« Penser aux progrès déjà réalisés grâce à mes prédécesseurs me donne du courage » – Lorato Palesa Modongo (Botswana) 3/5

C’est la troisième partie de notre entretien avec Lorato Palesa Modongo, une psychologue féministe africaine originaire du Botswana. 

Dans notre série de conversations sur la construction du mouvement féministe africain intergénérationnel, nous avons exploré l'éveil féministe de Lorato dès son plus jeunes âge (Partie 1), sa formation et ses expériences en tant que psychologue sociale (Partie 2). Nous allons maintenant explorer ses pensées et ses expériences dans les mouvements et les espaces féministes africains. 

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Nous avons parlé de la construction de l'avenir que nous méritons et de ce à quoi cela ressemble pour toi. Tu es activement impliquée dans différents espaces féministes dans le cadre de ton travail. Quelle a été ton expérience ? 

L'expérience est une myriade d'émotions. Je crois que le monde peut parvenir à un changement positif parce que nous l'avons vu. Qui aurait pu imaginer que deux femmes noires puissent être en train de discuter en ce moment même, deux femmes africaines échangeant des idées ? Nous pouvons partager publiquement nos pensées et affirmer nos ambitions sans craindre de réactions négatives. Nous allons à l'école, nous votons et nous nous présentons aux élections. Je sais donc que les êtres humains ont la possibilité et la capacité de changer le monde. Cela m'aide lorsque je me sens fatiguée et vidée. Même dans les moments où je me sens désabusée et où j'ai l'impression qu'il n'y a pas de progrès, penser aux progrès déjà réalisés par mes prédécesseurs me donne le courage de penser qu'un jour, dans cent ans, notre travail aura de l'importance. C'est donc utile. 

À quoi ressemble cette reconnaissance ? S'agit-il d’un travail interne sur soi ou également d'une reconnaissance externe qui va aux personnes qui ont tracé la voie ? 

Oui, cela va dans les deux sens. Elle est interne, je garde constamment à l’esprit le travail réalisé auparavant et je m'en imprègne. C'est aussi reconnaître les voix qui ne sont peut-être pas légitimées en tant que sources de connaissances. C'est observer les femmes dans les villages qui font ce travail et reconnaître que même si elles ne se disent pas féministes, même si elles ne qualifient pas leur travail de travail féministe, je suis capable de voir qu'il s'agit bien de cela. C'est la reconnaissance interne. 

La reconnaissance externe se traduit par quelque chose d'aussi simple que de rendre hommage à leur travail et de l'incorporer dans notre propre travail pour montrer aux gens que ce que je ressens et ce que je pense n'est pas nouveau. Je l'exprime peut-être différemment, mais ce n'est pas nouveau. D’autres ont ressenti et réfléchi à ces questions et ont réalisé des travaux que vous n'avez peut-être pas vus pour des raisons évidentes, notamment un manque de documentation, et c'est pourquoi je dis que des plateformes comme celle-ci sont très importantes. Personne ne pourra dire dans 50 ans qu'il n'y avait pas une seule femme qui documentait le travail en Gambie, alors qu'on peut le trouver sur Google et voir que Jama Jack faisait ce travail. C'est pourquoi nous sommes reconnaissant.e.s de bénéficier d’espace tel que celui-ci. La reconnaissance externe s’ajoute aussi à nos réseaux de pairs, qui se reconnaissent les uns les autres dans nos espaces. 

Tu dis que ton expérience a été un mélange d'émotions. Peux-tu m'en dire plus à ce sujet? 

Nous sommes humains. Nous sommes fatigué.e.s, mais cela fait partie de l'expérience humaine, en particulier lorsque l’on interagit beaucoup et que l’on est exposé au travail, car tout le monde ne se lance pas dans le travail avec de bonnes intentions. Nous devons reconnaître que chaque mouvement a ses propres victoires et ses propres défis. Je pense qu'il y a parfois une désillusion et une question qui se pose : « Est-ce que cela en vaut la peine ? Pourquoi ne puis-je pas simplement regarder ces choses et les ignorer comme tout le monde ? Malheureusement, je ne suis pas fait.e pour cela. Je ne peux pas voir la pauvreté et l'ignorer, surtout quand je sais qu'il y a assez de ressources pour nous tous. Il y a donc cette contestation, cette désillusion, cette colère parfois, cette perte d'espoir. Mais la beauté de la chose, c'est que grâce à la communauté que j'ai construite, nous partageons des idées et nous réfléchissons de manière authentique et ouverte les uns avec les autres. 

Selon toi, quel a été le principal enseignement de ces réflexions à titre individuel, mais aussi en tant que membre de la communauté qui t’entoure ? 

Une très bonne amie, Iris, m'a beaucoup aidée. Elle m'a appris à considérer le repos comme un acte de résistance féministe délibéré. Le capitalisme exige que vous soyez épuisée et que vous n'ayez plus la force de lutter contre quoi que ce soit. Vous êtes alors épuisée, vous ne pouvez plus rien donner et le mouvement s'éteint. C'est comme ça que le patriarcat progresse et prend de l'ampleur. Il est donc important de considérer le repos comme une forme de résistance. Prenez le temps de revenir à la source, à votre pourquoi, à la façon dont nous pouvons collectivement nous organiser de différentes manières, mais aussi de vous reposer et de ne penser à rien. 

Je me suis rendue compte que j'aimais les plans d'eau. Ils m'intimident, mais il y a aussi quelque chose qui me guérit. Alors parfois, mon repos consiste à aller à la plage, à prendre des vacances dans un pays où il y a une plage et à m'y reposer. Je suis minuscule, insignifiante face à tout cela. Mais je suis aussi important parce que je peux faire une petite différence. 

Et enfin, je pense que c'est simplement le fait de savoir que nous aurions essayé. L’activisme apporte donc tout cela. La colère, la désillusion, la confiance renouvelée, l'apprentissage, le courage, mais aussi la perte. C'est le chagrin parce que nous perdons certaines choses au cours de notre voyage, mais c'est aussi le chagrin collectif. 

Qu’as-tu déjà peut-être perdues et dont tu fais peut-être encore le deuil ou dont tu as fait le deuil lors de ton voyage ? 

Je pense qu'il s'agissait de certaines parties de moi-même. Si je rencontre de nouvelles parties de moi-même, cela signifie que les anciennes parties disparaissent ou sont reconstruites. Certaines parties devaient disparaître. J'ai perdu des amitiés où les gens se sentaient peut-être à l'aise pour plaisanter sur des sujets comme le viol. Je ne plaisante pas avec ça. Il y a donc eu une période douloureuse parce que j'avais l'impression de devoir constamment être une rabat-joie. C'était douloureux à l'époque, mais ça ne l'est plus aujourd'hui. Il fut un temps où je me cachais, où je diminuais. Et je pense que j'ai fait mon deuil de cette partie, parce que je me suis trompée moi-même. J'aurais pu saisir certaines occasions, mais je ne l'ai pas fait parce que j'étais timide. Et j'en suis désolée pour cette version de Lorato. 

Mais il y a aussi le chagrin collectif, car vous voyez que les femmes sont confrontées à la même situation. Vous lisez des articles sur les agressions sexuelles, sur les viols, sur leurs ambitions politiques, sur ceci, sur cela. Et vous voyez que c'est un peu la même chose, dans le chagrin collectif. Mais la joie collective aussi. Oui, la joie collective... 

Parlons-en ! Comment fais-tu de la place pour la joie, pour toi-même, mais aussi dans les espaces féministes dans lesquels tu te trouves et qui peuvent parfois devenir très sérieux, très techniques, mais aussi très enracinés dans la colère ? 

Tu sais, quand nous disons qu'il y a tant de pouvoir dans le fait de nommer les choses, je pense que cela nous libère et nous soulage, et il y a de la joie dans cela, parce que la tension liée au fait que nous ressentions ces émotions sans pouvoir les exprimer disparaît. Lorsque vous les exprimez par des mots, vous respirez, et c'est une source de joie. Il y a tant de joie à pouvoir s'exprimer. 

C'est aussi la capacité de supporter le mauvais et le bon en même temps, et de dire : à quoi ressemblent la justice, la liberté, la démocratie et la joie pour moi ? C'est être capable de rêver à des avenirs féministes et savoir que cette imagination est source de joie. C'est savoir que je peux partager cette imagination avec mes ami.e.s, et qu'il.elle.s peuvent partager leur imagination avec moi, et que c'est rempli de joie. Je pense donc que le simple fait de pouvoir partager aide beaucoup, mais aussi le simple fait de pouvoir lire les histoires de réussite. 

Je me souviens, au Botswana, de l'une des jeunes féministes que j'admire, Bogolo Kenewendo. Elle a été ministre du commerce et de l'investissement au Botswana. Elle a toujours beaucoup œuvré en faveur de la justice sociale et a été une source d'inspiration pour beaucoup d'entre nous. Elle était audacieuse, courageuse et sûre d'elle. Aussi, sa nomination en tant que ministre, n'a surpris personne. Elle a toujours fait ce qui devait être fait. Et en tant que ministre, elle remplissait sa mission, en articulant les questions de justice sociale, et il y avait tellement de joie dans cela ; dans le fait de voir une jeune femme à l’œuvre et les résultats de son travail. Ainsi, lorsque nous documentons et recueillons des voix, je pense qu'il y a beaucoup de joie à découvrir qu' un fil qui nous lie. Et nous disposons actuellement, et nous aurons les outils pour défier quelque peu le patriarcat. 

Dans la quatrième partie, Lorato partage ses observations sur les tensions qui entravent parfois le progrès, ainsi que des solutions possibles pour combler le fossé. A lire ici. 

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