« Je ne voulais pas être une bonne femme aux yeux de la société » - Mafoya Glélé Kakaï (Bénin) 2/3
/Notre conversation avec Mafoya Glélé Kakaï juriste, peintresse et poétesse féministe béninoise se poursuit. Dans la première partie, nous avons parlé des moments qui ont marqué son enfance, notamment son lien fort avec ses grands-parents, son amour pour la lecture et l'écriture, ainsi que ces questionnements liés aux inégalités de genre qu'elle a observées.
Dans cette deuxième partie, elle partage ses réflexions concernant son rapport avec sa mère et les stéréotypes de genre, en particulier les attentes sociales liées au rôle des femmes et le début de son parcours d’artiviste.
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Comment réagissaient-ils tes parents face à tes questionnements ?
J’ai eu la chance d’avoir des parents assez ouverts d’esprit, qui n’éteignaient pas mes élans. Mon père surtout puisque c’est de sa famille qu’il s’agit concernant mes questionnements quand on allait à Abomey. Il répondait à mes questions comme il pouvait y répondre. Et quand je lui disais que moi, je n’étais pas d’accord avec la façon dont ça se passait et qu’il y avait des choses qui m’écœuraient, il me laissait m’exprimer sans pour autant me restreindre. Mais parfois, mes réactions choquaient un peu mon père. Quand j’ai découvert le mot féministe et que j’ai commencé à m’exprimer sur le féminisme et tout, j’ai acheté un tee-shirt un jour qui avait écrit féministe dessus. La première fois que je l’ai porté, que mon père l’a vu, il a souri, il m’a dit, tu n’as pas besoin de l’écrire, on le sait déjà.
Dans tes questionnements et prises de conscience, est-ce que ta relation avec ta mère a joué un rôle ? On en a parlé très peu jusque-là.
Oui, la relation avec ma mère a joué un rôle, mais pas dans le sens de l’encouragement. Ma mère, c’est une femme exceptionnelle. Dans son travail, elle excelle. Elle est un vrai modèle professionnel pour moi. Elle est très organisée. Elle est professeure de français de formation. Ensuite, elle s’est formée, elle est devenue inspectrice. Et pour ça, elle a dû reprendre les études alors qu’elle travaillait déjà. Mais il y a des choses sur lesquelles ça a été un peu difficile. Quand j’observais ma mère, la façon dont elle se gênait, surtout quand il y avait des fêtes, c’était de la douleur que je ressentais. Ce qui faisait que je voulais m’éloigner du modèle qu’elle était. Je trouvais qu’elle se démenait trop, qu’elle en faisait trop, qu’elle allait au-delà de sa santé pour la cuisine.
Ma mère pouvait passer toute une journée ou deux jours à préparer la fête et au moment où tout est prêt, où la fête doit avoir lieu, je la regarde et elle est toute fatiguée, toute épuisée. Elle n’arrive pas à profiter du travail qu’elle a effectué, elle n’arrive pas à manger. Elle est encore aux aguets à surveiller que tout le monde soit en train de profiter, que tout le monde soit bien au lieu de se détendre et de profiter de la fête elle aussi. Et à la fin de la fête sur le moment, il y a le rangement qui suit en même temps. C’est du travail sur du travail. Ça, c’était, je pense, la première chose que j’ai remarquée et qui m’a fait me dire que je n’avais pas envie d’être une femme de cette façon. Parce que si être une femme signifie travailler avec tant de labeur, sans gratification, à part les « Waouh, c’est délicieux ! Vraiment, Madame GLELE, je ne sais pas comment tu arrives à faire tout ça. Tu es une femme exceptionnelle », je n’ai pas envie de l’être. Il y a un truc que la famille de mon père avait l’habitude de lui dire : « A non sin asou ». Et ça, c’est quelque chose que je n’aimais pas parce que, si on traduit en français, ça donne un peu « tu célèbres ton mari, tu es vraiment bien soumise à ton mari ». Je n’aimais pas. C’est très paradoxal quand même.
Pourquoi dis-tu cela ?
Parce que dans son travail, ma mère ne s’est jamais laissée marcher sur les pieds. Elle a toujours été brillante. Et elle m’a donné l’amour de la littérature et nous avons souvent eu des discussions par rapport à des personnages de livres. Elle me donnait des livres à lire, et ensuite, puisque j’ai fait une série littéraire et qu’elle était prof de français, nous discutions, nous travaillions sur ce que j’avais lu. Quand je lisais des livres comme “Une si longue lettre”de Mariama Bâ, ou “Sous l’orage” de Seydou Badian, nous discutions des personnages féminins. Je lui disais ce que je pensais de la façon dont tel personnage féminin avait été conçu. Je lui disais que je n’étais pas toujours d’accord avec telle issue qu’on avait donnée à tel personnage ou telle chose. Et elle me disait ce qu’elle en pensait. Nos discussions étaient vraiment très intellectuelles.
J'ai souvent remarqué ce paradoxe aussi. Entre ce que certaines femmes sont en tant qu'elles-mêmes et ce qu'elles sont lorsqu'elles essaient de se conformer aux attentes de la société patriarcale, ce n’est pas la même chose.
Quand je voyais ma mère se démener, malgré sa santé fragile et tout faire pour plaire, enfin, pour remplir le rôle social qu’on lui avait dit qu’elle devait remplir, je me disais, ah non, moi, je ne veux pas avoir cette vie-là. Et ça a été un gros, comment dit-on, un sujet de dispute entre elle et moi parce que moi je lui disais que je ne voulais pas. Dans la peur de la façon dont j’allais être perçue dans la société, elle me disait qu’il fallait que je le fasse, pour être une bonne femme aux yeux de la société. Moi, je lui faisais comprendre que je ne voulais pas être une bonne femme aux yeux de la société, que je voulais être une personne entière. Une personne humaine entière et pas juste une femme de la façon dont la société voit les femmes. Et j’ai un peu lutté avec elle contre ces choses-là.
Comment as-tu lutté contre cela ?
J’ai pris un malin plaisir à apprendre à cuisiner les choses que j’aimais manger. Malheureusement, ça lui a causé beaucoup de soucis et de douleurs. Justement pour ça, parce que je lui disais que ça ne servait à rien que j’apprenne à cuisiner telle chose si je n’aime pas manger ça. Et elle me disait, « mais si ton mari aime ». Et je lui répondais qu’il le cuisine lui-même. J’ai vu mon père cuisiner plusieurs fois et ma mère, comme je l’ai dit, elle a des soucis de santé. Quand j’étais enfant et qu’à cause de ses soucis de santé, elle devait être à l’hôpital, mon père cuisinait pour nous. Du coup, pour moi, c’est normal que si tu aimes manger quelque chose, tu saches le cuisiner. Quand on cuisinait quelque chose, quand ma mère faisait une cuisine qui ne lui plaisait pas, il ne disait pas à ma mère, « va me faire telle chose, ça j’ai envie de manger.» Il allait à la cuisine et il se faisait ce qu’il avait envie de manger. Et ce sont ces petits exemples-là qui m’ont montré qu’il y avait d’autres modèles de couple qui pouvaient être possibles.
Autre chose, quand mon frère s’amusait et qu’elle me disait de venir forcément à la cuisine pour apprendre et que ça m’énervait, je lui disais, on est deux, pourquoi il n’y a que moi qui dois venir ? Et elle me répondait, « ben lui, il aura une femme et toi, tu auras un mari ». Ça m’énervait parce que je comprenais d’où elle venait. Elle ne voulait pas que je sois mal vue dans la société. Elle me parlait souvent de ce fameux test de la belle-mère, le test sur la cuisine, et elle me racontait avec fierté comment elle a passé son test à elle, qui lui a été fait par l’une des tantes de mon père. Et elle me racontait comment elle a passé son test avec brio et elle espérait que je passe le mien avec autant de succès. Et moi, je ne voulais pas apprendre à cuisiner juste pour passer un test de cuisine.
J’en entends parler, mais vraiment très vaguement. C’est quoi le test de cuisine ?
En fait, le test de cuisine, c’est souvent chez la belle-mère ou chez l’une des tantes du futur époux lors d’une visite, demande à la future belle-fille de cuisiner certaines choses. Et c’est un test dans le sens où ce n’est pas automatiquement au moment où tu vas rencontrer ta belle-famille qu’on va te demander de cuisiner. Ça vient à l’improviste. Tu vas arriver un jour, on va te dire, ah tiens, il y a telle chose dans la cuisine. Est-ce que tu peux faire la cuisine pour qu’on mange ? Est-ce que tu peux me dépanner aujourd'hui ? Mais c’est simplement un test et à la fin, quand tu finis de cuisiner, on va dire, ah tiens, tu as bien cuisiné, tu as bien tout rangé, tu es prête pour être l’épouse de notre fils. C’est quelque chose comme ça. Pourtant, il n’y a pas de test. Dans le sens inverse, tu vas entendre rarement que la famille de la fille a testé le futur beau-fils d’une façon ou d’une autre. C’est toujours un test pour la belle-fille.
C’est l’une des pratiques qui réduisent les femmes à la cuisine, aux tâches ménagères et perpétuent des stéréotypes sexistes.
C’est incroyable et c’est aberrant pour moi. Cela dit, je suis heureuse de dire qu’aujourd’hui, ma mère est plus libre de ce regard-là. Et je suis heureuse d’avoir contribué à cela. On s’influence toutes les deux. Et avec le temps, mes prises de positions, mon féminisme, lui ont ouvert les yeux sur certaines choses. Quand, par exemple, au 8 mars dernier, elle m’a demandé de l’aider à écrire un texte qui parle de l’essence même du 8 mars, qu’elle a refusé d’acheter le pagne, qu’elle a fait de la vulgarisation féministe. J’étais fière d’elle. Je me suis dit, wow, ça, c'est ma mère. Quand elle va dans les assemblées pour discuter avec les élèves de sexualité et qu’elle parle de consentement, qu’elle parle de droit sexuel et reproductif, je suis contente parce que je me dis, en vrai, on discute beaucoup, mais elle écoute quand je lui parle aussi. Maintenant, quand elle voit la société, elle se rend compte que la société est en train d’évoluer et que, effectivement, je n’ai pas forcément besoin d’apprendre à cuisiner tel ou tel plat puisqu’il y a plein de services de traiteurs. Et je lui dis, au-delà des services traiteurs, si tu aimes manger quelque chose en tant qu’être humain, il faut que tu saches cuisiner ce que tu aimes manger.
Bravo à toi ! Au début, tu t’es présentée comme peintresse, historienne, poétesse. Peux-tu m'en parler ?
Après mon bac, j’ai étudié d’abord la diplomatie et les relations internationales à l’université. Ce n’était pas un choix personnel. Je ne savais pas trop quoi faire quand j’ai eu le bac parce que ce qui me passionnait, moi, c’était l’art et la poésie, l’écriture, mais il n’y avait pas vraiment de formation artistique. Aujourd’hui, je sais qu’il y a une école sur le campus, mais avant, il n’y en avait pas. Il y avait aussi les préjugés sur le travail artistique chez nous parce qu’il y a tellement peu de sécurité dans ce métier que les parents n’encouragent pas forcément les enfants à poursuivre cette carrière-là.
On m’a parlé de la diplomatie, du fait que tu peux voyager quand tu es diplomate et tout ça. J’ai aussi vu cette formation comme une opportunité parce qu’avec les voyages, je peux parler d’art. Je me suis dit pourquoi pas. Et comme j’étais aussi passionnée par l’histoire, c’est quand même une filière où on parle beaucoup d’histoire, de géopolitique. Je ne vais pas dire que j’ai détesté ma formation. J’ai pris beaucoup de plaisir à étudier la diplomatie et les relations internationales. J’ai appris beaucoup de choses.
Donc, tu t'es d’abord orientée vers la diplomatie et les relations internationales, mais tu avais toujours une passion pour l'art, la poésie et l'écriture. Comment as-tu vécu la transition entre tes études académiques et ta décision de revenir à tes passions artistiques ?
Deux ans après les études en diplomatie, je me suis inscrite à la fac de droit pour avoir la licence en droit. Je n’ai pas fini cela quand j’ai entendu parler de la chaire UNESCO et du master en droit de la personne humaine et de la démocratie. Et comme j’avais déjà commencé un peu à me documenter sur le féminisme, je me suis dit, tiens, en faisant un master sur la défense des droits de la personne humaine, je peux aussi déboucher sur quelque chose qui va me permettre de contribuer à la défense des droits des femmes. J’ai fait mon master.
Entre-temps, j’ai discuté avec mon père et il m’avait dit, t’as une licence maintenant. Je pense que c’est le moment que tu reviennes à tes passions, le dessin, l’art. C’est le moment que tu t’y consacres, parce que t’as déjà un diplôme, si tu dois trouver un travail avec un diplôme, c’est déjà fait. Il faut dire que j’avais commencé un peu à douter de ma capacité à être une artiste, même si je pense que, qu’on en vive ou pas, quand on est un artiste, on l’est. C’est après mon master que je me suis dit, bon, je ne peux pas continuer comme ça. C’est quelque chose que j’aime. C’est quelque chose qui est... Je ne peux pas expliquer mon lien avec l’art. Il faut que j’essaie. J’ai acheté du matériel et j’ai recommencé à dessiner.
Comment est née ta passion pour l’art ?
C’est quelque chose qui m’est venu naturellement parce qu’autour de moi, je ne connais personne qui dessine ou qui peint. Ça m’est venu naturellement. Je sais que le dessin faisait partie des cours que je préférais aux cours primaires. J’ai toujours été attirée par le fait de créer quelque chose qui n’est pas, quelque chose qui vient de moi. Quand j’étais enfant, j’avais l’habitude d’écraser de la craie. Comme ma mère était professeure de français et mon père aussi était professeur de français. Je prenais les bâtons de craie de couleur qu’ils amenaient à la maison et puis je les écrasais, je mélangeais avec de l’eau. Et sur des papiers A4, je faisais des petits dessins et tout ça. Pour la fête des Mères, par exemple, j’offrais des dessins à ma mère ou des petites peintures qui étaient toujours abstraites à l’époque. Ou soit je m’intéressais déjà au collage à l’époque. Le collage, c'est une technique que j’utilise beaucoup dans ma pratique artistique aujourd’hui. Je prenais des coquillages, je faisais des fleurs à base de coquillages que je collais sur du papier ou des vieux calendriers pour que ça tienne plus et je lui offrais ça pour la fête des Mères. Ça m’est venu, je vais dire naturellement.
Dans la troisième et dernière partie de la conversation avec Mafoya, nous parlons de l'artivisme, de son parcours personnel et artistique qui combine son art et ses convictions féministes. Cliquez ici pour lire la partie 3.