelle Lorato. Tout d’abord, je suis originaire du Botswana. Je suis une jeune femme noire africaine et je défends l'idéologie féministe intersectionnelle africaine. C’est l’un de mes points d'ancrage, parmi d'autres. Je suis également chercheuse en psychologie et me spécialise en psychologie sociale. Je travaille au développement et au renforcement communautaire dans les différentes communautés où je me trouve, aux échelles nationale, continentale et internationale.

Lorsque tu parles de ton ancrage dans le féminisme africain intersectionnel, qu’est-ce que cela signifie pour toi ? 

Cela veut dire que je reconnais que je suis africaine. Je suis née ici, mes racines sont en Afrique. La question de l’intersectionnalité signifie comprendre la manière dont les autres « -ismes » sont liés et multidimensionnels. Lorsque j’identifie les oppressions à mon encontre, je dois également reconnaître les situations dans lesquelles je suis privilégiée et la manière dont je peux utiliser ce privilège dans d’autres espaces. Je pense que c’est important. 

Dans la mesure où je comprends le sexisme ou le racisme, je comprends également que pour moi, le fait d’être titulaire de trois diplômes universitaires, de pouvoir m’exprimer en anglais après avoir obtenu ces diplômes provenant d’établissements coloniaux, a le pouvoir de me faire entrer dans certaines sphères auxquelles d’autres n’ont pas le privilège d’accéder.  Et cela sans que je sois nécessairement la meilleure. C’est un fait que j’identifie et reconnais.  Parallèlement, je suis consciente, que même si j’ai accès à ces espaces, j’y serai toujours perçue comme étant Noire, jeune, comme étant une femme africaine ou comme étant originaire du « Sud global ». L’aspect féministe demeure cependant au cœur de tout ça. Le patriarcat en tant que système me déplaît profondément. Je ne sais pas si nous parviendrons à totalement y mettre fin.

As-tu pu identifier l’origine de cette aversion au patriarcat ? T’est-il arrivé quelque chose en particulier ? Peut-être lorsque tu étais jeune ? 

Tout à fait. Je m’en souviens parfaitement. C’était dans mon village. J’avais 8 ans. J’ai grandi dans une famille recomposée. Mes grands-parents m’ont élevé. Mes oncles – les petits frères de mon père – avaient soit mon âge ou étaient à peine plus âgés. C’était eux et moi…trois enfants donc. Ma grand-mère faisait presque tout dans la maison. Elle cuisinait, faisait le ménage et s’occupait de nous. À cet âge, je croyais qu’elle faisait tout ça parce qu’elle était plus âgée. 

Une fois, ils nous ont laissé seuls à la maison pour le week-end. Nous avons donc fait ce que tout enfant aurait fait. Mes oncles ont cuisiné. Nous n’avions pas lavé la vaisselle et nous avions mis du désordre dans la maison. Lorsque mes grands-parents sont rentrés, la première des remarques était « Pourquoi est-ce que ma cuisine est si sale ? Pourquoi l’évier est plein de vaisselle sale alors qu’il y a une fille dans la maison ? » Je n’avais que huit ans. Je me suis arrêtée un instant et j’ai dit « Mais, ils sont plus âgés que moi. C’est à eux de nettoyer ». Pour moi, c’est comme ça que les choses fonctionnaient. Les adultes devaient s’occuper des choses d’adultes et j’étais une enfant. Je ne voyais pas mes oncles – je les appelais mes frères – comme des hommes. Je les voyais comme des personnes plus âgées que moi. J’ai donc dit non et j’ai commencé à protester… [rires].

Ma grand-mère faisait presque tout dans la maison. Je croyais qu’elle faisait tout ça parce qu’elle était plus âgée. 

Ça a commencé comme ça. C’est comme ça que j’ai réalisé que ma grand-mère ne s’occupait pas des tâches ménagères parce qu’elle était plus âgée mais parce que mon grand-père ne les faisait pas. Je m’en plaignais tellement à la maison qu’ils ont commencé à m’appeler Emang Basadi. Le mouvement féministe prenait de l’ampleur au Botswana et l’association de la société civile cheffe de file s’appelait Emang Basadi, ce qui signifie « Femmes, levez-vous ». 

Et lorsqu’ils te surnommaient ainsi, est-ce que tu te les approprié en te disant « Oui, c’est qui je suis. » Ou cela a-t-il créé un conflit ?

Dans ma tête c’était « Oui, les femmes doivent se mobiliser, qu’est-ce que c’est ? » J’ai même commencé à l’inculquer à mes cousin.e.s plus jeunes. Si je voyais l’une d’entre elles cuisiner, je laissais faire. Mais lorsque je la voyais laver la vaisselle après avoir cuisiné, alors que les garçons ne le faisaient pas, je lui demandais de s’arrêter.

Je sais que nombre d’entre nous ont commencé le militantisme féministe (feministing) bien avant la naissance du vocabulaire autour du féminisme que nous employons aujourd’hui, avec la conscience que nous avons. Te souviens-tu des premiers moments où tu t’es définie comme étant féministe ? 

Oui, je m’en souviens. C'était aux alentours de 20/10/11. J’éludais la question et marchais sur des œufs lorsque j'utilisais ce terme. C'était au Botswana. J'avais été recrutée pour un projet de recherche par l'un.e de mes professeur.e.s du département de sociologie. Il s'agissait d'un projet de recherche de l'Africa Gender Institute, situé à l'université du Cap, qui menait une recherche active pluri-institutionnelle sur le genre, la politique et la sexualité dans la vie des jeunes femmes âgées de 16 à 25 ans dans cinq universités de la Communauté de développement de l'Afrique australe (SADC). L'université du Botswana avait été sélectionnée comme l'une d'entre elles, et je faisais partie de l'équipe qui menait cette recherche fondée sur l'action. J'étais encore étudiante. Nous partagions nos histoires, parlions de nos vies et nos projets jusqu'à ce que je tombe sur ce mot qui décrivait notre travail, mais dont je n'avais jamais entendu parler auparavant. Les réseaux sociaux n'étaient pas encore très répandus à l'époque.

Oui. C’étaient encore les prémices par rapport à ce que nous connaissons aujourd’hui, du moins en ce qui concerne l'utilisation de cet outil pour la construction de mouvements. 

Exactement ! Et puis internet n’était pas aussi omniprésent à l’époque. Je n’avais même pas d’ordinateur. Nous nous rendions à la bibliothèque universitaire pour utiliser les ordinateurs mis à disposition là-bas. J’ai effectué des recherches sur ce mot et je ne tombais que sur des résultats négatifs. S’approprier ce mot c’était…controversé. Pour être franche, c’était embarrassant de revendiquer ce mot, cela revenait à dire ouvertement que nous étions en colère. Pour vous aider à mieux comprendre : le Botswana est considéré comme l’un des pays les plus paisibles d’Afrique en raison de la paix qui y régnait et de la démocratie. L’activisme n’était pas aussi important. C’était alors comme si je cherchais à tout prix une raison de protester. Donc, je n’employais pas ce mot. J’étais consciente de son existence, mais je ne l’utilisais pas sciemment. 

Jusqu’à mon arrivée en Afrique du Sud…Parce que j’allais y poursuivre mes études supérieures en psychologie, et que je m’intéressais à la psychologie sociale, je devais approfondir ma réflexion autour de cette question. Ce terme revenait souvent. De nombreuses personnes l’employaient et effectuaient un travail que j’admirais. Je me suis alors dit, « Oh, ce n'est pas si grave que ça ». J’ai donc commencé à lire davantage sur le sujet, à employer le mot plus souvent, à gagner en confiance, à être plus indépendante et à m’affirmer davantage. Et cela non seulement auprès de mes semblables, mais également devant mon patron par exemple. Lorsqu’il me présentait, il disait : « Elle mène une excellente action féministe ». Et les gens répondaient, « Oh nous voulons que tu participes à ce projet ». Et je disais : « Je n’ai donc pas à avoir honte ? ». Je pense que la sphère sud-africaine a validé mon travail, mais j’ai commencé à me former sur le sujet au Botswana en 2010.

Tu as dit que lors de tes recherches, tu ne trouvais que des résultats négatifs. Qu’est-ce qui était si mauvais ? Comment cela se présentait ? 

C’était la représentation dans les médias. La manière dont les gens traitaient la question. Les subtilités autour desquelles c’était intégré dans les conversations quotidiennes. La question de la sexualité était également abordée. Et à l'époque, je n'étais pas prête à avoir des conversations sur la sexualité. Je pense que dans l’environnement dans lequel j’ai grandi ces conversations n’existaient pas. Parce que nous n'avions même pas les mots pour décrire la sexualité. Par exemple, lorsque les gens disaient « Oh, elles sont lesbiennes », c'était considéré comme une insulte à l'époque. C'était donc l'une des nombreuses contestations autour de ce sujet. Mais...Je crois qu’il y avait également le rejet immédiat du mot. Il n’existait même pas d'espace pour dire « non, ce que nous voulons dire, c'est que... ». Le terme a été immédiatement rejeté. 

Est-ce dû à la culture du Botswana ? Quelle était la véritable raison de ce rejet, alors qu'il n’existait même pas d'espace pour ce genre de conversation ? 

Oui, la culture avant tout. Mais je pense aussi que le conditionnement du féminisme et le manque d'information, comme je l'ai dit, en sont peut-être les causes. Le mouvement des droits des femmes a fortement gagné en visibilité avec l'avènement des réseaux sociaux. Nous devons reconnaître leur pouvoir. On peut voir en temps réel les conversations qui prennent place. Et avec un meilleur accès. Mais à l'époque, il fallait parfois attendre une publication dans la presse écrite ou dans les livres. L'énergie et la propension des gens à rechercher des connaissances ne sont pas nécessairement aussi immédiates qu'elles le sont aujourd'hui sur les réseaux sociaux. Il me suffit de passer du temps sur mon téléphone pour être informée. Je pense donc que le manque d'informations, de connaissances et de compréhension est à l'origine de la résistance. 

Dans la deuxième partie de notre conversation, Lorato nous parle du chemin qui l'a menée à la psychologie sociale et de la manière dont elle s'engage à l'intersection de ce domaine et de ses actions féministes. Cliquez ici pour lire la partie 2.

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